« Le fait de voir un soldat israélien arborer le drapeau LGBTQ sur les ruines de Gaza est une insulte pour tous les personnes queers du monde ».


Dans un nouveau court-métrage, la réalisatrice palestinienne Dima Hamdan décrit le chantage exercé par l’armée israélienne contre les homosexuels en Cisjordanie pour les faire collaborer avec les forces d’occupation. Le choix est terrible : trahison ou honte publique ?

La cinéaste palestinienne Dima Hamdan lors d’une interview à la Casa Árabe de Madrid, le 13 novembre 2024. PABLO MONGE. 


Par Beatriz Lecumberri, El País, le 23 novembre 2024

Tout se passe en une nuit. Shadi, un jeune Palestinien, arrive chez lui en Cisjordanie, terrifié. Il avoue à ses parents que les militaires israéliens tentent de le forcer à dénoncer ses amis et ses voisins. « Qu’est-ce qu’ils ont sur toi ? » demande son père, la peur dans sa voix. Le téléphone sonne. Une voix annonce à la famille que Shadi est gay et que sa sextape sera diffusée dans toute la ville s’il ne collabore pas.

L’occupation israélienne se manifeste sous des formes inattendues dans la vie quotidienne des habitants de la Cisjordanie. La cinéaste palestinienne et ancienne journaliste Dima Hamdan (Koweït, 1975) dépeint un tel cas dans son court métrage « Blood Like Water » (« Du sang comme de l’eau »). « Je voulais montrer le dilemme des familles. La cause palestinienne est importante, mais les enfants le sont aussi. Serions-nous capables de nous exposer au mépris public pour protéger la cause et ne pas devenir des traîtres ? Le choix est très difficile et, dans tous les cas, nous sacrifions quelque chose », explique-t-elle dans un interview avec EL PAÍS à la Casa Árabe de Madrid, où son film a été projeté.

Mme Hamdan, qui est directrice du réseau de journalistes Marie Colvin, a vu son film récompensé lors des festivals d’Oslo, de Barcelone et de Brooklyn, et notamment par le prestigieux prix Iris, réservé aux films axés sur les thèmes LGBTQ. Selon elle, Israël « sabote sa propre image » d’un paradis gay, par son manque de respect des droits des Palestiniens, notamment à Gaza.

El País : En Cisjordanie, l’homosexualité n’est pas considérée comme un crime, mais dans votre film, il est clair qu’en Palestine, il vaut mieux avoir un trafiquant de drogue ou un militant comme enfant qu’une personne homosexuelle.

Hamdan : La société palestinienne est très variée, mais il existe un pacte de silence, un tabou. Le principe c’est que l’on peut être homosexuel, mais pas ouvertement. Ce que font les Israéliens, c’est qu’ils ne disent pas à tes parents que tu es homosexuel, mais ils le disent à toute la ville et l’exposent de manière flagrante et humiliante, en diffusant une sextape qui a été filmée sans ton consentement. C’est une chose que ton voisin sache que tu es homosexuel et c’en est une autre qu’il te voie en plein acte.

EP : Y a-t-il un événement particulier qui vous a poussé à raconter cette histoire ?

H : Je suis Palestinienne et je sais qu’Israël fait du chantage aux gens pour les amener à collaborer avec eux. Je me rappelle d’une conversation avec un ami à Ramallah il y a plusieurs années, où il m’a raconté qu’une des nouvelles tactiques de l’armée israélienne était de contraindre les hommes homosexuels et que cela leur était assez facile, surtout avec des Palestiniens issus de foyers très conservateurs. L’histoire du film est basée sur des informations réelles, mais elle est fictive.

EP :  Le film est centré sur la souffrance des parents, de la famille. Pourquoi ?

H : La cause palestinienne est importante, mais les enfants le sont aussi. Serions-nous capables de nous exposer au mépris public pour protéger la cause et ne pas devenir des traîtres ? Le choix est très difficile et, dans tous les cas, nous sacrifions quelque chose. Lors du tournage, par exemple, le cas d’un garçon victime de ce type de chantage a été rapporté, mais si d’autres cas ne sont pas rendus publics, je crains que ce soit parce que la stratégie israélienne a largement fonctionné et que les gens collaborent.

EP : Dans votre film, deux idées sont omniprésentes : le sacrifice et la loyauté.

H : Les gens pensent que lutter contre l’occupation israélienne signifie renoncer à sa vie, mais ce n’est pas uniquement cela. Il y a d’autres sacrifices et d’autres moyens de lutter. Par exemple, certains parents mettent momentanément de côté leur réputation et leur honneur et déclarent au monde : « Voici nos options : soit nous collaborons avec l’armée israélienne, ce qui fait de nous des traîtres et pourrait entraîner la mort d’autres personnes en raison des informations que nous leur fournirons, soit nous acceptons que notre fils soit homosexuel et que notre image soit ternie. »

EP : Est-il possible de parler aussi ouvertement en Palestine aujourd’hui ?

H : Je pense que beaucoup de gens seraient soulagés si ces choses cessaient d’être taboues. Sinon, nous faisons un cadeau à l’occupation. Israël est capable de faire autant de mal parce qu’il dispose d’une intelligence humaine, c’est-à-dire de collaborateurs, en Palestine. Nous pouvons les priver d’une partie de cette intelligence si les homosexuels palestiniens n’ont pas peur d’être ce qu’ils sont et cessent de craindre la pression de la société.

EP : Ces derniers mois, au moins deux photos ont été publiées montrant des soldats israéliens brandissant le drapeau LGBTQ au-dessus des ruines à Gaza. Que ressentez-vous lorsque vous voyez ces images ?

H : C’est ironique : Israël se présente comme la capitale queer du monde, mais en publiant ces photos sa réputation est détruite. Sa propre image est sabotée. Le fait de voir un soldat israélien arborer le drapeau LGBTQ sur les ruines de Gaza est une insulte pour tous les personnes queers du monde. Mon film a été très bien accueilli dans tous les festivals, en particulier dans les festivals LGBTQ, et j’ai l’impression que la communauté est en train de changer son regard vis-à-vis d’Israël. Non pas à cause du chantage qu’il exerce sur les homosexuels palestiniens, mais à cause de son manque de respect pour les droits de l’Homme en général.

EP : Blood Like Water (Du sang comme de l’eau) a-t-il été projeté en Palestine ?

H : J’ai réalisé ce court métrage pour la société palestinienne, pour les personnes qui sont directement touchées par ce qu’il dépeint.  C’est un film qui a également été financé par des Palestiniens. Il devait être projeté en 2023 lors d’un festival à Ramallah, mais la guerre a commencé et tout s’est arrêté. En septembre de cette année, le film a été projeté à Ramallah, Bethléem et Hébron, mais malheureusement, les salles étaient vides car personne n’est d’humeur à cause de la situation actuelle. J’ai reçu peu de commentaires après les projections, mais nous devons continuer. Nous ne pouvons pas tout effacer et rester muets.

EP : Etiez-vous déçu ?

H : Israël ne commet pas seulement un génocide à Gaza, il veut nous paralyser tous et nous priver d’espoir. Cette guerre a tué quelque chose en chacun de nous. Moi, par exemple, je ne suis plus la même personne. Je ne me reconnais pas, mais je continue à avancer parce que c’est ce que je dois faire, parce que je ne peux pas tomber en morceaux. Dans quelques mois, quand j’aurai fini de présenter le film dans les festivals, je le mettrai en ligne en accès libre, pour que tout le monde en Palestine puisse le voir.

EP : Le film est une fiction, mais vous avez fait des recherches et mené des interviews pendant des mois avant le tournage.

H : Oui, le fait que j’aie travaillé comme journaliste en Palestine et que j’aie des contacts m’a aidé. Lors de mes nombreuses interviews, j’ai demandé aux gens ce qu’ils feraient si cela leur arrivait. Je me suis heurté à beaucoup de silence. Les Israéliens savent exactement ce qu’ils font et ciblent les familles traditionnelles, où les parents ne sont pas prêts à reconnaître publiquement l’homosexualité de leur fils. Pas pour des raisons religieuses, mais plutôt pour des raisons culturelles et sociales. 

EP : Votre film est tourné à Bethléem, en Cisjordanie, où les relations entre deux personnes du même sexe ne sont pas un crime. À Gaza, le code pénal britannique est toujours appliqué, ce qui rend les relations entre deux hommes passibles d’une peine d’emprisonnement. Avez-vous également réalisé des interviews dans la bande ?

H : Nous avons tourné en Cisjordanie, mais pour moi, au-delà de la géographie, le plus important était de dépeindre le dilemme d’une famille et de montrer qu’en fin de compte, en Palestine, tout le monde est en lutte contre soi-même. Le défi était de raconter en 15 minutes une histoire à laquelle tous les Palestiniens pouvaient s’identifier, peu importe leur localisation. À Gaza, le chantage existe aussi, mais il prend sans doute des formes et des couleurs différentes. Le Hamas est plus conservateur que les autorités de Ramallah, mais ils n’ont pas non plus organisé de chasse aux sorcières contre les homosexuels. Je pense qu’ils sont préoccupés par des choses plus importantes.

EP : Est-ce que vous avez eu des difficultés à tourner à Bethléem ?

H : J’ai eu la chance d’avoir une équipe extraordinaire. Après avoir trouvé la maison dans laquelle se déroule la majorité du film, j’ai expliqué l’intrigue du film au propriétaire et cela n’a posé aucun problème. Il avait été incarcéré dans une prison israélienne dans les années 1980 et il m’a raconté qu’à l’époque, Israël droguait les Palestiniennes lorsqu’elles se rendaient, par exemple, dans un salon de beauté. Les femmes se réveillaient des heures plus tard, nues, dans un endroit qu’elles ne reconnaissaient pas. Le téléphone sonnait et une voix leur disait qu’il y avait une vidéo très compromettante d’elles et qu’elles devaient collaborer avec Israël.

EP : Les lesbiennes sont-elles soumises au même type de chantage que les hommes ?

H : Je ne sais pas si cela arrive, je ne connais aucun cas. Mais je pense que les hommes palestiniens, en raison de comment notre société est construite et de l’image qu’elle donne aux hommes, sont beaucoup plus vulnérables. Et les Israéliens le savent.

Source : El País
Traduction : SP pour l’Agence Média Palestine

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