Par Qassam Muaddi, le 14 Juillet 2025
Les habitants du village de Taybeh vivent en harmonie depuis des générations avec les Bédouins installés à proximité. Aujourd’hui, la colonisation israélienne et la diminution des terres disponibles pour ces communautés mettent leurs relations sociales à rude épreuve, tandis que la violence des colons israéliens les menace tous deux.

Un campement de Bédouins expulsés de leurs terres de pâturage, installé à la lisière du village de Taybeh, juin 2025. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Le sol brûlé recrache des traînées de fumée à travers l’épaisse couche de cendres noires qui le recouvre, depuis les croix de pierre éparpillées dans le cimetière du village jusqu’aux anciens murs d’une église byzantine du IVᵉ siècle. Lundi dernier, le 7 juillet, des colons israéliens sont venus ici, à l’intérieur même du périmètre urbain du village. Ils ont laissé leur marque en incendiant les abords de l’église historique d’al-Khader (Saint Georges), le lieu le plus sacré pour les habitants du village.
Située au nord-est de Ramallah, la ville de Taybeh est le dernier village à majorité chrétienne de Palestine, en Cisjordanie occupée. Cette attaque contre le village palestinien constitue un précédent funeste pour ses habitants, mais elle ne les a pas surpris. Cette éventualité se préparait depuis des décennies, depuis que Taybeh a commencé à perdre ses terres à cause des accaparements israéliens et de l’expansion des colonies.

Conséquences d’un incendie criminel perpétré par des colons israéliens près de l’église al-Khader, dans le village palestinien de Taybeh, au nord-est de Ramallah, le 7 juillet 2025. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Au sommet d’une colline exposée au coucher du soleil se trouve la maison d’Abdallah Abu Fazaa, à la lisière de Taybeh. Hors du village, à moins de cinq minutes de son centre, Abu Fazaa continue de vivre en Bédouin dans une habitation préfabriquée, comme sa famille le fait depuis des générations, ou du moins essaie-t-il de le faire. Avec moins de dix moutons dans une petite étable attenante, l’espace ouvert sur la colline suffit à peine pour faire paître ce qui reste de son maigre troupeau.
La surface dérisoire qu’il occupe aujourd’hui n’a rien à voir avec les collines ondulantes où lui et ses fils passaient autrefois leurs journées à faire paître des dizaines et des dizaines de chèvres et de moutons sur les pentes orientales de la vallée du Jourdain, entre Taybeh et Jéricho. Tout a changé après le 7 octobre 2023.
À un regard de son père, le plus jeune fils d’Abdallah, Ibrahim, se lève d’un matelas posé à même le sol, typique des habitations bédouines, saisit une théière placée au centre de la pièce des invités et sert au visiteur une tasse de thé fortement sucré, comme le veut l’hospitalité bédouine, toujours avec la main droite, selon les règles de bienséance bédouines. Son père allume une cigarette et fait un geste de la main pour signifier qu’il ne souhaite pas être photographié.
Abdallah Abu Fazaa et sa famille ont été expulsés des pentes orientales de Taybeh par des colons israéliens peu avant le début de la guerre israélienne contre Gaza, comme toutes les autres familles de sa communauté. Aujourd’hui, il n’ose plus s’approcher de l’endroit où il a vécu depuis son enfance, là où les colons israéliens installent depuis plus d’un an et demi des canalisations d’irrigation et utilisent leurs collines pour faire paître des vaches.
Abu Fazaa craint d’être agressé ou même tué s’il y retourne. Repoussé aux marges du village, près des oliveraies des familles palestiniennes de Taybeh, Abu Fazaa est contraint de réduire la taille de son troupeau pour pouvoir continuer son métier de berger et subvenir à ses besoins. Pourtant, il reconnaît : « Quand tu ne peux plus te déplacer et qu’on t’oblige à rester au même endroit, tu n’es plus vraiment un Bédouin. »
Mais ce n’est pas la première fois que la famille Abu Fazaa doit affronter le déplacement ou des restrictions de circulation. Au fil des décennies, les Bédouins sont devenus partie intégrante du tissu social des villages et des villes qui parsèment cette terre qu’ils considèrent comme leur foyer. Taybeh en fait partie.
L’expulsion de ces communautés bédouines de vastes pans de leurs pâturages s’accompagne de la confiscation par Israël des terres de ces villages, transformant la vie des Bédouins comme celle des villageois.

Un campement de Bédouins expulsés de leurs terres de pâturage, installé à la lisière du village de Taybeh, juin 2025. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Perturber un écosystème social générationnel
« Avant l’occupation de 1967, nous étions tous des paysans et nous vivions des produits de la terre, et les Bédouins faisaient partie du cycle agricole annuel », raconte Naameh Abdallah, une habitante de Taybeh âgée de 83 ans, à Mondoweiss. « Toutes les terres qui sont aujourd’hui classées en zone C entre Taybeh et Jéricho appartiennent aux familles de Taybeh, et c’étaient toutes des terres agricoles. »
« Nous les cultivions avec différentes cultures saisonnières : nous gardions la moitié des terres pour le blé, dont nous faisions tout notre pain, et l’autre moitié pour des pois chiches, lentilles, sésame ou autres grains, selon la saison, et l’année suivante, nous échangions les moitiés », poursuit-elle.
Pendant l’été, les familles bédouines montaient depuis la vallée du Jourdain et les environs de Jéricho pour chercher la fraîcheur en altitude, explique Abdallah. « Elles installaient leurs campements sur nos terres, où elles faisaient paître leurs troupeaux, et elles fertilisaient ces terres. Nous avions des accords verbaux avec elles », détaille-t-elle. « Elles nous payaient l’utilisation de nos terres avec, par exemple, un agneau ou du lait et du fromage, et nous leur donnions aussi une partie de notre récolte. C’est pour cela que nous avons toujours eu de bonnes relations avec les Bédouins et que nous les considérons, comme encore aujourd’hui, comme faisant partie du village. »
Mais ces relations ont commencé à changer avec les bouleversements causés par l’occupation israélienne de 1967, qui a transformé profondément l’économie rurale palestinienne et brisé le lien des Palestiniens avec leur terre, et entre eux.
« Pour nous, c’était un nouvel épisode du même processus qui a commencé en 1948 », souligne Abdallah Abu Fazaa. « Notre famille appartient au clan bédouin Kaabnah, qui s’étend depuis le nord du désert d’Arabie, au sud de la Jordanie, en passant par le désert du Néguev, jusqu’aux collines d’Hébron. »
La famille Abu Fazaa vivait depuis des générations entre les collines du sud d’Hébron et le nord du désert du Néguev, avant d’être expulsée en 1948 et forcée de partir vers le nord, dans la vallée du Jourdain. Là, ils ont continué à mener une vie nomade.
« Avant 1967, nous nous déplacions entre la zone d’al-Auja, près de Jéricho, et les pentes de Taybeh, à environ 6 à 8 kilomètres sous le village », décrit Abu Fazaa. « Les habitants de Taybeh continuaient à cultiver ces terres. »
Après l’occupation, les plaines d’al-Auja devinrent inaccessibles pour la famille Abu Fazaa, car l’armée israélienne en fit des zones d’entraînement militaire. Cela modifia leurs déplacements saisonniers : « Les collines qui étaient notre campement d’été devinrent notre lieu pour passer l’hiver », explique-t-il. « Et en été, nous montions encore plus haut, tout près du village, juste à la lisière des oliveraies. C’est là que les choses se sont compliquées. »
Ce fut le début d’une série de bouleversements sociaux provoqués par l’occupation. L’agriculture de Taybeh a été décimée : des terres ont été confisquées par l’armée et, plus tard, utilisées pour construire la colonie israélienne d’Ofra. « L’occupation de 1967 a mis fin à l’agriculture telle que nous la connaissions », se souvient Naameh Abdallah. « Je me rappelle qu’en juin 1967, mon défunt père et deux de mes frères moissonnaient le blé à l’ouest du village quand l’armée israélienne est arrivée et leur a ordonné de partir immédiatement, les forçant à abandonner la récolte. »
« Ce fut la dernière fois que nous avons pu accéder à cette terre », ajoute-t-elle. « Aujourd’hui, la colonie israélienne d’Ofra s’y trouve. »
Abdallah raconte que sa famille cultivait plus de cent dunams (plus de 10 hectares) de terres : « et nous avions à peine de quoi vivre et vendre, car nous étions une grande famille de douze personnes. »
Quand ils ont perdu l’accès à une grande partie de leurs terres, tout a changé. « Trois de mes frères ont émigré en Amérique pour chercher du travail, et dans la famille de mon oncle, ceux qui ne sont pas partis ont commencé à travailler dans la construction, souvent en Israël », dit-elle. « C’était le seul travail qui rapportait assez pour vivre, sauf si l’on faisait des études. D’une manière ou d’une autre, nous avons donc été forcés d’arrêter d’être paysans. »

Famille bédouine déplacée des pentes orientales en octobre 2024, campant sur les terres du village de Rammun, à l’est de Ramallah, en face de la route Allon. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Puis vinrent les colons
Dans les années 1970, alors qu’Israël étendait sa politique de colonisation en Cisjordanie, encore plus de terres devinrent inaccessibles aux Palestiniens. L’outil le plus utilisé fut la création de « zones de tir militaire », officiellement réservées à l’entraînement, mais qui servirent ensuite à bâtir des colonies. En 1979, Ariel Sharon, alors ministre de l’Agriculture, déclara même que ces zones serviraient de « réserves foncières pour les colonies », comme l’a révélé +972 Magazine. Cette politique continue aujourd’hui, comme dans le cas récent de Masafer Yatta, où vivent 2 000 personnes menacées d’expulsion.
Ces mesures ont rendu impossible l’exploitation agricole permanente des terres, notamment celles classées zone C après les accords d’Oslo de 1993, où Israël garde le contrôle direct.
« Dans ces zones, nous ne pouvions plus cultiver comme avant », observe Naameh Abdallah. « Et avec plus de jeunes qui faisaient des études et cherchaient un emploi stable, il n’y avait plus assez de bras pour continuer à cultiver. Nous avons donc commencé à dépendre davantage des familles bédouines pour entretenir ces terres. »
Abu Fazaa explique que la génération de son père faisait paître les troupeaux l’été et fertilisait les terres, que les habitants de Taybeh cultivaient ensuite en hiver. « Ces terres sont devenues notre lieu de vie semi-permanent, que les habitants de Taybeh n’exploitaient plus », dit-il. « Et notre lieu d’été s’est déplacé juste à l’extérieur du village, là où la génération de mon père n’allait même pas. »
« Puis vinrent les colons, avec l’armée israélienne. »
En 1977, Israël établit la colonie de Rimonim sur une colline appartenant à des familles de Taybeh. Peu à peu, les colons et les soldats israéliens ont limité le pâturage des familles bédouines.
Cette implantation n’est pas un hasard : elle est située près de la route Allon, construite après la guerre de 1967 pour contrôler la vallée du Jourdain. Ce plan, conçu par le général Yigal Allon, servait officiellement la sécurité, mais visait en réalité l’annexion.

Les collines de Rammun, l’un des villages à l’est de Ramallah. Au centre, un véhicule circule sur la route Allon du nord au sud. En arrière-plan, Wadi Siq, d’où les colons israéliens ont expulsé 40 familles bédouines en octobre 2024, ainsi que les pentes orientales. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Khalil Tafakji, expert palestinien en cartographie, explique que le plan Allon est devenu la base du contrôle israélien et de la colonisation ultérieure. En 2019, Benjamin Netanyahou a proposé d’annexer la vallée du Jourdain, reprenant ce plan en y ajoutant explicitement le mot « annexion ». Depuis 2019, ce projet est porté par Bezalel Smotrich, ministre des Finances et membre de la coalition de Netanyahou.
Supprimer la dernière ligne de défense contre la colonisation
Rimonim fait partie d’une vingtaine de colonies construites le long de la route Allon dans les années 1970 et 1980, créant une ligne de contrôle israélienne. Ces colonies se sont établies sur des terres agricoles perdues par Taybeh.
Pendant des années, les communautés bédouines ont maintenu leur mode de vie saisonnier et constituaient la dernière présence palestinienne sur ces terres, freinant l’expansion coloniale. Mais cela a changé en 2020.
« En 2020, les colons sont devenus plus agressifs, surtout dans les pentes », raconte Abu Fazaa. « D’abord, ils s’approchaient de nos maisons et harcelaient nos troupeaux. Puis nous n’avons plus pu les faire paître dans certaines zones. Ensuite, ils se sont approchés encore plus souvent. »
Après le 7 octobre, l’escalade a atteint un niveau inédit. « Ils ont attaqué toutes les communautés des pentes orientales, menaçant les habitants avec des armes pour qu’ils partent », se souvient-il.
Sa communauté a dû remonter aux abords de Taybeh à l’été 2023. « Quand la guerre a éclaté, d’autres familles bédouines nous ont rejoints, expulsées elles aussi. » Plus tard, Abu Fazaa est retourné seul sur ses anciens pâturages : « Les colons avaient tout pris, démonté nos baraques, emporté nos affaires. J’ai compris que nous ne pouvions plus revenir. » Il soupire : « C’est là que ma mère m’a mis au monde, c’est là que j’ai grandi. »
Depuis octobre 2023, selon l’organisation al-Baidar, 18 communautés bédouines à l’est de Ramallah et Naplouse ont été expulsées, et 62 communautés au total en Cisjordanie, touchant 12 000 Bédouins.
« Les Bédouins font partie de la vie de notre village et de notre lien aux terres auxquelles nous n’avons plus accès », dit Naameh Abdallah. « Même si beaucoup de jeunes Bédouins sont enseignants ou médecins, leurs familles continuent de vivre et de faire paître comme toujours. »
Mais comme les terres se sont réduites, la symbiose entre villageois et Bédouins s’est érodée. « N’ayant plus d’espace, certains font paître aux abords du village et abîment les oliveraies », explique-t-elle. « Cela crée des tensions. »
Abu Fazaa raconte la même chose. « Depuis notre expulsion, les disputes se sont multipliées. Les moutons entrent parfois dans les oliveraies, qui pour les villageois valent autant que notre bétail pour nous. »

Éleveurs bédouins gardant leur troupeau de moutons en périphérie de la ville palestinienne de Taybeh, au nord-est de Ramallah. (Photo : Qassam Muaddi/Mondoweiss)
Pour éviter cela, il a vendu la plupart de ses moutons et n’en a gardé que dix, « tout ce que je peux faire paître sur cette colline ». Avec l’argent, il a acheté ce petit terrain où il vit maintenant. Il réfléchit à ce que cela signifie pour lui : le début d’une sédentarisation forcée. « Maintenant, je possède un bout de terre au lieu de moutons. La prochaine étape serait de construire une maison en béton, et de vendre les derniers moutons, avant que cette colline devienne un quartier résidentiel. Mais je ne peux pas encore franchir ce pas. » Son plus jeune fils, Ibrahim, se lève du matelas et sert une nouvelle tasse de thé trop sucré, de la main droite.
« Je suis toujours un Bédouin, et je ne change pas de mode de vie par choix ou par confort. C’est par la force, celle de l’occupation et de ses colons », conclut Abu Fazaa, le regard perdu vers la colline face au coucher de soleil de Taybeh, depuis sa maison préfabriquée.
Traduction : ST pour Agence Media Palestine
Source : Mondoweiss



