Le jour où Israël s’en est pris aux libraires

Avec un livre de coloriage palestinien comme preuve d’« incitation » la police israélienne a perquisitionné la librairie éducative de Jérusalem-Est, mondialement connue, et arrêté ses propriétaires.

Par Oren Ziv, le 11 février 2025

Mahmoud et Ahmed Muna comparaissent devant le tribunal après leur arrestation lors d’une descente de police israélienne dans leur librairie éducative à Jérusalem-Est, le 10 février 2025. (Oren Ziv)



Si, à un moment ou à un autre au cours des 18 derniers mois, vous avez pu penser que les autorités israéliennes avaient déjà dépassé toutes les limites possibles en matière de restriction de la liberté d’expression des Palestiniens, vous vous trompiez. En effet, hier, la police israélienne a fait une descente dans deux succursales d’une librairie palestinienne de renommée mondiale à Jérusalem-Est occupée, a arrêté le propriétaire et son neveu, et a saisi une sélection de livres, dont un livre de coloriage pour enfants.

Lors de l’audience qui s’est tenue aujourd’hui au tribunal de première instance de Jérusalem, le représentant de la police, le sergent-major Ortal Malka, a déclaré avoir identifié huit livres dans la librairie éducative qui répondaient aux critères d’« incitation », mais n’a pas précisé lesquels. Il a également refusé d’aborder le fait que la plupart des livres ne sont même pas écrits en arabe et que la clientèle du magasin est principalement internationale.

Une arrestation pour suspicion d’incitation nécessitant l’accord préalable du parquet, le propriétaire du magasin, Mahmoud Muna, et son neveu, Ahmad Muna, qui travaille à ses côtés, ont été arrêtés pour « trouble à l’ordre public », une pratique courante dans les affaires liées à la liberté d’expression. Néanmoins, la police a affirmé dans un communiqué que le magasin vendait des livres contenant « des contenus incitant au terrorisme et soutenant le terrorisme », et le mandat de perquisition utilisé par la police pour perquisitionner les deux succursales du magasin citait « l’expression de solidarité avec une organisation terroriste » comme infraction présumée.

Les deux hommes ont été détenus pendant la nuit au Russian Compound, un centre d’interrogatoire et une prison situés à Jérusalem-Ouest, et ont été présentés à un juge lundi après-midi pour une audience sur la prolongation de leur détention. Devant le tribunal, des dizaines de militants et de diplomates se sont rassemblés pour manifester en faveur des détenus, tandis que leurs familles et amis se pressaient pour tenter d’entrer dans la salle d’audience. Le juge a décidé de prolonger leur détention jusqu’à mardi matin, après quoi il a recommandé leur libération.

Lorsque leur avocat, Nasser Odeh, a demandé pourquoi les Munas étaient accusés de trouble à l’ordre public, Malka a répondu : « La police israélienne estime que, surtout en cette période, et surtout à Jérusalem, la vente de livres qui contiennent ce dont nous les soupçonnons justifie [de considérer les hommes] comme un danger ».

En ce qui concerne le nombre de livres saisis — Odeh a noté que la police avait quitté le magasin avec plusieurs cartons — Malka a répondu : « Trente, peut-être quarante, je ne sais pas combien d’entre eux nous classerons finalement comme incitation. Nous avons saisi au moins huit livres [que nous soupçonnions d’incitation], peut-être plus, mais il n’est pas certain qu’ils seront tous classés comme tels. Les agents ont pris tout ce qui, selon eux, correspondait aux critères. »

Une pancarte à la Librairie Éducative, après l’arrestation des Munas, à Jérusalem-Est, le 10 février 2025. (Oren Ziv)


Lorsque Odeh demande à connaître les titres des livres saisis et les noms de leurs auteurs, Malka répond : « Je ne peux pas répondre. Nous confronterons [les Munas] aux livres lorsque j’aurai reçu l’autorisation… Il faudra du temps pour les parcourir, c’est pourquoi nous demandons ici une prolongation de plusieurs jours de la détention [des Munas]… La plupart des livres sont en arabe, certains sont en anglais et d’autres en allemand. Je ne peux pas les examiner un par un. »

D’après une image de certains des livres confisqués qui ont été rendus par la suite, les titres comprenaient des ouvrages de Noam Chomsky, Ilan Pappé et Banksy, ainsi que des livres sur le conflit israélo-palestinien, les révolutions étudiantes et l’art. Parmi les ouvrages saisis, selon une déclaration publiée par la police après la perquisition, figurait un livre de coloriage pour enfants intitulé « From the River to the Sea » (De la rivière à la mer) de l’illustrateur sud-africain Nathi Ngubane.

Entre les lignes

Les deux succursales de la librairie Educational Bookshop sont situées l’une en face de l’autre sur la rue Salah Al-Din, la principale artère commerciale de Jérusalem-Est, à côté de la porte de Damas de la vieille ville. Fondée en 1984, l’institution est aujourd’hui considérée comme l’une des principales librairies du Moyen-Orient, fréquentée par des journalistes, des chercheurs, des diplomates et des touristes pour sa vaste collection de livres sur la politique et l’histoire d’Israël-Palestine en anglais, en arabe et dans d’autres langues. Elle accueille également régulièrement des événements publics tels que des lancements de livres.

En plus de gérer les librairies, Mahmoud Muna est le co-éditeur d’une anthologie d’histoires d’écrivains de Gaza, intitulée « Daybreak in Gaza : Stories of Palestinian Lives and Culture », qui a été compilée dans le contexte de l’agression israélienne contre Gaza pour « préserver l’héritage du peuple de Gaza à travers la littérature, la musique, les histoires et les souvenirs ».

Si les librairies sont célèbres auprès d’un public international et à proximité immédiate du tribunal de première instance, elles sont presque inconnues en Israël. Les fonctionnaires du tribunal, les policiers et les gardes ont été surpris par l’intérêt des médias et des diplomates. L’audience ayant eu lieu lundi après-midi, les librairies étaient ouvertes et des dizaines d’Israéliens de gauche et d’étrangers sont venus acheter des livres et manifester leur solidarité.

Murad Muna, le frère de Mahmoud et l’oncle d’Ahmad, a décrit la descente de police et les arrestations à +972, comme lui l’a raconté un troisième frère qui a été témoin des événements. « À 15 heures, la police israélienne est venue dans les deux succursales de la librairie, à la recherche de livres avec le drapeau palestinien. » Bien que la plupart des livres qu’ils ont confisqués soient en anglais, « ils ne savaient pas lire l’anglais, alors ils ont utilisé Google Traduction pour comprendre de quoi parlaient les livres ».

Mai, la femme de Mahmoud, raconte à +972 que leur fille de 11 ans était présente lors de la descente de police. « Malheureusement, Laila était dans la librairie. Elle a tout vu et a été vraiment choquée. Mais nous lui avons parlé et lui avons dit que son père était fort et qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Elle n’a pas compris pourquoi ils prenaient les livres ni ce qu’ils voulaient. » Mai ajoute qu’elle craignait qu’un tel moment n’arrive. « J’ai toujours dit à Mahmoud que j’avais peur que quelque chose comme ça arrive, je l’avais vu venir. »

Selon Murad, « C’est une question politique. Les livres que nous vendons sont disponibles en ligne, vous pouvez les acheter n’importe où. Ils traitent du conflit israélo-palestinien. Nous avons beaucoup de livres écrits par des professeurs et des universitaires israéliens. Je ne pense pas qu’il y ait de logique ou de raison de les arrêter. » S’énervant, il a ajouté : « Ce n’est pas facile pour une famille. Nous espérons qu’ils seront libérés aujourd’hui. »

Au cours de l’audience, Odeh a tenté d’expliquer au tribunal que les clients des magasins sont pour la plupart étrangers (diplomates, journalistes et touristes) afin de réfuter l’accusation d’incitation portée par l’accusation. Le représentant de la police a répondu : « Je ne sais pas [qui sont les clients], et cela n’a vraiment pas d’importance. L’important, c’est qu’il y ait un public, et le tribunal devrait le comprendre.

« Dès que j’ai entendu parler des arrestations, a poursuivi Odeh, cela m’a rappelé deux raids dramatiques. En 1258, lorsque les Mongols ont envahi Bagdad, ils sont entrés dans les bibliothèques, ont confisqué et brûlé des livres, et en ont jeté certains dans le fleuve pour tenter de contrôler le savoir [public] — par vengeance, rien de plus. Le deuxième cas s’est produit en Allemagne en 1933, lorsque la communauté juive a été persécutée. Je ne fais pas de comparaison, [mais] des écrivains et des auteurs ont été arrêtés parce qu’on craignait que leur art ne soit une critique des atrocités du régime. »

Dans une déclaration faite lundi, le porte-parole de la police a déclaré : « Une perquisition a été menée dans deux librairies de Jérusalem-Est soupçonnées de vendre des livres au contenu incitant à la haine. Les suspects qui vendaient les livres ont été arrêtés par des inspecteurs de police. Dans le cadre de l’enquête, les inspecteurs […] ont été exposés à de nombreux livres contenant divers contenus incitatifs à caractère nationaliste palestinien, notamment un livre de coloriage pour enfants intitulé « De la rivière à la mer ». Les suspects, âgés d’une trentaine d’années, ont été arrêtés par les inspecteurs et emmenés pour interrogatoire.

« Aujourd’hui, les deux hommes seront traduits devant le tribunal, la police ayant demandé la prolongation de leur détention pour mener à bien l’enquête. La police israélienne poursuivra ses efforts pour empêcher l’incitation et le soutien au terrorisme, en utilisant toutes les ressources disponibles, y compris des capacités technologiques avancées. Il s’agit notamment de localiser et d’arrêter les personnes impliquées dans des infractions visant à porter atteinte à la sécurité des citoyens israéliens, où qu’ils se trouvent. »

Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call et membre fondateur du collectif de photographes Activestills.
Une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call.

Traduction (depuis l’anglais) : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine

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