« Aucun endroit ne sera sûr dans toute la Palestine » : les Palestinien·nes face à la perspective d’une guerre régionale

Les Palestinien·nes craignent qu’en cas de guerre régionale, Israël ne tente de profiter de l’occasion pour perpétrer une seconde Nakba

Par Qassam Muaddi, le 13 août 2024

Des Palestinien·nes inspectent les dégâts causés par un raid israélien dans la ville de Jénine, en Cisjordanie occupée, le 6 août 2024. Photo par Mohammed Nasser apaimages

Alors que le reste du monde se prépare à la perspective d’une guerre régionale totale à la suite des attaques imminentes de l’Iran et du Hezbollah contre Israël en représailles à l’assassinat de hauts dirigeants du Hezbollah et du Hamas, les Palestinien·nes vivant sous l’occupation israélienne ont leurs propres craintes quant à ce qu’une conflagration plus large pourrait signifier pour elles et pour eux.

Pour les Palestinien·nes de Gaza, la situation peut difficilement être pire. Ils et elles ont déjà fait l’objet d’un génocide implacable qui marque aujourd’hui la période la plus sanglante de l’histoire palestinienne. Certain·es se sont même demandé si une guerre régionale avec le Hezbollah et l’« Axe de la résistance » ne permettrait pas de réduire la pression sur Gaza, puisque l’armée israélienne serait probablement occupée sur d’autres fronts.

Mais les choses sont différentes pour les Palestinien·nes qui vivent en Cisjordanie, à Jérusalem et dans la partie de la Palestine historique qui constitue aujourd’hui l’État israélien. Ces communautés ont également été confrontées à une répression israélienne d’une ampleur sans précédent depuis le 7 octobre, bien qu’incomparable au génocide de Gaza. Mais une guerre majeure au Moyen-Orient pourrait changer la donne pour elles, et son impact potentiel soulève plus de questions que de réponses.

Alors qu’Israël lançait son assaut sur Gaza à la suite de l’attaque du 7 octobre, les forces israéliennes ont intensifié les mesures répressives à l’encontre des Palestinien·nes de Cisjordanie, lançant une vague d’arrestations massives et des raids de plus en plus violents dans les villes de Cisjordanie. Parallèlement, les colons israéliens ont intensifié leurs attaques contre les communautés rurales palestiniennes, expulsant une vingtaine de communautés bédouines dans la vallée du Jourdain et sur les pentes orientales de la Cisjordanie, sans que les médias s’en émeuvent outre mesure.

« Ils ont des abris. Nous n’avons que le ciel ».

« Si une guerre éclate et inclut la Cisjordanie, nous n’avons nulle part où aller », déclare à Mondoweiss Habes Ka’abneh, père de trois enfants et membre de la communauté déplacée de Wadi Seeq, à l’est de Ramallah.

La communauté de Wadi Seeq, située sur les pentes orientales de la Cisjordanie, comprend 40 familles bédouines qui ont été déplacées du désert du Naqab en 1948, puis des collines du sud d’Hébron en 1967. Les colons israéliens ont attaqué la communauté le 12 octobre de l’année dernière et ont forcé ses habitants à partir sous peine de mort. La plupart d’entre elle et eux vivent depuis dix mois à la périphérie des villes et villages voisins. Habes et sa famille vivent sur des terres privées de la ville chrétienne palestinienne de Taybeh.

« Les Israélien·nes paniquent parce qu’ils doivent stocker de la nourriture dans des abris souterrains, mais nous n’avons même pas d’abris. Nous vivons sous le ciel, donc même si une pierre tombait sur nos tentes, elle nous ferait du mal, sans parler d’une bombe », explique Ka’abneh.

Lui et sa communauté ne peuvent pas stocker de nourriture parce qu’ils subviennent aux besoins de leurs familles au jour le jour. « En tant que Bédouins, nous dépendons de notre bétail, mais nous avons perdu les terres où nous avions l’habitude de laisser paître nos troupeaux, et nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à acheter du fourrage. La plupart de nos bêtes sont mortes ou ont été vendues pour que nous puissions subvenir aux besoins de nos familles. »

Mais la subsistance n’est pas la principale préoccupation de Ka’abneh en cas de guerre. « Notre plus grande crainte est la violence des colons. Après le 7 octobre, ils nous ont déplacés et attaqués. Que feraient-ils si une guerre majeure éclatait ? Qui nous jetterait ne serait-ce qu’un regard ? »

Le niveau de violence sans précédent des colons, en particulier dans la région où vit Ka’abneh, a conduit à un nombre record de pogroms et d’incendies criminels depuis le 7 octobre. Entre-temps, le gouvernement israélien a intensifié ses projets d’annexion de la zone C de la Cisjordanie, où vivent des Bédouins et d’autres communautés rurales palestiniennes. En juin, le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, a annoncé qu’il avait mis en œuvre un plan visant à transférer les pouvoirs administratifs en Cisjordanie de l’armée israélienne au gouvernement, une forme d’annexion administrative de facto. Israël a également abrogé une loi de 2005 qui interdisait aux Israéliens de s’installer dans le nord de la Cisjordanie, tandis que le ministre israélien de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, continue de distribuer des armes à feu aux colons de Cisjordanie.

Dans le nord de la Cisjordanie, l’armée israélienne a multiplié les raids militaires sur les villes et les camps de réfugié·es palestinien·nes, intensifiant la répression contre les groupes de résistance locaux dans la région. Les raids israéliens, qui sont devenus presque quotidiens, comprennent des frappes de drones et la destruction d’infrastructures et de biens publics et privés.

« Nous vivons déjà dans une peur constante », déclare Najat Botmeh, institutrice et assistante sociale dans le camp de réfugié·es de Jénine. « Non pas depuis que nous avons récemment entendu parler d’une possible guerre régionale, mais depuis plus de quatre ans. Notre camp est la cible quotidienne des raids israéliens. »

« Nous sommes témoins de la mort chaque semaine, parfois chaque jour. Nos rues sont détruites au bulldozer, nos maisons sont endommagées ou détruites. L’occupation menace de faire à Jénine ce qu’elle a fait à Gaza, mais nous sommes déjà dans une situation très similaire », déclare Najat Botmeh. « Mon fils me dit qu’il est inquiet, et je lui déclare que nous vivons déjà ce qui l’inquiète ».

Elle explique : « Oui, je m’inquiète d’une guerre régionale majeure, mais c’est une peur que nous avons déjà vécue. Les raids à Jénine ont déjà forcé les familles à fuir hors du camp au début de l’année 2022 », précise Najat Botmeh, en racontant les expériences pénibles qu’elle a vécues au cours des deux dernières années. « J’ai déménagé pendant un certain temps, car toutes les maisons de mon quartier ont été endommagées et touchées, mais les forces israéliennes ont ensuite tiré sur la maison située de l’autre côté de la rue où moi et ma famille avions emménagé, à l’extérieur du camp. C’est ce qui me préoccupe le plus : aucun endroit n’est sûr dans toute la Palestine. »

Israël n’a jamais abandonné son projet de déplacement

Le sentiment d’insécurité s’étend aux Palestinien·nes qui possèdent la citoyenneté israélienne et vivent à l’intérieur des frontières modernes de l’État israélien. « Si une guerre régionale éclate, en particulier si Israël est attaqué, personne dans le monde ne prêtera attention aux un ou deux millions de Palestinien·nes dans la Palestine de 1948 », déclare Razi Nabulse, chercheur à Haïfa à l’Institut d’études palestiniennes. « Pas plus que les deux millions de Palestinien·nes de Gaza. »

« Israël n’a jamais abandonné son projet de déplacer les Palestinien·nes hors de toute la Palestine. La vraie question a toujours été de savoir quand les conditions seraient réunies pour terminer le travail. Ces intentions ne sont plus cachées ni implicites », affirme Nabulse.

En juillet, Bezalel Smotrich a déclaré lors d’une interview à la radio que « les Arabes en Israël représentent un danger existentiel pour l’État », ajoutant qu’« il y a un grand nombre d’Arabes à l’intérieur de notre État, elles et ils possèdent des armes volées dans les bases de l’armée ».

Israël a imposé un régime militaire aux Palestinien·nes de 1948 pendant les 20 années qui ont suivi sa création. Jusqu’au début des années 1990, il leur était strictement interdit de brandir des drapeaux palestiniens ou de s’identifier comme Palestinien·nes.

« Après le 7 octobre, Israël a pratiquement imposé à nouveau un régime militaire aux Palestinien·nes de 48 en criminalisant l’expression politique, comme le fait de hisser le drapeau palestinien, et en procédant à des vagues d’arrestations. Que se passerait-il si une guerre régionale éclatait ? » demande Nabulse.

« Les Palestinien·nes de 48 se sentent impuissant·es face aux atrocités commises à Gaza. Cela a conduit certain·es à penser que s’ils ou elles n’expriment pas leur identité palestinienne, comme avant les accords d’Oslo, ils seront en sécurité », explique-t-il. « Mais c’est une hypothèse dangereuse, car Israël ne veut pas nous ramener à la situation d’avant Oslo. Il nous ramène à 1948. Son problème avec nous n’est pas notre position politique ou notre forme d’expression politique. Ce qui lui pose problème, c’est le fait que nous existions. »

Ce sentiment d’incapacité a également influencé les Palestinien·nes de Cisjordanie, explique Hamza Aqrabawi, artiste populaire et chercheur en folklore sur le folklore palestinien. « Les Palestinien·nes ont une mémoire collective des guerres qui se retrouve dans l’art populaire et les dictons, comme les références au déplacement et à la fuite vers les montagnes et les grottes, comme dans l’histoire de 1967, ou le fait de stocker de la nourriture et de fermer les fenêtres avec du ruban adhésif, comme pendant la guerre du Golfe », explique M. Aqrabawi à Mondoweiss.

« Mais cette fois-ci, il semble que les Palestinien·nes ne reviennent pas à ces traditions », remarque-t-il. « Ils et elles se comportent comme si une guerre régionale ne les affecterait pas. La raison en est que les scènes d’atrocités à Gaza leur ont fait perdre tout espoir dans le monde arabe et le monde en général, au point qu’ils ne pensent pas qu’il y ait lieu de paniquer. »

Aqrabawi invoque une expression populaire dans de telles circonstances. « Celui qui est mouillé ne craint pas de se noyer », dit-il. « La sagesse générale de cette phrase est que la seule chose utile en cas de guerre est la fermeté, la survie et le fait de rester sur la terre ferme. »

C’est avant tout la leçon tirée de la Nakba. Quel que soit l’endroit où les Palestinien·nes résident dans leurs géographies politiques fragmentées, ils et elles ont intériorisé l’importance de la fermeté face à la perspective d’un second événement d’expulsion massive. « Contrairement à la Nakba de 1948, les gens savent aujourd’hui ce que signifie partir », explique Nabulse. « Ils ne seront jamais autorisés à revenir. Quel que soit leur comportement actuel, il est très peu probable que les Palestinien·nes partent si une guerre éclate et qu’Israël ouvre ses frontières. »

« Nous nous adaptons, nous survivons et nous restons ici. Nous n’avons nulle part où aller », ajoute Najat Botmeh. « Si nous sommes en danger partout où nous allons, quel est l’intérêt de partir ?

« Partir où ? » ironise Habes Ka’abneh. « Nous avons déjà été déplacés plusieurs fois à l’intérieur de notre pays ».

« Mais nous préférons mourir plutôt que de quitter le pays », jure-t-il.

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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