L’éreintement et les syndromes d’épuisement guettent celles et ceux qui se mobilisent contre le génocide que commet Israël à Gaza. C’est le résultat de cette « guerre d’usure » que mène Israël.
Par Mariam Barghouti, le 6 avril 2024
Lorsqu’au début du mois d’octobre, nous, les Palestiniens, avons exposé au monde ce qui était en train de se passer, nos témoignages et nos prévisions étaient perçus comme des exagérations.
Nos avertissements concernant l’enthousiasme débordant et terrifiant d’Israël à faire usage d’une violence excessive n’ont pas été pris au sérieux. Pire, nos avertissements sur le fait qu’Israël s’apprêtait à commettre des massacres de masse contre les Palestiniens étaient qualifiés d' »antisémites ».
Aujourd’hui, les statistiques officielles parlent de 33 000 Palestiniens tués à Gaza et en Cisjordanie par des frappes aériennes israéliennes avec des bombes made-in-USA, du pilonnage d’artillerie et des exécutions sommaires. Ce chiffre ne prend en compte ni les personnes « disparues » restées sous les décombres, ni celles assassinées en pleine rue ou dans leurs maisons par les soldats de l’occupation, ni celles enterrées sous le sable par leurs bulldozers.
Et alors que Gaza est en première ligne face à l’immense violence d’Israël, les Palestiniens de Cisjordanie sont eux arrêtés par milliers, y compris les enfants, la plupart sans le moindre procès. Ils sont maintenus en détention dans des conditions indignes et effroyables, qui ont provoqué la mort d’au moins 13 prisonniers palestiniens ces 6 derniers mois.
Quant aux Palestiniens citoyens d’Israël et aux Palestiniens de Jérusalem, ils vivent un calvaire sous les lois d’apartheid draconiennes d’Israël : contrôlés, détenus, torturés, ou attaqués par des groupes israéliens pour avoir simplement partagé une publication sur les réseaux sociaux ou avoir consulté ce qu’Israël appelle des “médias terroristes”.
Si je devais décrire ces 26 dernières semaines, je dirais que j’ai juste essayé de tenir le coup d’heure en heure. Je me demandais en permanence : mais à quoi est-ce que cela sert donc d’écrire un article de plus sur l’implacable sadisme d’Israël ?
Entre le moment où l’idée de cet article a germé et celui où j’ai trouvé la force de l’écrire, plus de 3 000 enfants, femmes et hommes palestiniens ont été tués. Le complexe médical Al-Shifa a été complètement détruit et les exécutions extrajudiciaires en Cisjordanie n’ont fait que s’intensifier.
Propager un sentiment d’engourdissement, de paralysie parmi les Palestiniens est l’un des objectifs de la stratégie israélienne d’usure. Une guerre d’usure est une guerre qui vise à créer les conditions nécessaires à vider l’adversaire de son énergie, l’épuiser et l’affaiblir. Elle vise à réduire la capacité à riposter.
L’objectif d’Israël est l’épuisement émotionnel, moral et mental de ceux qui résistent à son occupation et à sa colonisation : faire perdre à ces gens leur motivation et leur détermination à s’engager et à se mobiliser face à la répression brutale.
Cette stratégie est également à l’œuvre en « temps de paix ». Dans la droite ligne des colonialistes européens et de leur logique de pacification, Israël a cherché à soumettre la population palestinienne en lui rendant la vie impossible à tous les niveaux. Tout en abreuvant le monde du récit fallacieux basé sur sa « légitime défense », Israël a tenté de créer un Palestinien moribond : pas nécessairement mort, mais toujours au bord du gouffre, constamment contraint de choisir entre la mort et le supplice.
Je ne pense pas pouvoir un jour expliquer pleinement à quoi cela ressemble d’être un Palestinien – avec toutes les nuances de meurtrissures que nous portons. Et ce n’est pas parce que les mots me manquent, mais plutôt parce que j’ai pris conscience que si je parlais des atrocités subies, je ne pourrais pas être certaine que ceux qui m’écoutent supporteraient d’entendre toute la douleur qui caractérise l’expérience palestinienne.
Ces 182 derniers jours, les Palestiniens ont été plongés dans des vagues de deuil profond, de douleur pénétrante et de peur paralysante d’une perte anticipée. Des frissons de terreur restent coincés dans notre colonne vertébrale, incapables de s’échapper, à l’instar de nous-mêmes.
L’un des aspects les plus éprouvants de cette agression est d’avoir à gérer ce deuil. Tant de personnes que nous connaissons ont été tuées, arrêtées ou déplacées. Les Palestiniens ont souffert non seulement d’un déplacement physique, mais aussi d’un déplacement psychologique ; nos ancrages mentaux et émotionnels ont été déplacés. C’est une douleur insoutenable que de ne cesser d’être témoin des différentes façons dont les corps palestiniens peuvent être transformés en corps sans vie.
Il n’est pas possible d’enterrer les corps tués, ni de pleurer collectivement nos pertes, non seulement matérielles mais aussi émotionnelles : les maisons détruites, les souvenirs détruits et l’espoir anéanti que nous avions rassemblé pour vivre.
Le fait d’être exposé continuellement à la psychopathie inflexible d’Israël engendre un sentiment collectif d’épuisement, non seulement au sein de la population qui tente encore de survivre au massacre perpétré par Israël, mais aussi parmi ceux qui se mobilisent pour mettre un terme à un génocide encore en cours au moment où j’écris ces mots.
L’épuisement est réel. Trop de personnes parmi nous sont trop épuisées pour dire quoi que ce soit, pour résister à la désillusion qui voudrait que nos voix ne comptent pas et qu’elles ne puissent rien atteindre. Alors que nous sommes livrés à ces émotions écrasantes et au désespoir, la guerre continue et l’ampleur des atrocités ne cesse de croître.
Et tout cela ne vaut pas que pour nous, les Palestiniens en Palestine. Cela impacte ceux qui dans le monde se soulèvent contre le génocide. Israël répond à la résistance globalisée par toujours plus de massacres, comme le récent assassinat de travailleurs humanitaires internationaux, et par toujours plus de lobbying pour que ceux qui le critiquent soient punis.
Les gouvernements refusant d’agir pour faire stopper le massacre, ceux qui se mobilisent contre le génocide sont victimes de stratégies de neutralisation à petit feu, relégués à l’incapacité d’agir, au désespoir et à la conviction que rien ne peut arrêter Israël.
En mai 2021, alors que les Palestiniens étaient au cœur d’une des plus importantes révoltes des dernières décennies, qu’ils montraient une véritable unité de Gaza à la Cisjordanie et aux territoires de 48, ainsi que dans la diaspora, j’ai écrit un article pour The Guardian intitulé « Pourquoi les Palestiniens protestent-ils ? – Parce que nous voulons vivre. »
Je l’ai écrit sur mon téléphone alors que j’étais prise en étau entre le gaz lacrymogène jeté par les soldats israéliens, que je fuyais, et les passages à tabac brutaux des forces de sécurité de l’Autorité Palestinienne, auxquels j’ai échappé de justesse.
Ces moments ont été des moments brutaux, terrifiants et déterminants. Dans l’article, je m’efforçais de saisir la stratégie du colonialisme : « C’est ce que le colonialisme fait : il étouffe chaque aspect de votre vie et finit par vous enterrer. »
Je n’essayais pas de décrire le profil d’un tueur, mais plutôt de capturer ce moment caractérisé par une attitude de défi et d’unité retrouvée entre les Palestiniens, du fleuve à la mer, et au sein de la diaspora.
« Il s’agit d’un processus stratégique et mûrement réfléchi, il est seulement entravé ou retardé, car les oppresseurs sont presque toujours attaqués et mis au défi par ceux qui sont sous leur joug. », écrivais-je alors.
En effet, au cours des dernières décennies, Israël n’a pas manqué d’être défié par les Palestiniens, qui n’ont eu de cesse de se révolter contre ses politiques de répression : d’une révolte à l’autre, de la non-violence à la diplomatie, puis à la résistance armée. La lutte du peuple palestinien s’est intensifiée au même titre que la conquête israélienne sur les terres, les ressources et les vies palestiniennes.
Pendant ces 6 derniers mois, Israël et ses soutiens ont cherché à effacer l’histoire et le contexte et à présenter le 7 octobre comme une attaque brutale et « injustifiée » contre Israël. La réalité, c’est que le 7 octobre, un peuple asphyxié par des décennies de colonialisme et d’oppression s’est servi de son dernier souffle pour refuser le choix impossible entre la mort et le supplice qui lui était imposé et ainsi interpeller le monde.
Peut-être que c’est précisément cela qui a réellement choqué Israël et ses alliés le 7 octobre. Ce qui a déclenché l’ire d’Israël, c’est que les Palestiniens respiraient encore après des décennies de pacification coloniale.
Comprenez cela : ce qu’il y a entre notre éradication et notre survie, c’est vous, la communauté mondiale. Quand Israël a déchaîné sa force génocidaire contre nous, il a impliqué le reste du monde.
C’est l’engagement international qui rend possible le génocide perpétré par Israël. Israël utilise des armes fournies par des gouvernements étrangers. Ces mêmes gouvernements lui garantissent son impunité, empêchant qu’il rende des comptes pour ses crimes.
Admettez cela : les Palestiniens ne sont pas encore enterrés, et si la destruction est massive, le nombre de survivants est aussi important. Des survivants qui ont des rêves à réaliser, qui doivent témoigner de miracles, et à qui il faut redonner foi en l’humanité.
Au milieu de toute cette destruction, il y a la vie, et les Palestiniens mènent un combat hors norme pour elle.
Mariam Barghouti est une autrice palestinienne américaine basée à Ramallah.
Source : Al Jazeera
Traduction Caroline Riera-Darsalia pour l’Agence Média Palestine