L’agence Média Palestine vous propose une traduction du témoignage poignant de Ahmed Mohammed Jnena, un Palestinien âgé de 23 ans, orginaire du quartier de Shuja’iyya dans la ville de Gaza.
Lorsque le génocide de Gaza a commencé, j’ai placé ma confiance en Dieu et j’ai rejeté la peur du revers de la main. Mais ensuite, coincé sous les décombres de ma maison détruite, j’ai ressenti une véritable peur. Et elle ne m’a pas quitté depuis.
Par Ahmed Mohammed Jnena, le 24 novembre 2024

La guerre faisait rage. Les bombes tombaient sans relâche, plus bruyantes et plus lourdes que jamais. Pour moi, ce n’était pas nouveau. Mon quartier, al-Shuja’iyya, a été bombardé un nombre incalculable de fois – 2008, 2012, 2014, 2021 – et entre ces bombardements, il y avait les frappes aériennes sporadiques et lunatiques, imprévisibles mais familières. C’était la vie à Gaza, un cycle sans fin de survie et de reconstruction. Aussi, lorsque les premières frappes aériennes ont suivi le 7 octobre, j’ai pensé qu’il ne s’agissait que d’un chapitre de la même sombre histoire. Je me trompais.
Le nombre de morts s’est élevé à des milliers et les frappes aériennes ont été incessantes. Le nombre de cigarettes de mon père augmentait chaque jour. À Gaza, la cigarette n’est pas un luxe : c’est une forme d’autopunition discrète ou une tentative désespérée de soulager le stress. Les facteurs de stress sont omniprésents, même avant que la guerre n’éclate. Bientôt, je le savais, le prix des cigarettes monterait en flèche, un autre paradoxe cruel dans nos vies.
Je m’appelle Ahmed, j’ai 23 ans et je fais partie d’une famille de neuf personnes. Deux de mes frères vivent à l’étranger : l’un est enseignant au Koweït et nous soutient financièrement, l’autre est en Turquie et tente d’émigrer en Europe pour subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux fils. Une semaine après le 7 octobre, ma mère, ma sœur et quatre de mes frères ont été évacués vers l’école Al-Rimal de l’UNRWA, dans l’ouest de la ville de Gaza. Mon père, âgé de 64 ans, et moi-même sommes restés sur place – « les loyalistes », comme nous le disions en plaisantant.
Mon père n’avait pas peur de la mort. Il l’acceptait avec une calme résignation, trouvant parfois du réconfort dans son caractère inévitable. Pour ma part, je croyais qu’il fallait s’en remettre à Dieu et rejeter complètement la peur. « La peur est une illusion », lui ai-je dit un soir. Il a secoué la tête, la voix ferme.
« La peur est réelle, mon fils », a-t-il dit. « Même les prophètes ont eu peur. Tu te souviens de Moïse quand on lui a dit de tenir le bâton ? La peur existe autant que le courage ».
Je n’étais pas convaincu à l’époque. Mais le 8 novembre, j’ai appris la vérité sur la peur.
Un F-16 israélien a réduit notre maison en ruines en quelques secondes. Je me suis retrouvé coincé entre deux murs effondrés, cloué sur place par le béton impitoyable. Pendant deux heures atroces, je suis resté seul dans l’obscurité suffocante, écoutant les faibles grondements de la destruction et les cris lointains. La peur m’a saisie, brute et inéluctable.
Puis, je l’ai entendu. La voix de mon père, quelque part dans les décombres. Il avait été pris dans la même attaque aérienne, mais il me cherchait au milieu des ruines. Ses mains, fermes malgré le chaos, m’ont guidé à travers les décombres jusqu’à l’autre côté du mur. C’est la dernière chose dont je me souvienne clairement, avant que la seconde frappe aérienne ne fasse taire sa voix et ne le tue. Mon courageux père était parti.
ِAprès avoir été extrait des décombres, mon bassin et une partie de ma colonne vertébrale étaient brisés. Lorsque l’ambulance est arrivée, j’ai été transporté d’urgence à l’hôpital al-Shifa. J’y suis resté des semaines à recevoir des soins avant que l’armée israélienne n’encercle l’hôpital et ne bombarde l’étage où je me trouvais. La mort s’obstinait à me suivre comme une ombre. Dès que l’armée a encerclé l’hôpital, j’ai été transféré avec d’autres patients et médecins à l’hôpital européen de Khan Younis.
Ma colonne vertébrale et mon bassin devaient être opérés et l’hôpital dans lequel je me trouvais fonctionnait à peine, servant principalement d’abri. Finalement, le ministère de la santé a émis une recommandation qui me permettrait d’obtenir un traitement en Égypte, ce qui n’a pas été facile à obtenir car ils donnent la priorité aux cas les plus extrêmes. Mais cela n’a pas fonctionné. Bien que mon frère ait réussi à obtenir des fonds pour mon voyage en Égypte, les Israéliens ont rapidement pris le contrôle du point de passage de Rafah et l’ont fermé, éliminant ainsi toute possibilité de traitement.
Je devais persévérer dans cette lutte incessante, je n’avais pas le choix. Pas à pas, ma santé s’est améliorée et j’ai pu marcher. Aujourd’hui, je vends du savon fait maison dans les rues de Deir al-Balah pour soutenir ma mère, mes frères et ma sœur, mais aussi parce que je n’ai pas d’autre choix. Je pense qu’en dépit de toutes ces difficultés, je peux encore me relever. Nous avons toujours lutté à Gaza avant le 7 octobre. Mais ce que je ne peux pas surmonter, c’est la peur très intime qui m’a envahi cette nuit-là.
Depuis cette nuit, la peur ne m’a pas quitté. Mes souvenirs d’avant la frappe ressemblent à des fragments de rêve, flous et inaccessibles. Je ne me rappelle pas grand-chose de ma vie d’avant. Peut-être que si nous retournons dans les décombres, dans les vestiges de notre maison, un objet oublié pourrait déclencher un souvenir. Mais pour l’instant, je vis dans le présent, portant le poids d’un passé dont je ne me souviens pas et d’une peur que je ne peux pas ignorer.
La peur existe. Elle est réelle. Mon père a raison. Et maintenant, je comprends.
Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : Mondoweiss