Ahmad, un adolescent de 16 ans vivant à Gaza, quitte son domicile à 3 heures du matin, armé d’un marteau en fer et d’un couteau utilitaire. Mais Ahmad n’est ni soldat ni combattant. Il ne cherche qu’une seule chose : obtenir un sac de farine. Et pour cela, il doit être prêt à mourir.
Par Tareq S. Hajjaj, le 19 juin 2025

Ahmad Mosabih, 16 ans, a emporté ce qu’il jugeait nécessaire pour un voyage que personne de son âge ne devrait avoir à faire. Il a pris un marteau en fer de cinquante centimètres de long, a glissé un couteau utilitaire dans sa poche et a quitté son domicile à 3 heures du matin avec un seul objectif : se procurer un sac de farine.
Ahmad s’était préparé pour ce voyage depuis la veille au soir. Une fois prêt à l’aube, il est parti de la partie ouest de la ville de Gaza, du quartier de Tal al-Hawa, en direction du sud-ouest vers le rond-point al-Nabulsi. Cet endroit est la porte d’entrée vers le nord de Gaza par laquelle passent les camions d’aide humanitaire. Ces camions appartiennent à des commerçants, des entreprises commerciales ou des organisations humanitaires opérant à Gaza. Peu importe qui les exploite, ils constituent le seul espoir d’Ahmad pour survivre temporairement.
Le trajet entre Tal al-Hawa et le rond-point al-Nabulsi dure un peu moins d’une heure. Ahmad, accompagné de quelques membres de sa famille et de voisins, trouve à son arrivée des milliers de personnes qui attendent, dispersées en groupes et guettant avec appréhension l’arrivée d’un camion. Tout le monde essaie d’obtenir de la nourriture, mais chacun est également conscient des dangers : les tirs des forces israéliennes, qui sont devenus quotidiens, et la menace de vol ou de pillage par d’autres Gazaouis s’ils parviennent à mettre la main sur un sac de farine.
Si Ahmad a ressenti une immense fierté après être rentré sain et sauf, il n’éprouvait pas cette fierté lorsqu’il se tenait parmi la foule qui attendait la farine. La vie avait décidé pour lui.
La guerre a effacé les détails de la vie sociale et n’a laissé que destruction et un quotidien éprouvant, marqué par la lutte pour la survie. Telle est la réalité des milliers de Palestiniens qui effectuent chaque jour un périple éprouvant pour se rendre aux centres de distribution d’aide humanitaire gérés par la Gaza Humanitarian Foundation, soutenue par Israël et dirigée par les États-Unis, et chaque fois que les forces israéliennes ouvrent le feu sur la foule et commettent un nouveau massacre.
Ahmad est retourné à son refuge à Tal al-Hawa à midi, avec un sac de farine. C’était sa victoire. Mais les changements dans la vie d’Ahmad vont bien au-delà de la sécurité alimentaire, et toute la population de Gaza a subi la même transformation.
Transformation sociale : lutter pour survivre
Depuis le début de la guerre, la majorité des habitants de Gaza vivent dans des centres de déplacement, luttant chaque jour pour accéder au strict minimum nécessaire à la survie. La famine s’installe, s’atténue légèrement, puis revient, mais pendant tout ce temps, les tueries ne cessent jamais.
Vivre dans de telles conditions pendant de longues périodes a transformé la société. La nouvelle société qui émerge à Gaza, née sous les bombardements et l’anéantissement, est entièrement tournée vers la lutte pour la nourriture et la survie.
« Qu’est-ce qui me pousserait à entreprendre un tel voyage ? », se demande Ahmad. «Qu’est-ce qui me ferait me lever si tôt le matin et partir pour un voyage semé de morts ? Une balle perdue pourrait m’atteindre. Ou peut-être un missile comme ceux que l’armée israélienne tire sur des gens affamés. »
« Je survivrai peut-être à l’armée et rentrerai chez moi, mais je risque de trouver un voleur qui m’attend », poursuit Ahmad. « Cette guerre m’a appris que si tu n’es pas fort, ceux qui sont plus forts que toi te prendront ton pain. »
« Cette guerre nous a transformés en monstres », dit Ahmad. « Ce n’était pas notre vie. Ce n’était pas notre nature. Ce n’était pas pour cela que nous nous réveillions chaque matin. »
Ahmad raconte comment la vie était différente, comment les maisons étaient pleines de nourriture et comment la terre était toujours cultivée. « Maintenant, notre terre est semée de chars, de missiles et du sang des morts », dit-il.
Il n’a plus le luxe de penser à l’avenir. Quand on lui pose la question, il définit « l’avenir » comme le lendemain. « Si je survis aujourd’hui, je pourrai parler de demain, mais rien ne garantit que je serai encore en vie pour le voir. »
Vivre en sachant que l’on est en train d’être exterminé
Nabil Hammou, 39 ans, est reconnaissable à la tache circulaire laissée sur son pantalon par le sol sur lequel il reste assis toute la journée. Il regrette le vie qu’il menait autrefois.
Diplômé d’une université et titulaire d’un master, Nabil travaillait dans une entreprise privée, mais sa vie a basculé lorsque sa maison à Shuja’iyya a été détruite. Il a alors emménagé chez sa belle-sœur dans la rue al-Wihda, dans l’ouest de la ville de Gaza.
Malgré les difficultés, Nabil s’estime chanceux d’avoir trouvé un toit après les bombardements et de ne pas avoir fini dans une tente. Pourtant, par honte, il se sent obligé de quitter la maison du matin au soir, passant ses journées dehors et ne rentrant que la nuit pour dormir à côté de sa famille.
Pour lui, ce sacrifice quotidien permet à sa belle-sœur d’avoir l’espace et l’intimité qu’elle mérite. Il lui laisse la journée et prend la nuit.
« Regardez-nous », dit Nabil. « Je me sens parfois honteux quand les gens passent et me voient assis au même endroit toute la journée. Personne ne sait pourquoi je suis ici. Certains pensent que je suis un mendiant. D’autres supposent que je n’ai nulle part où aller. Et en vérité, c’est le cas. »
Nabil a choisi la rue pour ne pas être à charge de ceux qui l’hébergent. Alors qu’il est assis, d’autres personnes déplacées le rejoignent. Il semble qu’il ne soit pas le seul dans cette situation.
Des dizaines de personnes passent désormais leurs journées à errer dans les rues, non pas parce qu’elles n’ont rien à faire, mais parce qu’elles n’ont nulle part où aller. Beaucoup sont hébergées temporairement chez des proches dans des logements surpeuplés ou vivent dans des tentes impropres à servir d’abri pendant la journée en raison de la chaleur extrême. Elles finissent dans les rues et les espaces publics, passant leur temps à l’extérieur, hors de ces murs qui ne sont pas les leurs.
Mais c’est dans les tentes que la nouvelle structure sociale apparaît le plus clairement. Les campements pour déplacés n’offrent aucune intimité. De minces morceaux de tissu séparent les familles les unes des autres, et il faut attendre longtemps pour se laver et aller aux toilettes. Les enfants naissent dans la faim et grandissent dans un néant caractérisé par le dénuement.
Dans la région côtière de Mawasi, près de Khan Younis, Amina al-Sayyed, 52 ans, est assise dans sa tente et décrit les changements sociaux qu’elle a observés. « Tuer est désormais monnaie courante », dit-elle. « Il ne se passe pas une heure sans qu’on apprenne qu’une personne a été tuée ou qu’une famille entière a été exterminée. Cela façonne la conscience de nos enfants. Ils ne parlent que de ça. »
« Il n’y a pas longtemps, mon fils de cinq ans a été témoin d’un massacre à Mawasi Khan Younis », poursuit-elle. « Il est venu me voir et m’a dit : « J’ai vu un salade de gens. » Cette expression m’a bouleversée, la façon dont il l’a décrite. C’est ainsi qu’il a assimilé ces corps éparpillés et déchiquetés. »
Elle explique que la vie de ses enfants a radicalement changé. Ils passent la plupart de leur temps à faire la queue : pour le pain, pour la distribution de nourriture, pour l’aide humanitaire.
« Leur vie a changé, ou plus exactement, leur enfance est terminée », explique Amina. « Ils sont désormais tous responsables de choses qu’ils ne peuvent pas leur offrir : la nourriture et la sécurité. »
Amina dit que ses enfants s’endorment chaque soir dans la peur et qu’elle ne les a jamais vus dormir paisiblement. Mais le plus dévastateur, dit-elle, c’est de continuer à vivre en sachant que l’on est en train d’être exterminé et de ne rien pouvoir faire pour l’empêcher.
Tareq S. Hajjaj est correspondant à Gaza pour Mondoweiss et membre de l’Union des écrivains palestiniens. Suivez-le sur Twitter/X à l’adresse @Tareqshajjaj.
Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : Mondoweiss



