La reconstruction politique : pour Gaza et la survie collective 

Par Talal Ahmad Abu Rokbeh, Mohammed Al-Hafi, Alaa Tartir, le 6 mai 2025 



Introduction 

Après plus d’un an et demi d’assaut génocidaire perpétré par Israël, qui s’est traduit par des massacres, des dévastations et des pertes profondes, parler de l’avenir de Gaza, et a fortiori de sa reconstruction, semble impossible. 

En effet, reconstruire Gaza semble de plus en plus hors de portée, compte tenu de l’enlisement des négociations, de l’effondrement de l’accord de cessez-le-feu et du bombardement incessant des populations et des lieux. Pourtant, face au génocide et à la menace imminente d’un déplacement forcé, que l’administration américaine présente audacieusement comme un fait accompli, il est urgent de cultiver une voix politique palestinienne critique pour se réapproprier l’avenir de Gaza. Les voix non palestiniennes – qu’elles soient israéliennes, régionales ou internationales – se font de plus en plus fortes pour imposer leur vision du « jour d’après » de Gaza, une vision qui exclut de fait les Palestiniens de l’équation. 

À ce stade critique, il est essentiel d’élaborer une vision palestinienne de l’avenir fondée sur l’unité palestinienne et le droit à l’autodétermination. Alors que de nombreuses discussions sur l’avenir se sont concentrées sur la reconstruction physique et matérielle, peu d’entre elles abordent la question de la reconstruction politique. Dans ce commentaire, les analystes d’Al-Shabaka Talal Abu Rokbeh, Mohammed Al-Hafi et Alaa Tartir explorent la désunion qui a frappé le système politique palestinien et la désintégration du mouvement national. Ils soutiennent que l’unité politique est un fondement nécessaire à la survie collective et à la libération nationale. 

Ce commentaire s’appuie sur une conversation plus large qui s’est tenue en novembre 2024 dans le cadre de notre programme Policy Lab. L’intégralité de la discussion est disponible en arabe ici. 

La désunion : résultat de l’échec, instrument de contrôle 

L’assaut génocidaire contre Gaza a mis à nu les conséquences dévastatrices de l’incapacité des dirigeants palestiniens à formuler une vision politique collective et tournée vers l’avenir. Non seulement ils n’ont entrepris aucune action collective significative pour protéger les Palestiniens, mais ils ont également été incapables de proposer une feuille de route ou une vision unifiée pour le « jour d’après » à Gaza. Si les factions politiques palestiniennes ont publié des déclarations condamnant le génocide et appelant à la résistance ou à la solidarité, ces réponses ont été fragmentées et souvent contradictoires, dépourvues de stratégie commune ou de front unifié. En conséquence, elles ont été insuffisantes et sans commune mesure avec la gravité du génocide, n’ayant pas réussi à mettre fin aux atrocités ou à offrir une vision nationale coordonnée capable de remettre en cause le statu quo. Pour les Gazoui·e·s confronté·e·s aux bombardements incessants d’un régime génocidaire, la survie prime naturellement sur l’engagement politique. Il est tout à fait raisonnable pour eux d’attendre une réponse ambitieuse et unifiée de la part du corps politique palestinien, une réponse à la hauteur de leurs sacrifices. 

Pourtant, ce moment critique de l’existence palestinienne a révélé l’ampleur de la fragmentation politique, la crise persistante du pouvoir représentatif et les faiblesses structurelles des institutions nationales. En outre, la dépendance du régime politique palestinien à l’égard des acteurs régionaux et internationaux a révélé son incapacité à se frayer un chemin indépendant vers l’autodétermination. Si les Palestiniens doivent faire face à leur désunion politique interne, il est tout aussi essentiel de reconnaître que leur fragmentation n’est pas fortuite mais constitue un mécanisme de contrôle délibéré imposé par le régime israélien – des fractures creusées à des fins coloniales. 

Les politiques du régime israélien ne se contentent pas d’exploiter la fragmentation palestinienne, elles la produisent et l’entretiennent en tant que mécanisme stratégique de contrôle. Le régime israélien a entravé les efforts palestiniens en faveur de l’unité nationale en rendant extrêmement difficile l’organisation politique unifiée, notamment par le biais de la fragmentation territoriale. Il a sapé les institutions nationales, telles que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui pourraient servir de cadre de direction unifié pour tous les Palestiniens. Il a réprimé les organisations politiques et de la société civile palestiniennes et imposé des restrictions aux personnalités politiques de premier plan, limitant ainsi la participation et le renouvellement des dirigeants. Cet environnement répressif a étouffé l’unité et aggravé la fragmentation politique. 

L’appel à l’unité n’a pas été entendu 

Pourtant, malgré les efforts incessants du régime israélien pour diviser le peuple palestinien, il y a eu des tentatives significatives au niveau local pour ouvrir la voie à l’unité nationale. Lors des soulèvements arabes de 2011, les Palestiniens de la Cisjordanie occupée et de Gaza se sont mobilisés par milliers pour réclamer l’unité nationale. Les manifestations menées par les jeunes ont appelé le Hamas et le Fatah à mettre fin à leurs divisions et à leurs querelles politiques. En réponse à la pression exercée par les manifestations du 15 mars 2011, le Fatah et le Hamas ont signé un accord de réconciliation au Caire deux mois plus tard, bien qu’il n’ait jamais été mis en œuvre. Dix ans après les manifestations de 2011 en faveur de l’unité nationale, le soulèvement de 2021 a relancé des revendications similaires, mais en mettant à nouveau l’accent sur l’unification du peuple palestinien lui-même plutôt que sur la réconciliation des factions politiques. Il a recueilli une participation encore plus large dans toutes les régions de la Palestine colonisée. 

Le soulèvement de 2021 a éclaté en réponse à la dépossession des familles palestiniennes du quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem, ainsi qu’aux empiètements israéliens sur l’enceinte d’Al-Aqsa et aux nouvelles attaques contre Gaza. Largement surnommée « l’Intifada de l’unité », la révolte a vu des groupes de toute la Palestine colonisée organiser depuis les bases des manifestations et des actes de résistance. La grève générale du 18 mai, qui a puissamment unifié les Palestiniens au-delà des clivages géographiques et politiques, a été l’une des plus importantes. Leur slogan, « La libération est à notre portée », appelait à une rupture décisive avec la notion d’État définie par [les accords d’] Oslo et le système politique qui en découle. Dans le Manifeste de la Dignité et de l’Espoir du soulèvement, les organisateurs appelaient à la réunification du peuple palestinien et à surmonter les divisions internes et la fragmentation géographique. 

Le régime israélien a finalement écrasé le soulèvement de 2021 par la force brute et des arrestations massives. Dans le même temps, l’Autorité palestinienne (AP) n’a pas soutenu l’Intifada de l’Unité et a participé à sa répression par le biais d’une coordination sécuritaire permanente avec les autorités israéliennes. De nombreux Palestiniens considèrent l’assassinat par l’AP de Nizar Banat, figure de la société civile, comme l’événement décisif qui a marqué le début de la fin du soulèvement. 

Si le mouvement national palestinien avait accueilli l’Intifada de l’unité et les manifestations de 2011 pour ce qu’elles étaient – un cri populaire en faveur de l’unité – il aurait pu éviter l’état actuel de division politique. Au lieu de cela, les dirigeants de l’après-Oslo ont persisté dans un état d’esprit fragmenté et à somme nulle, ignorant les demandes populaires pour un système politique qui englobe tout le spectre de la représentation partisane et populaire. Ils ont préféré un régime autoritaire à une véritable unité, un penchant politique qui s’est manifesté de manière flagrante dans leur réponse à la guerre génocidaire qu’Israël mène actuellement contre Gaza. 

Après l’opération du 7 octobre et le début de l’assaut génocidaire d’Israël, les autorités de Cisjordanie et de Gaza ont retardé toute action coordonnée pendant plus de cinq mois, ne se réunissant à Moscou qu’en mars 2024, à l’invitation de la Russie. Elles se sont ensuite réunies à Pékin pour formuler un nouvel accord de réconciliation, le treizième entre le Fatah et le Hamas. Quatorze autres factions politiques palestiniennes ont participé à cette réunion. Bien que la déclaration de Pékin soit théoriquement prometteuse, elle manque de mécanismes de mise en œuvre contraignants et d’un calendrier précis. Elle est donc restée bloquée, car ni le Fatah ni le Hamas n’ont pu se mettre d’accord sur des questions essentielles, notamment les stratégies de résistance, les principes de représentation, le rôle des factions armées et les modèles de gouvernance. En conséquence, non seulement les factions n’ont pas mis en œuvre l’accord, mais elles ont également fait activement obstruction à sa progression, mues par des divisions bien ancrées et des intérêts politiques personnels, au mépris flagrant de l’urgence du génocide en cours. Cela reflète plus largement l’incapacité du corps politique palestinien dans son ensemble à prendre des mesures politiques significatives proportionnelles à l’ampleur des défis existentiels actuels. En ce moment de péril sans précédent, la nécessité d’un renouveau politique est devenue une question de survie collective, à laquelle les dirigeants ne veulent pas faire face. 

L’unité politique, une question de survie 

Bien que de nombreux scénarios d’après-guerre aient été proposés, peu ont abordé de manière significative l’impérieuse nécessité de la reconstruction politique palestinienne et du rétablissement de l’unité nationale. Ces propositions incluent le rétablissement d’un régime militaire israélien direct à Gaza ; la création d’une administration locale composée de personnalités locales approuvées sous contrôle militaire ou administratif israélien ; une administration externe, régionale ou internationale de Gaza ; la poursuite de la gouvernance du Hamas, indépendamment ou en coalition avec d’autres factions palestiniennes ; une prise de contrôle par l’AP ; ou la formation d’un gouvernement national de secours ou de réconciliation reposant sur un large consensus national, tel que celui envisagé dans la déclaration de Pékin. La plupart de ces propositions ont été élaborées sans la participation des Palestiniens. Il n’est donc pas surprenant qu’il n’y ait pas de discussion sur la nécessité de reconstruire les capacités d’action et d’organisation palestiniennes. 

Quel que soit le scénario qui façonnera la prochaine phase, un dialogue national inclusif qui sorte de l’impasse actuelle et engage la société civile palestinienne dans son ensemble reste la première étape essentielle de la reconstruction politique. Il est essentiel que ce dialogue ne répète pas les échecs des efforts passés. Le Fatah et le Hamas se sont engagés dans de multiples dialogues de réconciliation depuis le début de la division intra-palestinienne en 2007, mais tous ont échoué. Ces efforts se sont avérés vains en raison de l’absence d’accords de gouvernance partagée applicables, mais aussi parce que les deux factions continuent de privilégier les intérêts étroits des factions par rapport aux besoins nationaux et refusent d’examiner d’un œil critique les fondements du système politique existant. En l’absence de tout mécanisme de responsabilisation, le peuple palestinien reste prisonnier d’un cycle de stagnation politique et de fragmentation, avec peu de recours pour se frayer un chemin vers un avenir renouvelé et représentatif. 

De l’effondrement au pouvoir collectif 

Au fil des ans, les principales forces qui entretiennent la fragmentation palestinienne ont travaillé à renforcer un système politique en ruine qui a perdu à la fois la capacité et la légitimité de diriger le peuple palestinien dans sa quête de droits et de revendications nationales. Pour dépasser l’état actuel de fragmentation et de stagnation politiques, la communauté politique palestinienne au sens large et les forces émergentes au sein de la société civile doivent s’engager de toute urgence à respecter les piliers suivants pour reconstruire un mouvement national unifié : 

  • Mettre en place des mécanismes de responsabilité et de redevabilité efficaces, ainsi qu’une stratégie tournée vers l’avenir pour reconstruire le mouvement national qui dépasse les accords inefficaces de partage du pouvoir et jette les bases d’un nouveau système de gouvernance. 
  • Rejeter la personnalisation du pouvoir, c’est-à-dire s’éloigner d’un système de leadership centré sur un seul individu, comme on l’a vu avec l’Arafatisme, le Fayyadisme et l’Abbassisme. Il faut au contraire donner aux organisations de la société civile palestinienne les moyens de participer de manière significative au processus national de prise de décision. 
  • Envisager une direction collective capable de faire avancer une stratégie palestinienne représentative et unifiée pour la libération. 
  • Donner la priorité aux besoins et aux aspirations du peuple palestinien par rapport aux exigences des acteurs extérieurs ou de la puissance occupante. 
  • Mettre en place des structures étatiques efficaces, réformer les institutions nationales et reconstruire le secteur de la sécurité conformément à la demande générale de liberté. 
  • Reconnaître que la demande de liberté ne peut être satisfaite sans une confrontation directe avec les réalités de la colonisation. Cela doit faire partie intégrante d’un mouvement stratégique plus large pour la libération. 

Ces piliers constituent le fondement urgent de la reconstruction d’un projet politique capable de résister à la fracturation et d’écarter la menace imminente de l’effacement national. En effet, la conjoncture actuelle offre une rare ouverture politique, forgée au prix d’immenses sacrifices et de pertes irréparables. Les Palestiniens, en particulier ceux qui sont responsables de la prise de décision politique et de la défense des intérêts, ne doivent pas gâcher cette opportunité. Ils doivent saisir ce moment pour initier une reconstruction politique significative et articuler une vision nationale et un leadership capables de résister à la menace permanente qui pèse sur l’existence nationale palestinienne. Cette vision politique doit transformer la réalité actuelle des « fronts séparés » – une division délibérément créée et ancrée par le régime d’occupation pour maintenir la fragmentation et la faiblesse des Palestiniens – en un front unifié qui rassemble tous les Palestiniens et restaure leur identité nationale collective et leur sens de l’unité. 

Le répertoire national palestinien est riche de luttes collectives et de moments de résilience. L’Intifada de l’Unité de 2021 est une démonstration convaincante et inspirante de la façon de faire face à la fragmentation politique. Elle constitue un héritage profondément précieux en tant que modèle d’unité et de défi, mais les dirigeants politiques et les institutions palestiniennes n’ont pas réussi à traduire ce potentiel en changements significatifs. La réalisation du potentiel de cet héritage collectif d’unité et de résistance exige une action politique responsable et une véritable réforme du système politique palestinien. Il s’agit notamment de mettre fin au monopole de la prise de décision, de rejeter la soumission aux diktats internationaux, de redéfinir le contrat politique et social et de donner une nouvelle orientation au projet national, conformément aux piliers du renouveau décrits ci-dessus. 

Ces mesures de reconstruction du projet politique palestinien sont essentielles pour résister à l’hégémonie, affronter la colonisation et assurer la survie et la libération des Palestiniens. Sans un acte de reconstruction politique unificateur et tourné vers l’avenir, les Palestiniens ne seront pas en mesure d’atteindre ces objectifs – et personne d’autre ne le fera en leur nom. 

Traduction : JC pour l’Agence Média Palestine
Source : Al-Shabaka 

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