Le Dôme de Fer est global – tout comme la résistance

Dans un puissant discours prononcé à « Still We Rise », Naomi Klein affirme que la défense des crimes d’Israël est une vision suprémaciste qui unit les classes politiques mondiales.

Par Naomi Klein, le 2 mars 2024

Le président américain Joe Biden lors de sa visite en 2022 au ministère israélien de la Défense, responsable du Dôme de Fer.
CRÉDIT : BUREAU DU PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS

Lorsque mon cher ami Asad Rehman m’a demandé d’aider à clôturer cette réunion, ses instructions spécifiques étaient de parler de la situation politique actuelle et de le faire d’une manière « remplie d’espoir ». C’est une tâche un peu ardue et je ne suis pas entièrement certaine de pouvoir l’accomplir. Voyons ce que nous pouvons faire à la place…. 

La dernière fois que j’étais à Londres, c’était fin septembre. Il y a seulement cinq mois. Mais de ces cinq mois là, on dirait cent ans.

Cent ans de parents palestiniens pleurant leurs enfants assassinés et mutilés. Cent ans d’écoles bombardées, d’hôpitaux attaqués et de mosquées profanées. Cent ans pendant lesquels des soldats israéliens publiaient des TikToks sur leurs crimes de guerre. Cent ans d’adolescent-e-s formé-e-s au fascisme bloquant des camions remplis de nourriture. Cent ans d’appels sans vergogne à l’anéantissement de plus de deux millions de personnes captivées, occupées et ghettoïsées. Cent ans de plans vertigineux visant à transformer Gaza en un parking. Une ville balnéaire israélienne. Un musée. Un abattoir. Une zone tampon. Cent ans d’objecteurs de conscience bâillonnés voire licenciés et cent ans d’experts volontairement biaisés. Cent ans d’universités qui ne peuvent dire « Palestine » et cent ans d’ONG qui refusent de dire « génocide ». Cent ans de résolutions sans effet ou qui ont fait l’objet d’un veto exigeant un cessez-le-feu.

Si il n’y a pas d’espoir,  l’engagement s’impose

Tout cela rend difficile de formuler un discours plein d’espoir. Ce que je peux cependant revendiquer, ce que je ressens plus profondément que jamais, c’est la détermination. L’engagement. L’engagement pour les mouvements que représente ce rassemblement. Des mouvements pour une véritable égalité et une vraie justice – justice sociale, raciale, de genre, économique et écologique. Des mouvements qui existent dans tous les pays. Des mouvements qui se sont développés à une vitesse fulgurante au cours de ces terribles mois. Grandis non seulement par l’ampleur des manifestations et des blocus, mais aussi par la profondeur de leurs analyses. Grandis dans leur volonté d’établir des liens entre les mouvements et entre les questions qu’ils traitent, comme dans leur volonté de nommer les systèmes qui les sous-tendent.

Si ces mois nous ont appris quelque chose, c’est que ces mouvements — c’est tout ce qu’on a. Dans votre pays comme dans le mien, il n’existe pas de leadership moral hormis celui issu de la base. Tout ce que nous avons, c’est notre solidarité. 

Nous devrions y réfléchir, car cela fait partie de l’horreur et du vertige du moment historique que nous vivons. La campagne d’anéantissement de Gaza par Israël n’est pas le premier génocide de l’histoire moderne. Ce n’est pas la première fois que des forces ouvertement fascistes font fusionner une idéologie violente et suprémaciste avec une détermination apparemment sans bornes à éliminer un peuple perçu comme une menace démographique.

L’étonnante unité des élites politiques mondiales

Ce qui est unique, au moins depuis l’ère du colonialisme assumé avec ses propres génocides, c’est l’unité que ce carnage a inspirée parmi les élites politiques du Nord et, dans une certaine mesure, au-delà. Après tout, lorsque le fascisme est apparu en Europe dans les années 1930, il avait de puissants partisans dans nos classes politiques, mais aussi de puissants opposants. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Partout à travers tout l’éventail politique, depuis l’extrême droite enragée jusqu’au centre-gauche hypocrite, nous avons vu des acteurs puissants mettre de côté leurs différences partisanes pour s’unir afin de soutenir activement ces crimes contre l’humanité. Loin de fracturer notre classe politique, cette itération du fascisme l’a unie : Donald Trump est d’accord avec Joe BidenRishi Sunak avec Keir StarmerEmmanuel Macron avec Marine Le PenJustin Trudeau avec Giorgia MeloniViktor Orbán avec Narendra Modi.

« Si les murs, les clôtures, les drones et le dôme lourdement armés d’Israël ne pouvaient tenir, qu’en est-il des illusions de sécurité et de contrôle de nos propres pays ? »  

Nous devons donc nous demander : sur quoi exactement sont-ils tous d’accord ? Qu’est-ce qui les unit? Que défendent-ils tous lorsqu’ils parlent du « droit d’Israël à se défendre » ?

C’est trop simple, j’en ai bien peur, de dire qu’ils sont unis pour défendre un seul État. Ils le sont bien sûr, mais ils sont également unis pour défendre un système de croyance partagé. Face à la réalité de l’apartheid économique mondial et à l’accélération de la dégradation du climat, ils sont unis dans une vision suprémaciste commune qui vise à assurer la sûreté et la sécurité de quelques-uns. Cette vision sous-tend leur refus inébranlable de s’attaquer de quelque manière que ce soit aux moteurs sous-jacents de ces crises : le capitalisme, la croissance illimitée, le colonialisme, le militarisme, la suprématie blanche, le patriarcat. Comme le dit Sherene Seikaly, nous sommes « à l’ère de la catastrophe » et « la Palestine est un paradigme ». 

Le Dôme de Fer d’Israël – un modèle de sécurité globale

Ici Israël joue un rôle de pionnier. Depuis des décennies maintenant, après avoir renoncé à toute velléité de processus de paix, Israël cherche à assurer sa propre sécurité et à satisfaire sa soif de terres à travers un système élaboré de clôtures et de murs « high-tech » et à l’aide de son bouclier baptisé Dôme de Fer. Les architectes de ce dernier sont fiers de sa capacité à intercepter roquettes et missiles et à repousser toute menace. Ce système de surveillance et de clôture « high-tech » est une réalité matérielle dans une géographie particulière – cela représente un mode de vie pour les Israéliens et fut un mode de mort lente pour les Palestiniens bien avant le 7 octobre.

Mais au-delà de cela, le Dôme de Fer est un modèle – une version archi-concentrée et claustrophobe du modèle de sécurité auquel souscrivent tous les gouvernements du Nord, les mêmes gouvernements qui se sont alignés derrière la campagne génocidaire d’Israël. Il s’agit d’un modèle grâce auquel les frontières des États riches – devenus riches grâce à leurs propres génocides coloniaux – sont protégées par leurs propres versions du Dôme de Fer.

Parce qu’en réalité, le Dôme de Fer est un phénomène global. Il s’étend le long de nos propres frontières fortifiées par des clôtures et des murs qui tuent, et jouxte leurs centres de détention meurtriers. Il tend ses tentacules vers l’extérieur jusqu’au goulag transnational fait de camps « offshore » de détention de migrants, de barges porteuses d’épidémie, de bouées sciées dans le Rio Grande, et de gardes-côtes qui regardent sans intervenir les naufrages de bateaux en mer Méditerranée.

Et le Dôme de Fer pénètre aussi à l’intérieur de nos pays et villes, de manière outrageusement inégale et en imposant des prix inabordables. Ce sont les budgets policiers en hausse qui permettent aux forces militarisées de « nettoyer » les jardins publics des abris de fortune des sans domicile fixe et de réprimer les blocus autochtones contre les projets, imposés sans consentement, de combustibles fossiles. Et ces mêmes forces sont prêtes à réprimer la prochaine vague de luttes pour la justice raciale, qu’elles savent inévitables. Le Dôme de Fer Global, c’est aussi les réseaux de surveillance qui traquent les lanceurs d’alerte et font la guerre aux journalistes — dont Julian Assange n’est que le symbole le plus visible — qui osent dire la vérité sur nos guerres et notre espionnage.

« La force fait le droit« 

Comme pour Israël, ce Dôme de Fer Global témoigne de la croyance de ces États qu’ils ont la prérogative de répondre aux demandes du peuple de bénéficier de droits fondamentaux et vitaux, par une brutale violence étatique. Ça consiste également en un engagement de faire disparaître toute personne qui échapperait aux cercles de protection hautement policés et ségrégés de l’État ; en l’enfermant, en la repoussant plus loin, en la laissant se noyer. Il s’agit également de s’accorder la prérogative de répondre à la résistance des personnes opprimées par un usage létal de la force. Le Dôme de Fer d’Israël est un exemple extrême car son ethnonationalisme et son idéologie suprémaciste sont particulièrement explicites. Pourtant, nous devons nous rappeler qu’Israël a pris comme modelé des lois, des logiques et des pratiques coloniales racistes empruntées à des époques coloniales antérieures forgées dans et par nos propres nations, et qu’Israël est lui-même un modèle : dès le départ, le Dôme de Fer a été construit pour l’exportation.

« Tout cela rend difficile de prononcer un discours plein d’espoir. Ce que je peux, cependant revendiquer, ce que je ressens plus profondément que jamais, c’est la détermination. »

Nous devons garder cela à l’esprit car le 7 octobre, ce modèle et le dôme qui l’incarne se sont effondrés sous les yeux du monde. L’attaque du Hamas – brutale et horrible – a totalement brisé l’illusion de sûreté et de sécurité pour le petit nombre que ce modèle représente. Et cela n’a pas seulement terrifié les Israéliens et le gouvernement Netanyahu – cela a également ébranlé jusqu’au plus profond nos propres gouvernements.

Parce qu’en effet, si les murs, les clôtures, les drones et le dôme lourdement armés d’Israël ne pouvaient tenir, qu’en est-il des illusions de sécurité et de contrôle dans nos propres pays ? Plus précisément, si le Dôme de Fer d’Israël pouvait échouer, qu’en sera-t-il de tous les autres Dômes de Fer ? Face aux effets inévitables des déplacements massifs de populations, provoqués par des guerres sans fin, des incendies criminels climatiques et des politiques économiques cruelles qui accroissent la pauvreté, failliront-ils aussi ?Je crois que c’est cette peur qui fait que nos gouvernements se soient unis d’une manière sans précédent pour affirmer leur croyance fondamentale : que « la force fait le droit », la raison du plus fort sera toujours la meilleure. Que celui qui possède l’armement le plus avancé et les murs les plus hauts réussira à contenir et à contrôler les milliards de personnes dépossédées et désespérées. Ce système de croyance, plus que toute autre chose, contribue à expliquer pourquoi les gouvernements du monde riche se sont joints à la frénésie de vengeance d’Israël avec un enthousiasme aussi inébranlable, et pourquoi tant de personnes ont refusé, des mois après ce massacre, d’exiger ne serait-ce que le strict minimum : un cessez-le-feu permanent.

Sécurité pour les bulles dorées

Ils ont compris que l’interminable campagne menée par Israël est aussi une forme de communication de masse – qu’elle est un message. Et le message est envoyé non seulement par le gouvernement israélien, mais par tous les gouvernements qui ont béni cette attaque – avec des paroles, avec des votes et des vétos aux Nations Unies, avec des séances photos, avec des armes, avec de l’argent et avec des attaques locales contre toute expression de solidarité avec la Palestine. Le message diffusé est simple : que les bulles dorées de sécurité et de luxe qui se trouvent ici et là à travers notre monde, un monde cruellement divisé et en plein réchauffement climatique, seront protégées à tout prix. Violence génocidaire incluse.

Dans les nombreuses régions pillées de notre planète, ce message obscène a été bien compris. Gustavo Petro, le courageux président colombien, en a immédiatement déchiffré le sens. En octobre, quelques jours seulement après le début de l’attaque israélienne, il déclarait  :

« Une consommation barbare, fondée sur la mort d’autrui, nous conduit à une montée sans précédent du fascisme, et donc à la mort de la démocratie et de la liberté. C’est de la barbarie —  ou alors le retour global de 1933. »

Dans l’attaque d’Israël et dans le soutien apporté par les gouvernements du Nord et les forces de droite du Sud, il a également vu un avant-goût de notre commun avenir, écrivant : « Ce que nous voyons en Palestine sera aussi la souffrance de tous les peuples du sud. L’Occident continuera à défendre sa consommation excessive et son niveau de vie basé sur la destruction de l’atmosphère et du climat… sachant parfaitement pourtant que cela provoquera l’exode du sud vers le nord ».

Ce système, rappelle Petro, « est prêt à répondre par la mort pour défendre la bulle de consommation des riches de la planète, tournant ainsi son dos à l’ensemble de l’humanité, dont la majorité, comme les enfants de Gaza, est jetable.»

Il faudrait lire l’intégralité de la déclaration —  qui me semble historique —  de Petro, mais je vais aller directement à la fin : « Nous fonçons tout droit vers la barbarie si nous ne changeons pas la nature du pouvoir. La survie de l’humanité, et en particulier celle des peuples du Sud, dépend de la voie choisie par les humains pour surmonter la crise climatique…. Gaza n’est que le premier essai dans une expérimentation visant à démontrer que finalement nous sommes tous jetables. »

Tout ce que nous avons, c’est notre solidarité des un-e-s avec les autres

Que reste-t-il à dire? Peut-être seulement ceci : nous sommes accueillis ici aujourd’hui par War on Want . Et en effet, la guerre contre la pauvreté est la seule qui vaille la peine d’être menée – et nous devons la mener. Soit nous transformons cette machine mortifère par une redistribution juste et équitable des richesses à l’intérieur des limites de la Terre – ce que beaucoup au cours de notre réunion d’aujourd’hui ont appelé « un New Deal vert mondial » – soit nous nous enfonçons dans le cauchemar. 

Tout ce que nous avons, c’est l’un et l’autre. Tout ce que nous avons, ce sont nos mouvements militants et le pouvoir que nous construisons ensemble. Tout ce que nous avons, c’est notre solidarité. Notre volonté. Notre détermination. Et notre engagement moral, notre commun combat pour préserver ce trésor précieux qu’est la vie. Avec cela, nous pouvons construire un monde sans dôme de fer. Avec cela, nous retrouverons un espoir mérité.

Cet article est tiré d’un discours prononcé virtuellement par Naomi Klein au festival Still We Rise le 24 février 2024. 

Naomi Klein est professeure de justice climatique à la Faculté des arts de la University of British Columbia à Vancouver au Canada, et auteur de The Shock Doctrine  (Penguin) et Doppelganger: A Trip into the Mirror World (Penguin).

Source : Red Pepper

Traduction BM pour l’Agence Média Palestine

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