La marche féministe du 8 mars refuse la présence du groupe Nous Vivrons

Les collectifs et militant·es féministes préparent sous pression, cette année encore, la marche du 8 mars et la journée internationale de lutte féministe pour les droits des femmes et des minorités de genre. En effet, plusieurs groupes réactionnaires ont annoncé leur volonté de défiler, malgré leur antagonisme avec les valeurs portées par le féminisme. L’Agence Média Palestine a interrogé trois féministes sur leur analyse de la situation.

Par l’Agence Média Palestine, le 7 mars 2025


Joëlle Marelli est traductrice et autrice, membre de l’UJFP et adhérente à Tsedek!.
Françoise Vergès est autrice, politologue et militante féministe décoloniale.
J. est militante à Urgence Palestine, musulmane et racisée.


Le 2 mars dernier, le groupe « Nous Vivrons » a appelé dans un communiqué à former un cortège lors de la manifestation du 8 mars prochain. Les collectifs organisant la marche ont pourtant signifié de manière claire que ce collectif n’était pas le bienvenu, certain·es de ses membres ayant agressé à plusieurs reprises, lors de précédentes marches, des manifestant·es pro-palestinien·nes. 

Joelle Marelli nous explique, à la lecture du communiqué produit par Nous Vivrons : « ils partent de choses qui sont évidentes, ils disent ‘on vous croit’, que les violences sexistes sont insupportables. Oui. ce qu’ils cherchent en réalité, c’est à nous obliger à répéter des évidences (le viol est toujours insupportable et toujours condamnable), tout en nous faisant taire sur le reste. Et notamment sur les violences sexuelles commises par l’armée israélienne sur des femmes et des hommes palestinien.nes. Notamment dans les prisons. Par ailleurs, dire que le viol est toujours condamnable, ce qui est absolument vrai, ne doit pas servir à appuyer, de manière perverse, une argumentation visant à confondre judéité et sionisme, ni antisionisme et antisémitisme, or c’est cela qu’ils font. »

« Ce qui rassemble ‘Nous Vivrons’, c’est d’être racistes, » affirme Françoise Vergès. « Ce sont des mouvements qui n’ont aucune autre existence que de se greffer sur autre chose, pour exister à travers des provocations. »

Formé peu de temps après le 7 octobre 2023, le groupe Nous Vivrons a perturbé à plusieurs reprises les cortèges féministes de soutien à la Palestine, prétendant que celles-ci ne dénonceraient pas les violences sexistes commises à l’encontre des femmes juives. Sur plusieurs vidéos témoignant de ces intrusions, on observe plutôt une provocation de la part de Nous Vivrons, notamment par des slogans racistes et homophobes lancés à l’égard des militantes pro-palestinennes qui participent aux manifestations féministes.

« Personnellement je n’ai aucun mal à dire qu’il y a eu des viols commis par le Hamas le 7 octobre, » explique J. « En tant que féministe, je n’attends pas qu’il y ait une décision de justice rendue pour croire la parole d’une femme qui dit avoir été agressée, ou croire que des actes de ce type ont pu être commis dans les circonstances. Mais le but de Nous Vivrons ce n’est pas de visibiliser cela, mais bien de l’utiliser à des fins racistes et d’invisibilisation de la lutte des Palestiniens et des Palestiniennes.
« Cette instrumentalisation est malhonnête intellectuellement, et dégueulasse, y compris pour les victimes qui ont effectivement subit des violences sexuelles parce que issues de minorités. 
« Pour moi NV, ce ne sont pas des féministes, leurs analyses ne vont pas bien loin et quand on voit leurs soutiens, ont voit bien que ce ne sont pas des personnalités connues pour leurs positions féministes ! Sur l’annonce de leur présence le 8 mars, je ne sais pas quoi penser. Ça me fait peur, je ne sais pas ce que sera la suite pour nous, y compris pour un véritable féminisme décolonial. »

Si les collectifs féministes qui organisent chaque année la marche du 8 mars se sont désolidarisés de Nous Vivrons et ont pour la plupart officialisé leur opposition à la présence de ce cortège, au même titre que le cortège des fémonationalistes Nemesis, Nous Vivrons continue d’avoir une parole fortement médiatisée.

« Là où Nous Vivrons a réussi l’an dernier, c’est qu’elles ont fait un énorme coup de comm’. Si on reprend les faits, c’est leur cortège, encadré d’hommes cagoulés et portant des gants coqués, qui est venu devant le cortège d’Urgence Palestine pour provoquer, agresser. Il y a eu une riposte et cela a été filmé, ce sont des personnes qui ont l’habitude de ce genre de méthodes, ils et elles sont venu·es avec leur propres médias pour provoquer puis filmer les réactions et prétendre avoir été agressé·es. », explique J.
« Donc l’interdiction à leur encontre, le refus des collectifs de marcher avec Nous Vivrons, ce n’est pas juste parce qu’il y a Urgence Palestine et Samidoun, c’est toutes les organisations féministes —à l’exception des syndicats— qui se sont mises d’accord pour que Nous Vivrons ne défile pas avec nous, et ce n’est pas uniquement pour des questions idéologiques, c’est que l’an dernier elles ont mis en danger les manifestant·es, et c’est inacceptable.
« Les manifestant·es pro-palestinien·nes sont directement visé·es, c’est certain. Mais cela va au-delà des idées : le 8 mars on défile forcément avec des collectifs qui ne partagent pas toutes nos idées, qui vont avoir des discours auxquels on est en principe opposé·es, sur le droit des travailleuses du sexe, sur la transidentité ou sur l’islamophobie par exemple. Mais le cas Nous Vivrons est différent, et si tous les groupes qui organisent le 8 mars s’entendent aujourd’hui à les exclure, c’est parce qu’elles ont mis tout le monde en danger. »


Interrogée sur l’enjeu spécifique du féminisme dans les tentatives d’instrumentalisation du débat par les réactionnaires, Françoise Vergès répond : « Il faut parler de féministes au pluriel, celles qui ont participé à la colonisation, celles qui ont porté des idéologies tout à fait réactionnaires, celles qui veulent être cheffes d’entreprise ou générales dans l’armée, celles qui sont de droite et toutes peuvent se dire pour les droits des femmes. Parmi les féministes, il y en a bien qui ont intégré les idées racistes et colonialistes, par quel miracle le féminisme aurait-il échappé à l’idéologie de mission civilisatrice? Faire comme s’il n’y avait qu’un féminisme, et qu’il aurait été nécessairement antiraciste et anti-impérialiste ou toujours de gauche, c’est négliger une histoire et invisibiliser la  participation d’un féminisme à la colonisation, par exemple.
« Il y a des féministes anti-impérialistes, décoloniales, anti-racistes, et à ce titre, il y a un féminisme pro-palestinien. C’est un féminisme qui ne se concentre pas exclusivement sur la domination masculine, mais s’attaque aux autres systèmes de domination, raciale, impérialiste, capitaliste, et pour la libération de la Palestine.
« Nemesis ou Nous Vivrons ne doivent pas participer au cortège du 8 mars. Les droits des femmes qu’elles défendent c’est le droit des femmes « blanches » au sens racial du terme, ce qui les rassemble et est au coeur de l’existence de leurs groupes, c’est le racisme. »

Joelle Marelli : « Il y a quelque chose de structurellement similaire dans la manière dont on se sert du féminisme et dans la manière dont on se sert du combat contre l’antisémitisme, et ce depuis des décennies, pour discriminer des groupes de population, et en particuliers les hommes musulmans et les femmes musulmanes. À partir du milieu des années 1990, dans une période qui se situe entre la victoire des Talibans en Afghanistan notamment, et les événements qui ont précédé et suivi le 11 septembre tous les dirigeants euro-américains, qui étaient tous des hommes et qui ne s’étaient jamais distingués par des positions spécialement favorables aux femmes, sont d’un seul coup devenus de ‘grands féministes’. Et malheureusement une partie des féministes historiques se sont alignées sur cette utilisation pervertie de leur combat. C’était très clair, la manière dont le discours féministe —qui n’était pas du tout mainstream à l’époque— a été instrumentalisé à l’encontre des populations racisées – qui, faut-il le dire, n’étaient ni des Talibans, ni des terroristes. Et c’est ça qui a rendu un certain féminisme mainstream. Mais il faut remarquer que ces instrumentalisations répétées du féminisme et des discours progressistes sont historiquement et structurellement liées à la colonisation et à des politiques discriminatoires. Parallèlement, au début des années 2000, le discours consistant à amalgamer « les juif.ves » et Israël, d’une part, critique de la politique coloniale de l’Etat d’Israël et antisémitisme, de l’autre, a commencé à « prendre » de manière de plus en plus généralisée. C’est aussi à ce moment-là que le discours islamophobe et anti-arabe a intégré ensemble le double argumentaire pseudo-féministe et pseudo-philosémite. 
« Nous Vivrons n’a donc rien inventé bien sûr. Par contre, ils ont une manière particulièrement grossière de l’appliquer, et de nous attaquer à travers ça, autant les militant·es solidaires avec le peuple Palestinien, mais aussi les personnes juives, qui du fait de leur ascendance ou par tradition ou pour toute autre raison, se reconnaissent dans la judéité, et qui ne sont pas alignées sur des positions considérant que l’état d’Israël représente ou protège les Juifs, qui ne se reconnaissent pas dans cette chaîne discursive.
Là encore, ce n’est pas nouveau. Mais nous sommes plus nombreux et nombreuses aujourd’hui qu’avant, et on arrive d’avantage à porter une voix collective, la condamnation du génocide à Gaza a mobilisé beaucoup de personnes qui auparavant restaient sur la réserve ou n’avaient pas des positions spécialement affirmées et les collectifs comme NV voient en nous une menace, c’est pour cela que leurs attaques sont plus virulentes. »

J. : « Si on nous censure, si on nous empêche de parler de féminisme décolonial en nous faisant des procès en faux-progressisme, ou qu’on nous accuse de cacher je ne sais quel projet islamiste, ça me fait peur pour les femmes et les minorités qui luttent depuis longtemps, et qui vivent l’oppression dans leur chair.
Mais dans tout cela il y a aussi un bien, c’est que ce sont aussi des débats qui nous rapprochent, qui montrent la voie d’un féminisme plus clair, plus radical, qui comprend les notions de décolonialité, d’anticolonialisme, de racisme, de sexisme, de validisme… Clairement, il y a un travail là-dessus qui est fait par des féministes et c’est à cet endroit-là qu’on se rencontre et que de nouvelles alliances se créent.
Et en militant en tant que féministe pour la Palestine, il y a un devoir d’honnêteté intellectuelle, pour moi, à saluer le travail d’analyse et de recherche qui a été fait par ces deux combats, et à valoriser les points d’intersection. Parce que quand on dit que la Palestine est une cause féministe, on le dit autant aux militant·es pour la Palestine qu’aux féministes. »

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