Leçons d’Egypte : la Palestine et la révolution

Leçons d’Egypte : la Palestine et la révolution. 

 

Par Moustafa Barghouti

 

Counterpunch, 4-6 mars 2011

https://www.counterpunch.org/barghouthi03042011.html

 

 

L’élan et le tumulte des événements rendent parfois difficile de tirer les conclusions générales les plus importantes de ce qu’ils signifient. Ceci dit, le tsunami révolutionnaire qui a commencé en Tunisie et en Algérie, a atteint son sommet en Égypte et qui balaye actuellement d’autres pays comme la Libye et Bahreïn, offre une occasion unique d’observer comment les peuples peuvent refaire l’Histoire quand ils reconstruisent leur sort et leur futur. Il offre aussi une rare fenêtre scientifique pour observer la naissance du neuf sur l’ancien et pour étudier un moment de transformation qualitative qui a culminé d’un long processus d’accumulation quantitative qui illustre les lois dialectiques de la dynamique sociale de la manière la plus claire.

 

Ce qui s’est passé en Tunisie, puis en Égypte, et qui aura lieu certainement ailleurs, ne peut être produit ou fabriqué par un parti politique, un mouvement ou une force, locale ou autre. Les soulèvements sont le produit d’une longue évolution cumulative, qui dure des années, des décennies ou peut-être même des siècles dans certaines régions, et qui ont finalement éclaté en mouvements de protestation populaire de millions de gens avec une magnitude sans précédent dans l’histoire moderne du monde arabe, et peut-être de toute son histoire. Peut-être le seul moment d’une taille, d’une ambition et d’un souffle similaires a été la première année de la première Intifada populaire palestinienne (1987 – 88). Malheureusement, les accords d’Oslo ont sapé les magnifiques résultats initiaux de ce soulèvement et détruit une chance historique de finir l’occupation israélienne. Nous devons ajouter que ce moment révolutionnaire palestinien n’a jamais été suffisamment décrit, d’abord à cause de la différence de taille et d’importance stratégique comparées au cas égyptien, ensuite à cause du manque de couverture médiatique et de la sophistication sans précédent de la technologie des communications disponible aujourd’hui en Égypte.

 

Les événements d’Égypte aujourd’hui – comme ce fut le cas en Tunisie et dans toutes les grandes révolutions, comme les révolutions françaises et russes – personnifient ce que les sociologues ont appelé un « moment révolutionnaire ». Un tel moment a lieu quand les gouvernés refusent d’être gouvernés comme ils l’étaient et quand les gouvernants ne peuvent plus gouverner de la même manière. C’est un événement capital. C’est un de ceux auxquels peuvent se préparer les partis politiques, les mouvements et les forces, les intellectuels et l’action populaire spontanée. Mais elle est bien plus forte que ce que quiconque peut envisager, planifier ou chercher à produire. On ne fait pas les grandes révolutions. Elles fusent, comme des volcans, au sommet des forces montantes d’immenses contradictions sociales et politiques longtemps supprimées.

 

C’est précisément parce que ces contradictions ont été réprimées si longtemps, empêchées de s’exprimer et incapables d’évacuer leur colère, que le moment de l’explosion est trop puissant pour en prendre la tête ou le contrôler. Par conséquent, les forces et les partis politiques doivent faire attention à ne pas surestimer leur propre rôle, leur taille ou leur capacité par rapport à cette situation. Ils sont semblables à une sage-femme qui est là pour un bon accouchement, mais qui n’a pas fait l’embryon ni induit la naissance, ils ne sont ni la mère (le peuple), ni même la mère porteuse.

 

Plutôt que de se fustiger pour leurs actions passées, les forces politiques devraient se focaliser sur leur rôle actuel, qui est de s’assurer de la sécurité de la naissance et de la santé de l’enfant, et de le protéger contre toute tentative de la part du vieil ordre de l’avorter, de le tuer ou de l’étouffer. La révolution, où l’éruption, peut produire un nouveau-né, mais elle ne peut pas garantir sa survie et son bien-être. C’est l’une des tâches d’une avant-garde intellectuelle organisée et consciente.

 

Le phénomène se déployant aujourd’hui sous nos yeux n’est pas restreint à l’Égypte, il a ses racines dans la situation entière du monde arabe. Que la Tunisie ait été le premier pays à réagir vient du fait qu’il était le maillon le plus faible dans la chaîne d’un ordre interconnecté, dont les profondes contradictions internes, certaines anciennes et d’autres relativement nouvelles, devaient depuis longtemps être résolues.

 

Le système de gouvernement

 

Le système de gouvernement et la relation entre dirigeants et dirigés dans le monde arabe restent en tel désaccord avec les transformations démocratiques qui ont eu lieu ailleurs dans le monde qu’ils semblent non seulement loin derrière mais hors du cours de l’histoire humaine. Dans le monde, les gens ne tolèrent plus de systèmes de despotisme autoritaire totalitaires par essence, qui s’appuient comme moyen principal de contrôle sur des appareils sécuritaires arbitraires, qui survivent par la répression, la suppression et le déni de la dignité humaine, et dont la forme de gouvernement tourne autour d’un groupe exclusif ou d’un unique parti d’État.

 

Bien des régimes plus puissants que ceux que nous avons dans notre région se sont montrés finalement incapables de résister au vent du changement. L’exemple le plus visible est l’Union soviétique, dont les succès pour se protéger et protéger le monde contre la vague du nazisme et pour abattre l’Allemagne nazie, et dont la prouesse économique de changer l’économie de la Russie de féodale à moderne ne l’a pas protégé d’un effondrement rapide et retentissant quand les peuples des soviets ont décidé qu’ils ne pouvaient plus tolérer un régime totalitaire. Après des décennies où l’élite dirigeante soviétique contrôlait tout – les richesses nationales et des ressources, les agences militaires et sécuritaires, l’économie, tous les aspects de la vie politique et toutes les organisations et les associations liées à la santé à l’éducation et à la culture – et maintenait une emprise suffocante sur l’espace public et la société civile — il est venu un moment où le peuple a dit « ça suffit ! ».

 

Un autre exemple majeur se trouve dans les dictatures d’Amérique latine, longtemps nourries, soutenues et financées par les USA pour combattre les révolutions populaires comme celle du Nicaragua, afin de maintenir sa domination stratégique. Et puis le moment critique de la fin de la guerre froide est venu, et le principal étai propagandiste de toute cette constellation s’est effondré. D’un seul coup une dictature après l’autre est tombée tandis que les pays d’Amérique latine entraient finalement dans le champ du pluralisme et de la démocratie et commençaient à tracer leur chemin vers un vrai développement et à gagner des victoires majeures contre la pauvreté et le chômage. Le Brésil est l’exemple clé d’une nation dont les leaders élus successifs ont représenté des mouvements socio-politiques qui préconisaient un mélange de démocratie politique et sociale, et dont les politiques ont permis à leur pays de progresser à pas de géant, socialement et économiquement.

 

De ce point de vue, il faut garder à l’esprit que la démocratie politique n’est pas une forme idéale de gouvernement. Il y a plein d’espace pour l’améliorer, comme le montrent des incohérences majeures des grandes nations démocratiques. Aux USA, par exemple, les difficultés à mettre en cause l’alliance entre l’argent et les médias constituent un énorme enjeu, qui exigera probablement de rompre le monopole quasi-total des deux partis mammouths sur le champ politique.

 

La démocratie a évolué dans les mains de peuples et de cultures différents au cours de l’histoire depuis ses premiers débuts dans la Grèce antique. Le processus évolutif se poursuit, l’indice le plus visible de ceci est l’acceptation générale de l’idée que la démocratie est défectueuse si elle est réduite au domaine purement politique et n’inclut pas une dimension socio-économique. L’évolution de la démocratie n’a pas été seulement l’affaire du monde occidental, comme certains pourraient l’affirmer ou imaginer. En réalité, certains des signes de progrès les plus sains se sont manifestés dans les nations en développement. Le Sri Lanka (autrefois Ceylan) fut le premier pays à élire une femme comme chef d’État, sur ce point plusieurs décennies avant des démocraties bien établies comme la Grande-Bretagne.

 

Pourtant, avec toutes ses imperfections, la démocratie est incomparablement supérieure aux horreurs du totalitarisme. Ses composantes sont universellement applicables et appropriées, et consistent en des élections périodiques libres et honnêtes, dans la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires avec des mécanismes régulateurs équitables entre eux, et dans la subordination de l’armée aux autorités exécutives et législatives élues. Elle repose aussi sur une large gamme de principes essentiels et de libertés civiques, surtout la liberté d’opinion et de presse, la pluralité politique et le droit de s’associer et de former des partis politiques, un espace civique ouvert, et le règne de la loi et de l’égalité devant la loi.

 

De ce point de vue, la tâche principale actuelle au pied du peuple égyptien est de supprimer tous les obstacles à l’établissement d’un vrai ordre démocratique et de propulser les pratiques démocratiques. Les lois d’urgence doivent être levées, le parlement frauduleux dissout et tous les empêchements constitutionnels et légaux au droit du peuple à élire librement ses représentants, du président aux membres du plus petit conseil municipal, doivent être éliminés. Tous les représentants doit être aussi soumis à un système clair de responsabilité tandis qu’il ne doit pas y avoir de restrictions au droit de contester les gens en charge, par des élections libres et honnêtes tenues aux dates prévues. En bref, le peuple égyptien doit mettre en place l’édifice institutionnel et légal qui garantit la rotation pacifique du pouvoir en accord avec la volonté du peuple.

 

Le conflit entre le traditionalisme et le modernisme

 

Le conflit croissant entre les formes traditionnelles de pouvoir totalitaire et les influences du modernisme a été un autre facteur qui a nourri la révolution égyptienne. Il est impossible de discuter ici de la mondialisation et de ses impacts positifs et négatifs, ou des tentatives du capitalisme de le monopoliser pour assurer une domination mondiale. Il suffit de dire que la mondialisation, comme la révolution industrielle et l’invention de la machine à vapeur, fait partie de la vie et des étapes du développement technologique. Ses conséquences dépendent de la façon dont elle est utilisée, parce qu’elle peut être utilisée en bien ou en mal.

 

Mais ce qui importe dans ce contexte, c’est que la mondialisation a apporté trois révolutions concurrentes : la révolution irrépressible de la technologie de l’information, comme l’ont montré les communications électroniques et les médias sociaux tels qu’Internet, Facebook, les blogs et Twitter ; la révolution des communications par les portables et appareils similaires, dont des milliards sont achetés tous les ans ; et la révolution des médias dans laquelle les canaux satellite sont les fers de lance des mass media, comme l’était la radio au milieu du XXe siècle et la presse à la fin du XIXe siècle.

 

 

Les moyens traditionnels de contrôle autoritaire ne pouvaient pas ni ne peuvent stopper l’impact de ces révolutions. Elles ont donné au peuple un accès à l’information que leur gouvernement essayait de leur cacher. Elles ont fourni des moyens sans précédent pour se joindre, rester en contact, organiser et mobiliser. Elles ont rompu le monopole des gouvernements dictatoriaux sur les communications et sur les médias, créé ce qu’on pourrait nommer une démocratie médiatique en avance sur l’émergence de la démocratie politique, servant de moyen aux forces d’opposition pour répandre des appels à se rassembler et à demander des changements.

 

L’impact de ce bond quantique dans les médias, les communications et la technologie de l’information n’ébranle pas seulement les fondations des structures conventionnelles des sociétés totalitaires. Il a un impact similaire sur les pays de l’Occident industrialisé moderne, où le monopole des gouvernements sur les informations confidentielles et les câbles diplomatiques a été sévèrement cabossé. Quelle meilleure illustration avons-nous que les fameuses révélations de Wikileaks, qui marquent probablement seulement le commencement de ce qui va venir ? À notre époque il n’est plus possible de cacher longuement l’information au public, comme c’était le cas à l’époque d’arrangements tel que l’accord Sykes-Picot.

 

En même temps, la pression montante des révolutions des technologies de l’information et des communications nous poussent avec force vers la modernisation et le modernisme. Cette dynamique affecte beaucoup de systèmes traditionnels et de structures dans notre région. Même des divisions brûlantes comme celle qui infecte la scène palestinienne sont exposées comme des conflits entre deux faces de la même structure traditionnelle qui résiste à la modernisation et à la modernité, et qui se conforme à la domination exclusiviste et au règne du parti unique, par opposition à la pluralité politique et à l’égalité des chances.

 

La jeunesse arabe avait l’assurance naturelle d’être à l’avant-garde du chemin vers le changement. Elle était la plus apte à utiliser et à profiter des technologies modernes, et elle avait le moins à perdre d’un renversement du vieil ordre traditionnel tout en étant la plus ouverte au développement moderniste. Contrairement à ce que certains peuvent penser, ceci n’implique pas que notre jeunesse souhaite sacrifier son héritage et son histoire. En fait, elle est probablement plus motivée à protéger cet héritage et à renforcer cette histoire en des termes contemporains, assez à la manière des Musulmans et des Arabes du moyen âge, qui ont été pionniers dans le domaine de la science et du savoir, et ont construit les meilleures universités et centres de recherche à l’époque où l’Europe était encore enveloppée dans les ténèbres médiévales.

 

La jeunesse arabe et la jeunesse palestinienne en son sein a longtemps été victime de la marginalisation, de la négligence, du manque de chances, du sous-emploi et des maux du népotisme, de la discrimination et de la corruption quotidienne. Pourtant, les moins de 30 ans constituent la majorité écrasante de la population arabe. L’Arab Human Development Reports (AHDR) de l’UNDP a diagnostiqué ces problèmes et averti contre leurs répercussions. Malheureusement, la série de rapports fut arrêtée et ses leçons et recommandations restèrent lettres mortes. Au passage, la série de l’AHDR apporta une lumière considérable sur les déficiences structurelles provenant de la marginalisation du rôle et du statut des femmes.

 

Vus tous les facteurs précités, les jeunes hommes et femmes arabes détiennent une énorme énergie révolutionnaire visant au développement et à la modernisation. Ils ne devraient pas seulement assumer des rôles de participation, mais aussi un rôle dirigeant effectif dans tous les domaines.

 

MonopolISATION économique, corruption et pauvreté

 

Les mouvements arabes de libération sont parvenus à la libération nationale et ont fondé des systèmes révolutionnaires à caractère militariste prédominant, l’armée étant le meilleur pouvoir organisateur de contrôle. Au moins au début, ces régimes ont enregistré des avancées majeures vers le développement. Le régime nassérien, par exemple, à mis fin au féodalisme et orienté l’Égypte sur le chemin de l’industrialisation et de la modernisation agricole. Certains de ces régimes ont épousé une vision socialiste. Mais, à la fin des années 1960 – début 1970, trois acteurs majeurs sont intervenus.

 

L’un d’eux a été le boum pétrolier et l’énorme afflux monétaire entrant dans les mains des régimes conservateurs traditionnels, qui ont commencé à étendre leur influence dans la région. Le second a été les attaques répétées d’Israël contre les pays avoisinants, comme la Syrie et l’Égypte, afin de juguler leur influence et leur rôle de phare de la libération nationale, une source d’angoisse considérable pour les gouvernements d’Afrique et du monde en développement en général. Le troisième facteur a été le manque de démocratie politique qui a privé les leaders de ces régimes de l’un de leurs piliers de soutènement : le peuple au nom duquel ils gouvernaient.

 

De concert avec ces facteurs, il y eu une croissance économique significative. Le renversement de l’ordre capitaliste et féodal laissa un vide dans ces sociétés. Pour le remplir, des fractions de la nouvelle classe moyenne monopolisèrent le pouvoir sur la bureaucratie d’État et l’utilisèrent pour créer ce qu’on pourrait appeler une bourgeoisie parasitaire qui fusionna finalement avec la bourgeoisie compradore. Par conséquent il ne fallut pas longtemps à un pays comme l’Égypte pour faire un tournant à 180°. Le processus fut mené par le président Anouar el-Sadate qui réorienta le pays vers le contrôle par ces groupes parasitaires, vers les accords de Camp David et la mise en place d’un système répressif de contrôle contre le peuple pour lequel la révolution de 1952 avait été menée à l’origine.

 

Quoiqu’il y ait certainement des nuances d’un pays à l’autre, la montée de la bourgeoisie parasitaire et sa mainmise sur la bureaucratie d’État leur a permis de contrôler toutes les ressources de l’économie des secteurs tant publics que privés. En combinant la répression, la corruption, les pots-de-vin, l’expropriation et le vol pur et simple, ils ont accumulé des fortunes inimaginables sans créer une base de production qui aurait permis une croissance simultanée dans l’ensemble de la société. Le résultat a été le creusement rapide d’un fossé entre les riches et les pauvres et une concentration croissante des richesses. Quand les sources de richesses ont commencé à s’assécher, les privatisations et la vente de propriétés, affaires et entreprises d’État sont devenues l’autre voie royale pour un enrichissement corrompu au détriment des pauvres. Face à ces fortunes voyantes mal acquises, les peuples opprimés et appauvris ne pouvaient plus tolérer leurs privations quotidiennes et ils se sont rebellés.

 

L’histoire de Mohamed Bouazizi concentre ce mélange de pauvreté, de détresse et de dégradation dans les mains des forces sécuritaires tunisiennes, qui a conduit à la rébellion du peuple tunisien. D’autres exemples se trouvent dans les histoires de la torture et de la persécution de milliers d’autres jeunes hommes et femmes démunis en Égypte, et dans les histoires d’autres dizaines de milliers de gens qui ont atteint l’automne de leur vie sans avoir l’argent pour se marier.

 

La triade de la monopolisation économique corrompue et parasitaire, de la pauvreté montante générale et de la répression brutale a été le grand moteur de ce soulèvement révolutionnaire sans précédent dans le monde arabe. Quand on regarde ce fait, ce qui frappe n’est pas la surprise que ces révolutions aient eu lieu, mais la surprise qu’elles aient pris tant de temps à venir.

 

La révolution de la dignité contre la dégradation personnelle et nationale

 

Ce n’est pas par hasard que les événements en Tunisie et en Égypte ont souvent été appelés « Révolution de la dignité ». Les Arabes ont souffert quotidiennement de la dégradation. Ils ont été régulièrement humiliés par leur propre régime répressif ou par ceux des pays voisins qu’ils visitaient. Peut-être est-ce l’atteinte à la dignité causée par la privation des droits de citoyen qui a déclenché la fureur de la classe moyenne. Ses membres n’ont peut-être pas souffert de la pauvreté, mais ils ont souffert du manque d’égalité des chances, de la dégradation infligée par le vol, à l’aide d’élections truquées, de leur droit à choisir, et de l’affront plus large d’être marginalisés dans leur propre pays par un ordre totalitaire et sa coterie d’opportunistes qui fermaient les portes ou les chances de progression des autres.

 

En Égypte, la privation du droit à une citoyenneté digne a atteint un nouveau pic avec le trucage évident des élections à la dernière Assemblée du peuple en novembre. Cette farce a été un des principaux déclics de la colère de la classe moyenne et en particulier des plus jeunes qui, à cause des communications et des médias modernes, étaient pleinement conscients de ce dont ils étaient privés.

 

La révolution et la Palestine

 

Il reste un autre facteur que nous ne voulons pas négliger et qui a une relation directe avec la Palestine en particulier. La défaite des Arabes dans la guerre de Palestine de 1948 et le scandale des armes défectueuses qui a révélé la corruption de la monarchie égyptienne ont joué un rôle majeur pour alimenter la révolution de 1952, qui était aussi une révolution contre l’humiliation infligée à l’armée égyptienne. Dans les années 1980, 1990 et 2000, la dignité nationale de chaque nation arabe a souffert d’une série d’offenses, en premier lieu des mains d’Israël.

 

Le peuple arabe et spécialement le peuple d’Égypte qui, de Salaheddin Al-Ayoubi à Gamal Abdel-Nasser, avait pris l’habitude d’être à la tête de la Défense nationale arabe, a observé avec fureur des atrocités perpétrées contre les peuples palestiniens et libanais, de l’invasion du Liban au siège de l’OLP en 1982, de la suppression de l’Intifada palestinienne aux autres attaques contre le Liban, de l’incursion brutale dans les territoires palestiniens au siège de la direction palestinienne en 2002 et aux massacres au Liban en 2006.

 

 

Le dernier chapitre de la belligérance et de la brutalité israéliennes a été son invasion de Gaza, qui était faible, sans défense et sous blocus économique. Le peuple égyptien a observé ce crime éclater dans sa pleine horreur juste derrière la frontière de son pays et au milieu d’accusations contre son gouvernement de complicité dans le blocus. Certainement de tels outrages offensent la dignité nationale de chaque citoyen arabe et plus encore quand, comme pour l’Égypte, le pays de ces citoyens est lié à Israël par un traité inéquitable qui restreint la possibilité d’agir en solidarité avec les opprimés.

 

L’invasion, l’occupation et la destruction de l’Irak sous la direction des USA a aggravé le sentiment de fureur des Arabes et alimenté leur soif de venger leur humiliation nationale. Ce facteur ne peut être exclu d’aucune tentative d’expliquer la force et l’ampleur de l’éruption qui a eu lieu en Égypte. Beaucoup se demandent comment la vague révolutionnaire actuelle affectera la lutte palestinienne. Je ne pense pas qu’il soit prématuré ou un vœu pieux d’affirmer qu’elle a déjà eu un effet positif.

 

Premièrement, le monde arabe ne restera plus un agent passif quand des forces régionales et internationales le combattront sur le territoire arabe. Dès lors, les Arabes seront des agents actifs dans ces conflits, ce qui est en soi un développement positif.

 

Deuxièmement, la victoire de la révolution égyptienne renforcera le statut et le rôle de l’Égypte, si elle établit un gouvernement démocratique solide. Ceci ne peut qu’aider à rajuster la balance des pouvoirs en faveur de la cause palestinienne, car une Égypte démocratique ne peut que soutenir le peuple palestinien, au lieu d’être un simple médiateur.

 

Troisièmement, la victoire de la démocratie en Égypte, en Tunisie et espérons-le ailleurs ouvrira toutes grandes les portes de la solidarité populaire avec le peuple palestinien. Les gens qui ont aspiré à prouver leur soutien pour la Palestine pourront maintenant le faire de manière puissante et efficace. Les Arabes pourront à nouveau prendre la tête de la campagne de boycott et imposer des sanctions sur Israël, ce qui est un élément majeur de la stratégie nationale palestinienne pour modifier le rapport des forces.

 

Quatrièmement, nous pouvons déjà voir les effets des victoires égyptiennes et tunisiennes sur le moral palestinien. Des milliers de jeunes Palestiniens s’extraient du marasme de la frustration, du désespoir et de la marginalisation et montrent un nouveau désir de participer et d’agir. L’effet immédiat de ceci se voit dans les manifestations palestiniennes de soutien au peuple égyptien et dans le soutien à la campagne pour mettre fin à la division interne entre Palestiniens et pour demander les droits démocratiques et civils. À moyen ou long terme, nous pouvons nous attendre à la renaissance d’un large mouvement de résistance jeune et populaire contre l’occupation, le mur de séparation et l’apartheid.

 

Si la première Intifada palestinienne fut le prélude des soulèvements populaires actuels, les révolutions d’Egypte et de Tunisie servent à rappeler au peuple palestinien sa force potentielle et le pouvoir de la résistance populaire pacifique à grande échelle.

 

Cinquièmement, certainement les Palestiniens portent l’espoir qu’une des premières actions de la nouvelle Égypte sera de lever le boycott contre Gaza et ainsi de neutraliser l’étranglement criminel par Israël d’un million et demi de gens qui vivent dans ce qui ne peut être qualifié que de plus grande prison de l’histoire moderne.

 

Quoi qu’il advienne, Israël reste une source majeure d’inquiétude. Son arrogance, son racisme et son agressivité sont restés intouchés par les régimes voisins, dont il a longtemps exploité les faiblesses pour déployer pleinement ses rêves d’hégémonie politique, militaire et économique sur la région. Finalement, cependant, la voix du peuple égyptien a rappelé à Israël les mots de l’immortel poète palestinien Mahmoud Darwish : « Des œufs du serpent n’éclosent pas des aigles ». Il y a des limites à la puissance et elles sont définies par les forces de l’histoire, de la civilisation et du courage des hommes. Le règne de la tyrannie dans l’ère du désespoir doit reculer devant le renouveau de la volonté humaine.

 

Une nouvelle ère : nous sommes entrés dans une nouvelle ère dans tous les sens du mot. Certains d’entre nous ont peut-être eu la chance d’avoir fait l’expérience de la révolution mondiale de la jeunesse des années 1960 et 1970 et puis d’être témoins de cette nouvelle révolution des jeunes. Quel soulagement après ce long intervalle de stagnation et de dégradation, quand les valeurs humanitaires s’effondraient, que le désespoir et la frustration prévalaient, et que beaucoup de vieux révolutionnaires et de pionniers était devenus des statues sans valeur, tandis que les intellectuels devenaient des sycophantes dans les cours royales et que les consciences été ramenées à des marchandises à vendre et à acheter. Aujourd’hui une nouvelle ère prometteuse s’élève dans le monde arabe. Pour le moment elle fait ses premiers pas et peut-être titube-t-elle comme un petit enfant. Mais elle grandira et deviendra plus forte.

 

Par conséquent, notre tâche la plus cruciale est aujourd’hui de nous pencher sur cet enfant, de prendre sa main et de l’aider à se guider vers un système démocratique robuste tirant son autorité de la volonté du peuple. Rien n’est plus important que de protéger ce nouveau-né des tentatives israéliennes ou impérialistes de l’empêcher dans le seul but de perpétuer l’hégémonie israélienne et les intérêts acquis dans cette hégémonie. Rien n’est plus important que de garder les portes ouvertes au vent du changement pour qu’il puisse souffler fort, se répandre et abattre de nouvelles barrières.

 

Peut-être ce que nous voyons maintenant dans le monde arabe marque t-il le début d’une transformation universelle dont l’heure doit venir inévitablement, parce que le système actuel d’hégémonie mondiale et de globalisation de la domination est mûr de contradictions qui ne peuvent être résolues que par des transformations révolutionnaires à l’échelle mondiale. Dans ce monde turbulent, nous – les Palestiniens – nous trouvons du bon côté de l’histoire : le côté qui combat pour la liberté et la dignité humaine. Nos alliés sont les forces internationales et arabes du progrès et du changement. Quant à ceux qui misent sur l’adversaire, ils ne rafleront rien, sauf des déconvenues.

 

Moustafa Barghouthi est un militant palestinien pour la démocratie. Il préside l’Union des comités palestiniens d’entraide médicale (UPMRC).

 

Source:

http://www.counterpunch.org/barghouthi03042011.html

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