Face au massacre continu des Palestinien.nes par Israël, le monde semble avoir cédé à l’apathie.
Par Aseel AlBajeh, le 29 avril 2025

Plus de 18 mois après le début du génocide israélien en cours à Gaza, le monde est de plus en plus apathique face au sort des Palestinien.nes.
Les images d’enfants décapité.es, de corps démembrés dans les rues ou encore de quartiers entiers réduits en ruines provoquent une indignation générale. Comment sommes-nous devenu.es désensibilisé.es à l’annihilation systématique d’un peuple ? Comment peut-on rester apathique face à l’anéantissement des vies et de l’avenir des Palestinien.nes ?
Cette réaction est liée, de manière instinctive, à la normalisation du régime colonial sioniste en cours depuis le siècle dernier.
Cette normalisation est si ancrée en nous que même l’existence d’un système d’apartheid au XXIe siècle et de la plus longue occupation militaire de l’histoire moderne ne provoquent que de simples condamnations, des interventions molles pour la paix et une couverture médiatique biaisée.
Même le génocide de Gaza, l’un des chapitres les plus brutaux de l’histoire palestinienne, n’a pas réussi à provoquer un véritable changement dans la réponse internationale.
Ce phénomène est également dû au fait que le racisme et la déshumanisation des Palestinien.nes sont profondément établis, leurs morts étant réduites à de simples statistiques, leur oppression et leur humiliation quotidienne à une fatalité.
Comparez cela à la réaction du public face à l’invasion russe de l’Ukraine et, comme l’ont fait remarquer les médias occidentaux, aux réfugié.es «civilisé.es », aux yeux bleus. Ces commentaires racistes reflètent la façon dont la normalisation de la violence n’est pas propre aux Palestinien.nes, mais s’étend à toutes les personnes de couleur.
Normaliser l’horreur
Ce racisme vise à conditionner le monde, y compris celles et ceux qui sont soumis.es à l’oppression, à croire que cette violence est normale. Il suggère que les Palestinien.nes sont « habitué.es » – que nous savons comment supporter les guerres, la violence et la misère; comment reconstruire, survivre et résister. Mais lorsque de telles horreurs s’abattent sur celles et ceux qui n’y sont « pas habitué.es », cela nécessite tout à coup de l’indignation et une intervention.
Pendant le soulèvement palestinien de mai 2021, le New York Times avait titré : « Après des années de calme, le conflit israélo-palestinien explose. Pourquoi maintenant ? » Ce titre résume bien la complicité de l’establishment politique et médiatique dans la normalisation de la violence israélienne et des souffrances palestiniennes. Cela montre à quel point l’attention portée à la lutte palestinienne n’est reconnue que dans certaines conditions, comme lorsque la violence israélienne est si extrême qu’elle rompt momentanément l’apathie mondiale.
Mais même cette limite n’existe plus avec le génocide de Gaza. Les horreurs sont diffusées en temps réel; le monde regarde, apathique.
Le génocide n’est pas seulement rendu évident par les fosses communes et les maisons en feu. Il l’est aussi par la violence lente et subtile qui façonne l’expérience palestinienne depuis des générations. Il l’est dans les millions de réfugié.es privé.es de leur droit au retour, les apatrides et les pris.es au piège de la pauvreté, et dans le poids écrasant de l’exil.
Il l’est dans la contrainte quotidienne qui pousse les Palestinien.nes au déplacement, comme ces familles qui sont forcées de dormir à tour de rôle, ne sachant jamais quand la prochaine attaque de colons armés arrivera.
Il l’est dans les innombrables heures que les Palestinien.nes passent aux checkpoints, tandis que les soldat.es israélien.nes se délectent de leur humiliation; dans la peur de prendre la route pour rentrer à la maison, constamment conscient.es du risque d’être abattu.es; dans la désintégration des familles sous le poids de la fragmentation systémique et de l’incarcération; et dans l’impossibilité pour les familles d’enterrer dignement leurs proches, dont les corps sont retenus dans les congélateurs du colonisateur et dans les « cimetières des nombres » – privé.es d’humanité même dans la mort.
Accepter ces réalités comme monnaie courante – qui font partie d’un « conflit cyclique » – permet de normaliser cette déshumanisation. Cela conditionne le public à considérer l’oppression palestinienne comme quelque chose de banal, d’inévitable et ne méritant pas que l’on intervienne. C’est peut-être la violence la plus dangereuse de toutes.
La normalisation de la souffrance palestinienne alimente un autre phénomène : une solidarité mondiale en dents de scie.
Bien que la solidarité internationale ait joué un rôle crucial dans la lutte contre le sionisme, elle est aussi marquée par des emportements sporadiques et épisodiques, souvent liées à des effusions de sang visibles. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de sous-estimer le poids de la répression systémique du mouvement mondial de solidarité, qui est la clé de son irrégularité.
Prendre position
Mais quelque chose d’encore plus dangereux est en jeu ici. Même maintenant, alors que nous nous réveillons encore avec des nouvelles de dizaines d’enfants palestinien.nes tué.es, nombre d’entre nous passent simplement au-dessus, voyant le massacre comme un simple titre dans leur fil d’actualité. C’est ce que les chercheur.euses appellent la «fatigue de la compassion» – une réponse psychologique qui diminue les réactions émotionnelles dans un contexte d’exposition prolongée à la souffrance.
Les chercheur.euses ont également examiné les phénomènes de « fatigue de l’actualité », où les personnes sont submergées par le flux constant d’informations pénibles, et d’« engourdissement psychique », où un grand nombre de morts provoquent paradoxalement moins d’implication émotionnelle.
Alors que les Palestinien.nes continuent de subir des horreurs inimaginables, leur réalité n’est jamais sur pause – pas même pour pleurer ou faire son deuil. Même si notre apathie psychologique est un mécanisme naturel de défense et ne reflète pas notre défaillance morale, nous devons nous efforcer de trouver un équilibre entre le maintien de notre propre bien-être et la place que nous donnons aux souffrances des autres.
Rappelez-vous du moment qui vous a secoué : l’image, la voix, l’histoire qui a perturbé votre sommeil, poussé votre colère à se muer en action. Accrochez-vous y. Rappelez-vous qu’il ne s’agissait pas d’une exception, mais seulement d’un événement parmi des centaines de milliers d’autres, tous aussi dévastateurs et graves les uns que les autres. Faites de ce moment votre boussole, vous poussant au-delà de l’empathie éphémère et vers une mobilisation implacable.
Les souffrances des Palestinien.nes ne sont pas inévitables; c’est une construction délibérée qui peut – et doit – être démantelée. Notre militantisme doit aller bien au-delà des appels à un cessez-le-feu. Que les trêves soient respectées ou violées, elles ne se sont jamais attaquées aux causes profondes de l’agression coloniale. Notre lutte doit se concentrer sur le démantèlement du colonialisme sioniste et des systèmes qui maintiennent sa brutalité.
Être apathique, c’est abandonner les Palestinien.nes à leurs souffrances. Mais agir, c’est prendre position pour notre humanité commune, refuser de laisser les systèmes de colonialisme, d’impérialisme et de capitalisme sans contestation. En défendant la Palestine, nous défendons un monde où la liberté de personne n’est sacrifiable.
Pendant près de quatre décennies de captivité israélienne, marqué par les tortures et les négligences médicales, qui ont conduit à sa mort l’année dernière, le Palestinien Walid Daqqa a déclaré à juste titre : « L’apathie face aux horreurs est pour moi un cauchemar. Sentir les gens, ressentir les souffrances de l’humanité – c’est cela l’essence de la civilisation ».
Aseel AlBajeh est chargée de plaidoyer et de campagnes à l’Institut palestinien de diplomatie publique (IPDP), une Palestinienne indépendante qui se concentre sur la sensibilisation et le plaidoyer international en faveur de la libération du peuple palestinien. De 2018 à 2023, elle a travaillé comme chercheuse juridique principale et responsable du plaidoyer à Al-Haq. Elle est titulaire d’un master en droit international droits humains à l’Université de Galway, en Irlande.
Traduction : LD pour l’Agence Média Palestine
Source : Middle East Eye