Par Erik Skare, le 18 Juillet 2025.
Erik Skare est historien à l’Université d’Oslo et l’auteur de Road to October 7: A Brief History of Palestinian Islamism et A History of Palestinian Islamic Jihad: Faith, Awareness, and Revolution in the Middle East.
Dans les années qui ont précédé l’attaque du 7 octobre, une lutte de pouvoir sur la stratégie s’est déroulée au sein du Hamas. Le refus d’Israël de dialoguer avec tout dirigeant palestinien exigeant la fin de l’occupation a donné l’initiative à la faction militariste de Yahya Sinwar.
Le 25 juin 2006, huit militants palestiniens des Brigades al-Qassam, du Comité de la résistance populaire et de l’Armée de l’Islam ont creusé un tunnel à l’extrémité sud de Gaza. S’approchant en silence, les militants ont surpris une unité de chars israélienne et tué deux soldats israéliens. Deux autres ont été blessés ; l’un d’eux, le sergent Gilad Shalit, a été enlevé et emmené à travers la clôture frontalière.
Les Israéliens ont réagi en bombardant la bande de Gaza, tuant 1 390 Palestiniens, dont 454 femmes et enfants. Lorsque le cessez-le-feu a été instauré quatre mois plus tard, en novembre, Shalit restait introuvable. Les négociations pour sa libération se sont poursuivies par des canaux officieux établis entre le Hamas et les autorités israéliennes. Après des années de renforcement de la confiance, les deux parties étaient prêtes à conclure un accord en 2011 : Shalit contre 1 027 prisonniers palestiniens.
Yahya Sinwar était alors incarcéré depuis vingt-deux ans. Il aurait été opposé à l’accord concernant Shalit, bien qu’il ait été lui-même inclus dans l’échange, car il le considérait comme offrant trop de concessions aux Israéliens. En réalité, lorsque les négociations ont atteint une phase cruciale, Sinwar a été placé à l’isolement, de peur qu’il ne fasse échouer l’échange de prisonniers.
Prison à ciel ouvert
On ignore ce que Yahya Sinwar a ressenti lorsqu’il est revenu à Gaza et a constaté les changements survenus au cours des deux dernières décennies. Une chose était certaine : la désolation de la bande de Gaza, dont la population avait plus que doublé, passant de 589 000 habitants en 1988 à 1,6 million en 2011. Le blocus israélo-égyptien imposé à Gaza avait détruit son économie, infligeant une punition collective à sa population. Celle-ci était effectivement confinée dans ce qui ne peut être décrit que comme une prison à ciel ouvert.
Le sous-développement de Gaza s’est poursuivi avec une intensité constante tout au long des années 2010. En 2022, près de 80 % de la population dépendait de l’aide humanitaire, l’insécurité alimentaire atteignait 65,9 %, et près de la moitié souffrait de pauvreté multidimensionnelle. Plus de la moitié de la population était au chômage dès 2018, avec des taux dépassant les 70 % parmi les jeunes.
“Yahya Sinwar aurait été opposé à l’accord sur Gilad Shalit, bien qu’il y ait été inclus, car il considérait qu’il offrait trop de concessions aux Israéliens.”
Près de la moitié de la population de Gaza était composée d’enfants, et un adolescent de seize ans, en 2023, aurait connu quatre guerres et un nombre incalculable d’escarmouches, de frappes aériennes et d’affrontements transfrontaliers. Le rapport de la mission d’enquête des Nations unies sur le conflit à Gaza (également connu sous le nom de rapport Goldstone), publié en 2009, affirmait que le principal objectif des restrictions sur l’entrée des marchandises à Gaza était « de provoquer une situation dans laquelle la population civile trouverait la vie si intolérable qu’elle partirait (si cela était possible) ou qu’elle renverserait le Hamas, tout en infligeant une punition collective à la population civile ».
Il est également difficile de savoir ce que Sinwar pensait des évolutions internes à son propre mouvement, le Hamas. Lorsqu’il a été emprisonné en 1988, le Hamas était un mouvement clandestin, et son appareil militaire n’était qu’un petit réseau de cellules armées. Désormais, le Hamas était devenu le gouvernement, responsable du bien-être social et de l’administration à Gaza. Les Brigades al-Qassam faisaient office de service de sécurité de facto dans la bande.
Sinwar avait été personnellement proche du guide spirituel du Hamas, Ahmed Yassine, ainsi que de militants comme Salah Shahada. Désormais, les hautes sphères du mouvement étaient peuplées par une classe de politiciens professionnels, « qui avaient oublié ce que cela faisait d’être traqué ou emprisonné », comme l’a formulé le journaliste israélien Avi Issacharoff.
Sinwar gravit rapidement les échelons au sein du Hamas. Son ancienneté, ses références dans la lutte armée palestinienne et le temps passé en prison faisaient de lui une figure incontestable pour la branche militaire, qui lui vouait une loyauté sans faille. Son frère, Muhammad, occupait un poste de commandement militaire important au sein des Brigades al-Qassam, ce qui assurait un canal de communication essentiel entre les deux ailes du mouvement.
L’ascension de Sinwar
En 2015, Yahya Sinwar était devenu de facto le ministre de la sécurité du Hamas, chargé de mener les négociations avec Israël pour obtenir la libération de prisonniers du Hamas détenus en Israël, en échange des corps de deux soldats israéliens tués ainsi que de la libération de deux civils israéliens ayant erré dans Gaza et y ayant été capturés.
La position de Sinwar se renforça également au sein des Brigades al-Qassam. Le dirigeant de haut rang Ahmad al-Ja’bari ayant été assassiné en novembre 2012, Muhammad Deif dut reprendre le commandement de la branche militaire. Cependant, Deif était physiquement affaibli, après avoir survécu à au moins cinq tentatives d’assassinat entre 2001 et 2014. Lors de la première tentative, il perdit un œil et une partie d’un bras. Lors de la deuxième, en 2006, il fut grièvement blessé, perdant apparemment d’autres membres, et dut subir une série de traitements orthopédiques, cédant temporairement sa place à al-Ja’bari.
Paralysé et soumis à de longues périodes de rééducation, Deif laissa son adjoint, Marwan Issa, gérer les affaires quotidiennes. Sinwar, lui, renforçait son ascension par une stratégie claire : se présenter comme l’exact opposé des autres leaders politiques du Hamas.
Le 18 août 2014, pendant l’opération Bordure protectrice, les Israéliens larguèrent une bombe d’une tonne sur la maison de Deif. Une minute plus tard, ils en larguèrent une seconde. Sa femme, son fils de sept mois et sa fille de trois ans furent tués. Deif, lui, survécut. Sa survie miraculeuse, perçue par certains comme une protection divine, contribua à lui conférer un statut légendaire. Mais ses graves handicaps et les maux de tête constants causés par des éclats d’obus logés dans son crâne faisaient que ce furent Sinwar et Issa qui exerçaient en pratique le commandement quotidien des Brigades al-Qassam.
Un autre élément central dans l’ascension de Sinwar fut sa capacité à se distinguer nettement des autres figures du Hamas. Par exemple, Khaled Mechaal fréquentait des hôtels de luxe, dialoguait avec la presse internationale et menait une vie relativement aisée selon les standards gazaouis. À l’inverse, Sinwar menait une vie ascétique, utilisant son capital politique dans des conditions modestes, au camp de réfugiés de Khan Younès, tout en évitant les médias.
Luttes de pouvoir
Lors des élections internes de 2017, Yahya Sinwar fut élu chef du Hamas à Gaza, succédant à Ismaïl Haniyeh, qui, lui, remplaça Khaled Mechaal à la tête du mouvement. Les observateurs ont interprété ces élections comme une protestation contre la direction du Hamas et ses politiques économiques et sociales à Gaza, ainsi que contre l’incapacité à tirer profit de la guerre de 2014, qui n’avait apporté que des destructions massives.
La formalisation de l’autorité de Sinwar a consacré un changement durable dans l’équilibre des pouvoirs au sein du Hamas. Alors que la direction extérieure contrôlait les Brigades al-Qassam depuis les années 1990 via la supervision des financements, la croissance de l’économie souterraine des tunnels à Gaza, ainsi que le redéploiement stratégique de l’aide iranienne vers la branche militaire, ont renforcé l’autonomie de la direction locale à Gaza.
Au milieu des années 2010, des rapports ont indiqué que les Brigades al-Qassam étaient devenues les véritables dirigeantes de Gaza, Deif, Issa et Sinwar détenant le pouvoir de décision ultime. Au-delà de l’ascension formelle de Sinwar dans la hiérarchie du Hamas, l’influence des Brigades al-Qassam s’est aussi renforcée par leurs victoires lors des élections locales dans plusieurs zones de la bande de Gaza.
On peut donc interpréter de deux manières la tentative du Hamas de réviser sa charte en 2017. D’une part, il était évident que la charte de 1988 ne servait plus les intérêts du mouvement. Le Hamas avait modéré plusieurs de ses positions dès le début des années 1990, et ses dirigeants et membres éminents ne faisaient presque jamais référence à cette charte pour expliquer leurs positions. Le mouvement s’était alors déjà éloigné d’une vision du conflit comme une conspiration mondiale judéo-croisée contre l’islam. La charte de 1988 ne reflétait plus cette nouvelle orientation qui distingue le judaïsme en tant que religion du sionisme en tant que mouvement politique. Pourtant, elle restait utilisée par les critiques pour présenter le Hamas comme intransigeant, fondamentaliste et, surtout, prétendument antisémite.
D’autre part, le processus de révision de la charte fut aussi provoqué par la montée en puissance des éléments les plus radicaux du Hamas lors des élections internes. Son principal architecte, Khaled Mechaal, espérait que le nouveau texte créerait un consensus sur les positions officielles du Hamas et obligerait « la nouvelle direction à s’y tenir, quelle que soit la tendance radicale de certains de ses membres », selon les mots de l’universitaire Khaled Hroub.
La Marche du Retour
Parce que Yahya Sinwar était perçu comme à la fois « extrêmement radical et en même temps impitoyablement pragmatique », selon The Economist, les prédictions à son sujet ont été très divergentes dans les années qui ont suivi. Beaucoup faisaient référence à son parcours militaire et prédisaient que son ascension augmentait le risque d’une nouvelle guerre entre Gaza et Israël.
Pourtant, Sinwar déclara rapidement qu’il adoptait une résistance populaire pacifique contre l’occupation israélienne, qu’il recherchait une trêve de long terme avec Israël et souhaitait relancer des négociations, qu’une nouvelle guerre n’était pas dans l’intérêt du Hamas, et qu’il travaillerait à une réconciliation politique avec Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne (AP) en Cisjordanie. En réalité, Sinwar contenait activement les tensions, ce qui fut interprété comme la prise de conscience naissante que Gaza avait davantage à perdre qu’Israël.
Bien qu’il ait aussi défendu l’usage de la violence pour attirer l’attention sur la cause palestinienne, il s’est révélé un acteur politique plus complexe qu’on ne le pensait au départ. Sinwar démontrait qu’il était possible d’être à la fois modéré et radical, selon le contexte, et que les facteurs extérieurs étaient déterminants dans la ligne politique adoptée.
« De nombreux éléments indiquent que la répression israélienne de la Grande Marche du Retour en 2018 fut un tournant décisif. »
La répression israélienne de la Grande Marche du Retour, en 2018, semble en effet marquer un tournant majeur. Mobilisant des Palestiniens de tous âges, genres, appartenances politiques et sociales, l’élément unificateur dès le départ fut un engagement commun à rester non armés et pacifiques. En faisant explicitement référence à la dépossession de 1948, les manifestants exigeaient le droit au retour dans les villages et villes dont ils avaient été expulsés lors de la Nakba.
Initialement portée par un sentiment d’optimisme, la marche était rythmée par des chants patriotiques, des repas partagés en famille, des jeunes filles en robes brodées traditionnelles. On priait, on jouait au football. Pour beaucoup de Gazaouis, la marche fut, dans un premier temps, un répit face aux conditions étouffantes de la bande de Gaza.
Dans son rapport de février 2019, la commission d’enquête internationale indépendante a conclu : « De l’avis de la commission, les manifestations étaient de nature civile, avaient des objectifs politiques clairement exprimés et, malgré quelques actes de violence significative, ne constituaient pas un combat ou une campagne militaire. »
Malgré cela, les soldats israéliens ont reçu l’ordre de tirer sur toute personne s’approchant à quelques centaines de mètres de la barrière et ont eu recours à une force considérable pour réprimer les manifestations.
Les forces israéliennes, principalement des snipers, ont abattu 223 Palestiniens au cours de la marche, dont 46 mineurs. Amnesty International a observé que : « Des soldats israéliens ont tiré sur des manifestants non armés, des passants, des journalistes et des membres du personnel médical, à environ 150 à 400 mètres de la barrière, là où ils ne représentaient aucune menace. »
À la fin des manifestations, au moins 10 000 personnes furent blessées, dont près de 2 000 enfants.
Impasse
À la fin des années 2010, il devait être clair pour Yahya Sinwar que le projet de gouvernance du Hamas à Gaza était devenu une perte nette pour le mouvement. Après plus d’une décennie au pouvoir, le Hamas n’était pas plus près de faire lever le blocus. La population de Gaza continuait de souffrir d’une pauvreté, d’un chômage et d’une dépendance à l’aide imposés par des choix politiques.
« Israël ne prenait même pas la peine de considérer le Hamas comme un acteur politique, mais voyait Gaza comme un simple problème sécuritaire, une population excédentaire à pacifier indéfiniment. »
La relation du Hamas avec l’Iran avait commencé à se normaliser, mais cela ne représentait guère plus qu’un retour au statu quo d’avant 2012. Quant aux efforts de réconciliation avec l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, ils n’aboutissaient à aucun résultat tangible.
À partir de 2020, les Accords d’Abraham ont entamé un processus de normalisation entre Israël et plusieurs États arabes, tandis que les négociations israélo-palestiniennes restaient dans l’impasse. Le blocus de Gaza s’était banalisé, et la Cisjordanie était maintenue sous contrôle par l’infrastructure sécuritaire israélienne. Il était alors évident que la cause palestinienne ne figurait plus parmi les priorités de la communauté internationale.
La popularité du Hamas déclinait également, et le mécontentement populaire grandissait en raison de l’incapacité du gouvernement à améliorer les conditions de vie. En mars 2019, des manifestations ont éclaté sous le slogan : « Nous voulons vivre »,
ce qui devint l’un des plus importants mouvements de protestation anti-gouvernemental à Gaza depuis 2007.
« Nous ne sommes pas politiques et nous ne voulons pas changer le système politique. Nous voulons simplement obtenir nos droits », déclara un activiste gazaoui.
« Nous voulons du travail, nous voulons vivre. Nous voulons l’égalité, la dignité et la liberté. »
La réponse du Hamas fut une répression violente des manifestants.
Malgré ce coût politique, le blocus a permis au Hamas de développer ses capacités militaires et son infrastructure. Des tunnels de contrebande existaient à Gaza depuis 1981, mais ce fut à partir du blocus de 2007 qu’ils devinrent une véritable bouée de sauvetage, utilisés de plus en plus pour faire passer de la nourriture, des médicaments, du carburant et d’autres produits essentiels pour survivre au-delà du strict minimum.
Parallèlement, un réseau de tunnels militaires fut également construit, surtout après que le Hamas eut évincé le Fatah de la bande de Gaza. Conscient que les Palestiniens ne pouvaient pas vaincre militairement l’occupation israélienne ni sur mer, ni dans les airs, ni sur terre, le Hamas développa une stratégie souterraine, qui lui permettait de se déplacer librement, de mener des exercices militaires et de tester des armes hors de portée des drones israéliens qui survolaient la région.
7 octobre
En 2021, le Hamas aurait creusé un réseau souterrain de plus de 500 kilomètres, avec certains tunnels assez larges pour qu’un véhicule puisse y circuler. Ce réseau servait également à fabriquer secrètement des armes, et bien que loin d’être autosuffisant, le Hamas produisait une grande partie de son propre arsenal, développait des drones, des véhicules sous-marins sans pilote, et menait des opérations de cyber-guerre.
Les armes que le Hamas ne pouvait pas fabriquer lui-même étaient introduites clandestinement dans Gaza depuis l’Iran, soit par la mer, soit par voie terrestre, d’abord via le Yémen et le Soudan, puis à travers le désert égyptien avec l’aide de contrebandiers bédouins. Des composants de missiles balistiques étaient ainsi acheminés jusqu’à Gaza, où des membres qualifiés des Brigades al-Qassam les assemblaient. Des ingénieurs du Hamas se rendaient également en Iran, où ils recevaient une formation pour développer des systèmes plus avancés.
« Bien qu’en impasse politique et diplomatique, le Hamas continuait de se renforcer militairement. »
En juillet 2023, une officière du renseignement israélien avertit ses supérieurs que le Hamas avait terminé une série d’exercices d’entraînement, dans lesquels la branche armée simulait des raids sur des kibboutzim israéliens et des postes militaires situés du côté israélien de la frontière de Gaza. Ses avertissements furent moqués et écartés comme étant de simples « imaginations ». Après tout, même s’il y avait eu des flambées de violence au cours des seize dernières années, aucune n’avait jamais véritablement menacé Israël.
De plus, ce n’était pas la première fois que le Hamas s’entraînait à des raids surprises sur le territoire israélien. Dès juin 2015, des journaux israéliens signalaient déjà qu’« il est possible que… lors de la prochaine guerre, le Hamas tente de pénétrer dans une localité ou une base israélienne pour y tuer le plus grand nombre possible de civils ou de soldats ». Pourtant, les exercices restaient des exercices.
Puis, le samedi 7 octobre 2023, à 6 h 30 du matin, le Hamas lança 2 200 roquettes depuis la bande de Gaza vers le sud et le centre d’Israël. Tandis que les sirènes d’alerte aérienne retentissaient, appelant les Israéliens à se mettre à l’abri, 3 000 combattants des forces spéciales du Hamas franchissaient le mur frontalier de Gaza et envahissaient Israël par voie terrestre, aérienne et maritime.
Traduction : ST pour Agence Media Palestine
Source : Jacobin



