L’hypothèse défectueuse : deux décennies d’une construction d’Etat ratée

L’Europe et les USA ont partagé une conviction établie pendant les dernières décennies : qu’Israël, par nécessité propre, doit chercher à conserver une majorité juive en Israël. Et qu’avec le temps et une population palestinienne croissante, Israël à un moment donné devra acquiescer à un État palestinien pour maintenir cette majorité juive : c’est-à-dire que ce n’est qu’en donnant aux Palestiniens leur propre État et par conséquent en se délestant d’une partie des Palestiniens qu’il contrôle que la majorité juive d’Israël peut être préservée.

Cette proposition simple nous a donné la doctrine « sécurité d’abord » : partager la définition d’Israël de ses propres besoins sécuritaires – suppose-t-on – est le principe unique et suffisant permettant à Israël une transition confiante vers la solution à deux Etats.

Mais Israël n’en a rien fait – malgré de nombreuses occasions au cours des 19 dernières années – et ne semble pas plus disposé maintenant à « donner » un État palestinien. On demande rarement pourquoi, si la logique est si nécessaire, deux Etats n’ont-ils pas émergé ?

Ce discours sur la sécurité d’abord est persuasive, si persuasive que la politique européenne et américaine a été presque totalement biaisée vers l’objectif d’une confiance sécuritaire avec Israël. Ce dernier objectif a été poursuivi à outrance – au delà même du point où le résidu de souveraineté qui pourrait rester à un tel « État » palestinien vaudrait à peine mieux que la poursuite de l’occupation.

Pourtant, à la frustration des leaders occidentaux et malgré l’ « élan » sécuritaire des dernières années, un État palestinien semble plus loin que jamais. Les leaders occidentaux engagés dans le point de vue prédominant semblent n’avoir d’autre solution que de continuer, en insistant sur plus de coopération sécuritaire et de gages de confiance pour Israël.

Mais peut-être la prémisse originelle, celle qu’ « Israël veut certainement un État palestinien », et la prémisse associée, que la confiance sécuritaire est le sine qua non indispensable pour la transition d’Israël vers la solution deux Etats, sont-elles fausses. Peut-être Israël a-t-il eu une alternative à l’inévitabilité présumée de deux Etats dotés de droits politiques égaux pour tous les citoyens. Clairement, les données sur les actions israéliennes sur le terrain ne soutiennent pas l’idée qu’Israël a préparé la transition vers une solution à deux Etats avec des frontières fixées et un État palestinien souverain. Au contraire, les données pointent en direction inverse : il a eu l’intention de contrecarrer la solution à deux Etats avec des frontières définies.

Ceci suggère une réflexion très différente, en opposition avec ce qui a été présumé par le consensus international.

Elle nous dirige plutôt vers une doctrine purement militaire, qui a fait surface avant la guerre du Yom Kippour, et qui a évolué organiquement par trois phases distinctes. Sa racine réside dans la pensée militaire non orthodoxe sur le moyen de défendre le Sinaï alors occupé de l’armée égyptienne. Le succès de cette stratégie s’est vu ensuite transposé, d’abord comme une structure défensive pour protéger le front oriental d’Israël, puis comme une base pour gérer l’occupation de la Cisjordanie – de plus en plus dirigée contre l’ennemi intérieur : les Palestiniens, plutôt que contre des ennemis extérieurs.

Dans sa seconde phase, alors que son mépris radical pour l’espace militaire établi et les frontières politiques l’emportent, et devient prédominante dans l’armée israélienne – cette pensée franchit la membrane de la sphère militaire pour la politique, devenant un mépris radical pour l’espace administratif et légal des Territoires palestiniens occupés (TPO). Ceci conduit à une bifurcation systémique verticale des espaces administratifs et légaux pour les Palestiniens et les Israéliens, et par extension elle strie aussi l’espace politique palestinien. Tout ceci évolue pour devenir une stratégie de gestion plus large pour les TPO.

Dans sa troisième phase, surtout du fait de ce qui est considéré comme le succès de son action militaire pendant et après la deuxième Intifada, la vision évolue à nouveau pour devenir un système politique pour gérer les trois branches de la question palestinienne : les Palestiniens des TPO, les Palestiniens vivant dans la ligne verte et les Palestiniens vivant dans les camps de réfugiés – à partir d’une même optique.

Cette dernière manifestation dans un système politique large a semblé offrir aux Israéliens la perspective de garder les aspirations centrales d’être un État sioniste dans le monde contemporain – à un coût sécuritaire acceptable – sans avoir à faire passer les fondations du « projet » Israël par un test trop sévère : la doctrine semble permettre à l’Israélien moyen d’outrepasser cette vaste contradiction entre un État sioniste/juif privilégié et exclusiviste, et les exigences d’une vraie démocratie et des droits égaux, qui reste sans réponse dans le sionisme contemporain. Ou, en termes simples, elle semble permettre aux Israéliens d’échapper à la fois à l’ « inévitabilité » de devoir dire oui à un État palestinien pour préserver une majorité juive et à celle d’abandonner le sionisme dans un Etat avec des droits vraiment égaux pour les minorités non juives, tels que les Palestiniens vivant dans la ligne verte.

L’implication évidente de l’existence et même de la prééminence dans la pensée de l’establishment israélien de cet autre système politique, de cette « logique » alternative, c’est que la politique européenne et celle des USA est sur la mauvaise piste – et a été sur la mauvaise piste au moins depuis la fin de la seconde Intifada. Ceci suggère que l’échec à établir un Etat ne réside pas seulement dans une quelconque déficience sécuritaire concernant les Palestiniens, mais de façon plus cruciale dans l’obstacle posé par les Sionistes israéliens craignant l’inévitabilité d’avoir à concéder des droits égaux aux Palestiniens vivant en Israël. Il y a une peur réelle que le projet de l’État juif d’Israël pourrait imploser si ces fondations exclusivistes étaient trop fortement mises à l’épreuve par une obligation de concéder des droits politiques et confessionnels égaux à tous les citoyens.

En bref, la principale raison pour laquelle il n’y a pas d’État palestinien est peut-être double. Premièrement, parce qu’aux moments-clés, les Israéliens ont collectivement rechigné à la perspective de revenir sur le Sionisme – de résoudre le paradoxe sous-jacent entre le maintien de droits et privilèges spéciaux simultanément avec leur prétention à une démocratie de style occidental. Deuxièmement, un « système » politique qui semble offrir une « solution » à un paradoxe, en a introduit un autre : la doctrine militaire et son système politique associé ont conféré une légitimité aux colons qui affirment que leur sionisme fondamentaliste est à la fois authentique, une nécessité défensive, et une descendance linéaire directe des « pionniers » originels du sionisme.

Cette attribution d’une légitimité idéologique aux colons par l’État israélien, conséquence directe du mépris des frontières politiques et de l’espace, affecte profondément toute perspective pour la majorité des Israéliens de s’opposer au « sionisme des colons ». En proclamant la légitimité d’une continuité linéaire, les colons sont largement parvenus à fusionner leur projet colonial en Cisjordanie avec celui de la fondation originelle d’Israël. Aussi, douter de l’une (les colonies de Cisjordanie), c’est effectivement douter de l’autre (la fondation d’Israël). Ainsi, le sionisme des colons est largement parvenu à enfermer tout le sionisme dans sa définition spéciale du sionisme. L’espoir d’un contournement politique du dilemme central auquel le sionisme fait face affaiblit encore tout réel désir de faire face au paradoxe – et augmente les peurs que si on le tentait, ceci pourrait mener à un conflit civil interne – menaçant les fondations mêmes du sionisme.

Alors peut-être, la question de faire accoucher d’une confiance sécuritaire palestinienne pour Israël est-elle une diversion, derrière laquelle réside un obstacle bien différent et jusqu’à présent insurmontable à l’établissement d’un État palestinien. S’il en est ainsi, ceci a d’importantes implications. Ceci suggère que la politique récente européenne et des USA vers l’Autorité palestinienne dans son mode « sécurité d’abord » a été efficacement exploitée par l’ « autre » mode de pensée, pour faciliter et donner du pouvoir à un système de droits spéciaux et inégaux pour un groupe de population, au détriment d’une population subordonnée.

Le professeur Mushtaq Khan (voir doc ci-dessous), un ancien conseiller de l’équipe palestinienne à Oslo, a adressé cette question dans un récent discours à Ramallah [1] : « Une des choses vraiment intéressantes sur le marchandage derrière Oslo, c’est qu’il n’était pas du tout basé [sur la formule] la terre pour la paix ». « En vérité, la pensée palestinienne n’était basée sur aucune stratégie de négociation ».

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Khan observe que la direction palestinienne n’avait pratiquement aucun pouvoir pour négocier ou pour faire pression sur Israël. En réalité, le président de l’OLP Yasser Arafat n’était entré dans le processus d’Oslo qu’après une série de profondes erreurs de calcul : les actions du Fatah en Jordanie qui avaient mené à son expulsion, son imbroglio dans la guerre civile libanaise, qui avait aussi mené au retrait du Fatah ; plus le soutien d’Arafat à Saddam Hussein dans la première guerre du Golfe, qui avait conduit à la coupure des fonds par les principaux pourvoyeurs du Fatah. Depuis 1987, le Fatah faisait aussi face à la montée de Hamas à Gaza.

Yasser Arafat avait hâte de retourner en Palestine pour maîtriser la dissension croissante de Hamas et d’autres mouvements et pour maitriser sa propre crainte que le Fatah perde le contrôle de la direction qui avait émergé de la première Intifada.

Khan suggère que les négociations d’Oslo sur deux Etats ont été basées sur une considération remarquable : que le pouvoir de négociation des Palestiniens était simplement inexistant. Khan a exposé : « Tout le monde pensait que la fin du jeu était clair. À la fin, la solution de deux Etats sortirait parce que le pouvoir dominant… l’accepterait, dans son propre intérêt… [et] que c’était le seul moyen pour qu’Israël puisse s’assurer une base démocratique pour le sionisme… Alors pourquoi s’embêter à lire des documents ? il suffit de signer… »

Le professeur Khan a noté que le caractère inéluctable présumé d’un État palestinien s’est reflété dans la structure d’Oslo : [Oslo] a été construit entièrement comme un exercice de confiance plutôt que comme une négociation sérieuse basée sur un pouvoir de négociation. « Vous vous asseyez à la table, vous faites connaissance [et] vous n’avez pas trop à vous inquiéter… Et à la fin, eux [les Israéliens] vous donneront ce dont vous avez besoin ». En fait, explique Khan, Oslo n’a pas mené à cela : « Nous savons qu’Oslo n’a pas fonctionné dès le premier jour… Après avoir signé Oslo, Israël ne s’est pas détaché des territoires palestiniens occupés. En réalité Israël a envahi bien plus les TPO. Il a signé traité après traité pour prendre le contrôle sur les variables économiques palestiniennes clés : commerce extérieur, taxation, monnaie, mouvement de l’emploi… L’intégration avec Israël avait ce caractère étrange… Ce n’était ni intégration ni séparation, mais confinement [asymétrique] selon les termes israéliens voulant dire qu’Israël pénétrait dans les TPO et essayait de le maîtriser de l’intérieur. Alors, pourquoi voudriez-vous faire cela si vous essayez de revenir aux frontières de 1967 ? Quelle est la logique ? »

Ce qui se passait, en réalité, c’était l’évolution d’une logique différente ; qui allait contre la supposition qu’un Etat palestinien était inévitable et qui semblait ouvrir aux leaders israéliens une fenêtre d’opportunité politique pour repousser ou éviter la contradiction centrale du sionisme : comment maintenir des droits inégaux sur un sol qui inclut une grande population palestinienne. Le spectre de l’inclusion politique de populations extérieures [sic] (non juives) dans un État sioniste a hanté les institutions sionistes depuis les origines du sionisme, puis les gouvernements successifs. Ce que le professeur Khan a noté constituait des signaux révélateurs après Oslo – ignorés de l’Occident – que les leaders israéliens pensaient être près de façonner une solution à cette contradiction de la gestion de droits inégaux dans un Etat à majorité sioniste qui inclut des minorités substantielles.

Dans la conception sioniste, telle qu’elle est mise en pratique, Israël ne peut simplement pas être un Etat d’égalité confessionnelle et politique. Fondamentalement, le sionisme, c’est l’établissement de droits inégaux pour les juifs et les non juifs, et pour donner une priorité aux immigrants juifs. Les droits inégaux concernent tout, en particulier l’accès à la terre, au logement, à l’emploi, aux subventions, au mariage d’étrangers, et à la migration. Les minorités réclamant des droits politiques et confessionnels égaux au sein d’un État sioniste représentent par conséquent une contradiction interne – une menace à ce régime de droits spéciaux.

Tzipi Livni, en janvier 2008, l’a exprimé sans ambages aux négociateurs palestiniens : « Israël a été établi pour devenir un foyer national pour les juifs venant du monde entier. Le juif obtient la citoyenneté sitôt qu’il arrive en Israël, et par conséquent ne dites rien de la nature d’Israël… La base de la création de l’État d’Israël est qu’il a été créé pour le peuple juif… Israël est l’État du peuple juif – et je veux souligner ce que veut dire « son peuple » ; c’est le peuple juif … Votre Etat sera la réponse pour tous les Palestiniens, y compris les réfugiés » (souligné par l’auteur).

En bref, l’État sioniste doit rester ouvert à tous les juifs qui frappent à la porte, cherchant à s’y établir. Mais assurer un tel droit dans un pays qui a un territoire très limité implique que la terre et l’eau doivent rester sous contrôle israélien. D’importance égale, la conservation du territoire a soutenu le discours sioniste sur un lien juif spécial avec la terre, qui a conféré un certain poids politique. Il est moins admis que l’ambiguïté et la différenciation de l’espace ont aussi servi à séparer les Palestiniens d’un territoire spécifique et délimité. Et ceci a inclus de les séparer de l’eau et des autres ressources – précisément ces points statiques qui servaient à lier les Palestiniens à leur territoire matériel.

Ce calcul politique différent, commun à tous ceux qui s’identifient à l’État sioniste – comparé au petit nombre en faveur d’un État israélien avec des droits égaux dans lequel une majorité juive est maintenue – est à l’arrière-plan de la réponse apparemment contradictoire israélienne à Oslo, que Khan a souligné dans son discours. Les implications de ce dernier point, largement absentes des débats sur le conflit israélo-palestinien, vont au cœur du calcul d’Israël sur l’avantage d’établir un État palestinien avec des frontières internationalement reconnues. Des frontières fixes et ce qu’elles impliquent pour la stratégie israélienne, voilà le cœur du problème.

Ainsi, beaucoup de l’autre logique, l’évolution de la doctrine militaire, ainsi que de sa vision politique concomitante, remonte à Ariel Sharon, et à son rejet radical de la doctrine militaire conventionnelle d’une défense linéaire et statique des frontières d’Israël (commençant avec l’opposition controversée de Sharon à la ligne Bar-Lev adjacente au canal de Suez), et de son traitement innovant de l’espace physique. Le « mépris radical » délibéré de Sharon envers l’espace militaire formel – le traitant comme élastique et migrateur, plutôt que comme statique et séquentiel, pour obtenir à la fois une surprise tactique et donc la désorientation psychologique de l’opposant – a été montré par Eyal Weizman comme étant devenu la doctrine militaire dominante actuelle pour gérer les TPO – ainsi que comme constituant la base de la défense extérieure d’Israël.

La guerre du Yom Kippour donne entièrement raison à la conception de Sharon d’un réseau de défense basé sur une matrice de points forts répartis dans la profondeur du Sinaï, agissant comme une « trappe » étendue dans l’espace donnant aux Israéliens un haut niveau de mobilité, tout en paralysant l’ennemi capturé dans sa matrice de points forts interconnectés. Après la guerre, les Israéliens ne crurent plus dans l’idée que leurs frontières étaient imperméables de l’extérieur.

Le traumatisme de la campagne du canal de Suez de 1973 se grava profondément dans la conscience nationale. Il discrédita les structures Bar-Lev de type ligne Maginot et par extension les projets similaires de défense linéaire – le plan Allon à l’est. Le retour de Sharon au pouvoir politique en 1977 lui donna l’occasion de transposer la même conception à la Cisjordanie palestinienne, qui allait devenir la profondeur défensive du front oriental d’Israël.

Sharon envisageait la profondeur de la Cisjordanie dans sa totalité comme une « frontière » (marche) extensive, perméable, et pouvait par conséquent ignorer tout trait de plume préfigurant une sorte de frontière politique. En 1982, Sharon dessina son plan réseau « H » de colonies d’appui pour la Cisjordanie qui mimerait la stratégie du Sinaï. Toutefois la stratégie de matrice défensive de Sharon servait aussi à doter le « sionisme des colons » d’un nouveau but et d’une légitimité allant au-delà de la réaffirmation du discours sioniste sur le lien juif à la terre – un événement qui allait avoir de profondes conséquences politiques par la suite.

Quand Ariel Sharon « emportait » la ligne frontière d’Israël et la faisait « retomber » des deux côtés de la Cisjordanie, pour étirer son réseau de places fortes, qui allaient aussi devenir la nouvelle « marche » géographique étendue à la totalité de la Cisjordanie, Sharon disait en fait que les colons de la Cisjordanie sont la ligne frontière étendue dans l’espace du territoire d’avant 1967, autant que des terres occupées après 1967. C’était précisément le cœur de sa vision : peu importe qu’Israël soit la terre pré-67 ou post-67 – pour lui toutes les frontières sont fluides et changent. Ce qui comptait, c’était la profondeur défensive. A ses yeux, le « sionisme des colons » est simplement la frontière Israël, où qu’on dise que se trouve la frontière Israël – qu’elle soit plus loin ou plus près. « Le sionisme des colons » ne revendiquait donc pas seulement le manteau de la continuité linéaire avec le « sionisme des pionniers » : c’était l’État d’Israël qui les propulsait en continuité linéaire avec la fondation d’Israël et faisait d’eux une nécessité stratégique.

La « marche », nasse étendue, élastique, perméable, commença ainsi le processus, dans la sphère militaire, d’effacement des distinctions entre un intérieur et un extérieur politique. Ceci, avec le concept de Sharon d’espace « non respecté », devint la doctrine militaire israélienne établie.

Dans une interview concernant l’assaut israélien de 2002 sur le camp de réfugiés de Balata, le général Aviv Kochavi (maintenant chef du renseignement militaire israélien) expliquait que « l’ennemi [palestinien] interprète l’espace d’une manière traditionnelle, classique ». C’est-à-dire, « la ruelle [dans un camp palestinien] est un lieu interdit [aux soldats israéliens] de parcours [par danger des snipers] ; et la porte est interdite de passage [par peur des pièges], et il est interdit de regarder par la fenêtre [d’une maison palestinienne]… Mais je ne veux pas obéir à cette interprétation [de l’espace, mais aussi du droit international] et tomber dans ces pièges. Je veux les surprendre. C’est l’essence de la guerre. Je veux vaincre. Je dois apparaître dans des lieux inattendus… C’est pourquoi nous avons opté [plutôt] pour la méthode de passer au travers des murs [des maisons palestiniennes à Balata]. Nous avons su interpréter tout l’espace différemment ».

Shimon Naveh, ex-directeur de l’Operational Theory Research Institute (OTRI), l’organisation qui a formé tous les officiers israéliens de haut rang dans le « combat urbain comme problème spatial »,commentait en 2006 : « Nous voulons reconsidérer l’espace hachuré de la pratique militaire traditionnelle, par une fluidité permettant le mouvement dans l’espace en traversant toute frontière et barrière. Plutôt que de retenir et d’organiser nos forces d’après les frontières existantes, nous voulons les franchir ». Un des principaux buts d’OTRI fut de libérer Israël de sa présence matérielle dans les TPO tout en maintenant le contrôle sécuritaire. Son but fut de remplacer le mode traditionnel de domination territoriale par un nouveau mode déterritorialisé, que l’OTRI appelle « occupation par disparition ».

Crucialement, l’effacement de l’espace établi et démarqué est passé graduellement du militaire à la sphère politique israélienne. De plus, le principe de rendre flou ce qui est intérieur ou extérieur a été étendu à l’espace politique et judiciaire dans les TPO. Ceci a permis de façonner un espace à deux niveaux, soumettant les juifs israéliens et les Arabes à des matrices de mobilité et de traitement administratif différentes.

Plusieurs universitaires israéliens, comme Adi Ophir et Ariella Azoulay, ont dessiné les modalités par lesquelles les Palestiniens des TPO en sont venus à être considérés par Israël comme des ‘ennemis’, à tel point que cet ‘inimitié’ est jugée inhérente à ce qui définit la société palestinienne elle-même, évacuant ainsi les Palestiniens de toute prise en considération comme des ‘êtres’ politiques, et vus certainement comme inéligibles aux droits – légaux et politiques – qu’Israël confère régulièrement à ses propres citoyens. Les Palestiniens, en étant qualifiés de menace sécuritaire inhérente et irrémédiable, sont dépouillés de toute visibilité politique : à la place, les actions palestiniennes sont lues comme des expressions d’une hostilité innée et brûlante, auxquelles la dévolution de droits politiques serait une réponse inappropriée. La conséquence politique clé – par opposition à la militaire – a été la confection puis l’effacement de la différence entre le politique israélien au-dedans et le politique/légal au dehors – de la même façon que les barrières physiques établissent une séparation physique mais effacent ensuite leur importance politique en gardant les barrières temporaires et mobiles.

Eyal Weizman argumente que la construction par Sharon d’une barrière de sécurité en Cisjordanie ne s’opposait pas à la vision de Sharon, mais la confirmait plutôt. La barrière n’est ni permanente ni une frontière. Israël, au cours des années, a été réticent à définir son parcours et a cherché à effacer sa signification politique. La barrière constitue plutôt un obstacle supplémentaire et un instrument de séparation similaire à un immense check-point, mais se trouvant évidemment au bout le plus immobile du spectre des obstacles rencontrés par les Palestiniens.

L’espace légal et administratif différencié a ainsi consolidé aussi le principe politique sioniste des droits politiques inégaux. Ce système à deux niveaux assure l’exclusion politique des Palestiniens mais maintient la dépendance palestinienne et son inclusion légale dans l’appareil de contrôle israélien. Pour l’essentiel c’est un système d’ « exception souveraine », comme l’ont traité des philosophes tels que Carl Schmitt et Giorgio Agamben. Les TPO deviennent en réalité une exception temporelle et spatiale, quelque chose par là, déconnecté du corps politique principal dans la ligne verte, mais en faisant aussi partie. C’est une géographie variable, dans laquelle la règle du droit est suspendue sous le masque de la loi. Ainsi, le principe de Sharon dedans-dehors se réfléchit maintenant en un système politique distinct, ainsi qu’une doctrine militaire.

L’installation systématique de frontières élastiques et l’utilisation calculée de niveaux changeants de violence militaire ont pour but de laisser les Palestiniens vivre vulnérablement – en quelque sorte expulsés sur leur propre territoire – tandis que l’incertitude psychologique inhérente due à la manipulation de l’espace politique (ne pas fixer de frontière finale) a pour but de maintenir les Palestiniens passifs et accommodants, un effet collectif sur un peuple pas très éloigné de la désorientation provoquée que recherchent les interrogateurs sur leurs sujets.

Cette forme d’inclusion excluante affecte aussi les citoyens palestiniens d’Israël. Ils sont traités comme un groupe extérieur, d’après un déficit supposé de loyauté pour l’État, qu’il leur est demandé de démentir en permanence. Ce type de pensée a maintenant pénétré en Europe. Par exemple, David Cameron a employé des arguments similaires d’exceptionnalité et de manque de loyauté à propos des musulmans vivant ormulation en Israël.

L’instabilité et l’incertitude pour les citoyens palestiniens dans la ligne verte vient moins d’un état d’exception du système juridique que de l’ambiguïté et de l’exceptionnel sous-jacents dans les menaces d’échanges de population proposés par certains leaders israéliens. La peur de l’expulsion et de devenir victimes de l’antagonisme d’Etat et des préjugés deviennent alors une autre source de passivité politique.

Alors quelle logique y a-t-il là ? La direction de cette réflexion, c’est assez clair, est de brouiller les frontières de l’État israélien plutôt que de les fixer. Dans une telle configuration géographique, les Palestiniens sont simultanément dedans et dehors, placés dans une série de poches instables, perforées par une matrice de points forts et complètement enveloppées par Israël, mais ils restent des étrangers du point de vue du système d’État israélien. C’est le caractère provisoire de l’espace démarqué qui permet à l’occupation de se poursuivre en permanence.

Une telle logique d’exclusion-inclusion résout aussi le dilemme de comment conserver les ressources clés et garder vivant le narratif sioniste sur le lien personnel aux lieux historiques et religieux, tout en évitant le risque potentiel d’une guerre civile juive interne si le « sionisme des colons » devait être défini comme marginal et potentiellement dommageable pour le sionisme majoritaire. Seule une telle redéfinition radicale du sionisme contemporain, qui découplerait le « sionisme des colons » de sa prétention à une continuité linéaire avec la tradition sioniste, pourrait permettre à une solution par deux Etats aux droits égaux pour une minorité palestinienne d’arriver. Et pourquoi Israël voudrait-il continuer l’occupation de cette façon ? Encore Khan : « Une fois que vous avez rendu explicite l’objectif de maintenir le sionisme au sein de l’État à majorité juive… Tout ce que fait Israël a du sens ». La crainte bien sûr est que si Israël devient un État à majorité juive avec des frontières fixes, la demande inexorable du droit à la pleine égalité pour les minorités marquerait la fin des droits spéciaux et du sionisme – Israël cesserait d’être un État sioniste.

Par conséquent, une solution par deux Etats ne soulage pas le problème de comment maintenir le sionisme ; elle menace de le saper. La taille du groupe extérieur peut être réduite de 40 – 50 % à 20 % de la population juive dominante mais la contribution inhérente avec un groupe extérieur on juif reste irrésolue dans les deux cas.

Par conséquent, il n’est pas étonnant que le raisonnement sioniste pour garder indéfinies les frontières, laissant les Palestiniens dans une incertitude systématique, pour maintenir leur dépendance de la bonne volonté israélienne, tout en conservant les moyens de contrôle sur eux, et sur les ressources en eau et en terres, soit le calcul qui a prédominé.

Le problème, c’est que la coalition [israélienne, ndt] qui soutient la solution par deux Etats s’effondre toujours à un moment donné parce que, comme Mushtaq Khan l’a indiqué, si vous allez adhérez à des droits inégaux pour 15 ou 20 % de la population, pourquoi ne pas avoir des droits inégaux pour 35 ou 40 % de la population et garder intacte la vision sioniste en conservant la Cisjordanie ou de grandes portions d’elle ? C’est là que le système politique de Sharon s’immixe : il semble offrir le moyen d’y parvenir sans trop menacer la sécurité.

Ce type de pensée sioniste veut-il d’une frontière stratégique nette où que ce soit, concernant les Palestiniens dans les TPO ou dans la ligne verte ? La réponse de Khan est non. « Que gagne Israël à céder de la terre… si le soir même, Israël a encore le problème de justifier au monde pourquoi il doit maintenir des droits inégaux pour un nombre significatif de ses citoyens ? » Certains Israéliens expliqueront que le problème des minorités non juives dans un Etat à majorité juive serait gérable en attribuant des droits presque égaux à un tel groupe. Mais pour la plupart des Israéliens, semble-t-il, ceci représente le côté tranchant de la lame qui met fin au sionisme. La plupart de ceux de la gauche israélienne ne cachent plus leur aspiration à un sionisme bafouant l’égalité démocratique complète.

En vérité, le pouvoir de négociation d’Israël déclinerait s’il en venait à créer un État palestinien souverain, par rapport aux Palestiniens dans la ligne verte et aux réfugiés en exil. Le traitement de ces deux autres groupes extérieurs, les réfugiés et les Palestiniens dans la ligne verte, repose en premier lieu sur sa capacité à poursuivre le contrôle des TPO.

Maintenir un contrôle des TPO, même lointain, laisse ouverte pour Israël l’option de déporter les citoyens palestiniens d’Israël dans les TPO via des échanges de territoire limités. Ceci assure aussi qu’Israël garde la capacité de forcer de futurs réfugiés palestiniens de retour à s’établir dans leur patrie, tandis que s’il y avait un État palestinien souverain, ce dernier pourrait refuser d’accepter les réfugiés, renvoyant la charge de résoudre le problème des réfugiés à Israël. Khan argumente que ce serait une erreur d’imaginer qu’Israël voit ces branches apparemment séparées – les réfugiés, les Palestiniens vivant en Israël, et les Palestiniens vivant dans les TPO – comme des questions politiques séparées et distinctes. Du point de vue sioniste, elles sont intimement liées et dépendent du maintien du contrôle d’Israël sur le territoire et sur ses marges.

Si un État palestinien menace de saper le sionisme de cette façon, il n’est pas étonnant qu’il ne soit pas proposé. Il est tout simplement invraisemblable de s’attendre à ce qu’il provienne de Palestiniens négociant sans pouvoir de négociation – parce que créer un État souverain et légitime exigerait que les Palestiniens puissent forcer Israël à donner ce que beaucoup considèrent comme n’étant pas dans son intérêt de concéder : l’abandon du sionisme. Toute concession dans ce domaine (du sionisme) ouvre inévitablement la boîte de Pandore et le risque de déclencher une guerre civile entre les différentes branches du sionisme. Il convient mieux à Israël d’avoir un « État » palestinien sans frontières, pour qu’il puisse continuer à négocier sur des frontières et compter sur l’incertitude résultante pour maintenir la passivité palestinienne et internationale.

La réponse du vice-premier ministre israélien Moshe Ya’alon a été franche lors d’une interview l’an dernier, « Pourquoi tous ces jeux de semblants de négociations ? » Il a répondu : « Parce que… ce sont des pressions. La Paix Maintenant de l’intérieur, et d’autres éléments de l’extérieur. Alors il faut manœuvrer… Nous devons… manœuvrer avec les Américains et les Européens, qui sont nourris par des données israéliennes, [et] qui créent l’illusion qu’un accord peut être obtenu… Je dis que le temps joue pour ceux qui savent l’utiliser. Les fondateurs du sionisme le savaient…. et nous, dans le gouvernement, nous savons comment nous servir du temps ».

Sever Plocker, l’éditeur en chef adjoint de Yediot Aharonot, a écrit le 25 janvier que le plan récent du ministre des affaires étrangères Avigdor Lieberman pour un État palestinien sans frontières sur la moitié de la Judée et de la Samarie était, d’après ses discussions antérieures, plus ou moins le plan du premier ministre israélien Netanyahou. Ensuite, « Netanyahou [avait] argumenté que la situation actuelle sur le terrain en Judée et Samarie était stable et sûre, et constitue, à toutes fins utiles, une solution au conflit. Les Palestiniens ont déjà les trois quarts d’un État… Ils ont un drapeau, un préfixe téléphonique international… Et tout ce qu’il reste à faire pour le gouvernement, laissait entendre Netanyahou, n’était qu’accepter un changement de nom de l’entité, d’ « Autorité » à « État » et de lui envoyer quelques os supplémentaires, quelques signes symboliques de souveraineté, comme le droit de fondre sa propre monnaie – et la paix régnera pour les 70 ans à venir ».

Depuis cet éditorial, beaucoup en Israël, y compris le ministre des affaires étrangères et le Reut Institute, ont promu le concept d’un État palestinien dans des frontières provisoires.

Mais cette inclusion excluante peut-elle vraiment réussir ? D’un côté, ce système politique technico-spatial, malgré sa prétention à une légitimité philosophique, n’est au départ rien d’autre qu’une évolution du paradigme associé à un autre stratège clé sioniste, Vladimir Jabotinsky : une autre manière de faire « disparaître » les Palestiniens. Mais de l’autre côté, le succès militaire apparent de l’IDF dans le contrôle des TPO, utilisant ce traitement radical de l’espace, a convaincu de nombreux Israéliens, dont la plupart des leaders, qu’il offre aussi la perspective simultanée d’un succès politique.

Cependant, son mépris radical des normes du droit et des conventions internationales est à la fois son innovation et son talon d’Achille. Des droits spéciaux pour certains, et une inclusion excluante radicale pour la minorité, dans un espace politique à deux niveaux, constituent une contradiction claire avec le discours sur les valeurs occidentales – et comme tels, mettent en question la légitimité d’Israël se présentant comme un phare de la civilisation occidentale au Moyen-Orient, ce qui menace la légitimité à long terme d’Israël.

Il s’agit ici de perception. Tant que la plupart des Israéliens croient dans ce système politique d’exclusion-inclusion, la politique européenne et étasunienne de deux Etats avec des droits égaux n’est qu’un coup d’épée dans l’eau. Elle ne mènera jamais un vrai état palestinien souverain. Les décideurs occidentaux ne voient-ils rien de cela ? Toutes leurs perspectives s’ajustent si parfaitement au schéma de l’OTRI d’ « occupation par disparition », avec des processus occidentaux tous liés à la réalisation d’une collaboration sécuritaire palestinienne efficace au sein d’une matrice globale de contrôle israélien. Ceci semble trop parfait, trop stratégique pour être un accident.

Ne le voient-ils pas ? Peut-être le voient t-ils mais ne peuvent-ils pas échapper à leur propre fausse prémisse d’un Israël lié à sa propre nécessité de donner un État palestinien, qui ignore complètement les preuves de « l’autre » logique. Ou alternativement, certains réalistes Européens et Etasuniens sont t-ils venus à la conclusion que l’approbation palestinienne doit être imposée ? Peut-être est-ce seulement par une telle approbation qu’Israël peut outrepasser les contradictions internes de sa propre idéologie sioniste. Ces contradictions, sauf si elles sont traitées, pourraient mettre en danger la survie finale d’Israël dans la région. C’est-à-dire, certains leaders étasuniens et européens ont-ils compris qu’il était politiquement impossible pour Israël de renoncer à son credo sioniste et que seulement en soulageant les Palestiniens dans une « occupation par disparition » allégée, passant pour de la souveraineté, Israël pouvait-il être préservé ?

Traduction : JPB-CCIPPP

Alastair Crooke est un ex-membre du comité d’enquête du sénateur Mitchell sur les causes de l’Intifada, rédacteur, fondateur et directeur de Conflicts Forum.

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