Un enfant palestinien dans les décombres d’une mosquée lorsque l’enquêteur de l’ONU, Richard Goldstone et des membres de sa délégation arrivent pour inspecter la destruction de la maison de la famille Samouni dans la ville de Gaza, le 3 juin 2009 (Photo: APAIMAGES PHOTO / Ashraf Amra)
JUSTICE FOR SOME (Justice pour certains) Law and the Question of Palestine (Le droit et la question de la Palestine) de Noura Erakat 352 pp. Stanford University Press $30.00 |
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Je ne prétends pas approcher ce livre avec un esprit ouvert. Pour le dire très franchement, je reconnais avec une certaine fierté que j’ai appuyé Justice for Someavant même sa publication et je fais l’objet d’une notice en quatrième de couverture. Au delà de cela, j’ai pris part il y a deux mois au lancement d’un livre à l’Université George Mason où Noura Erakat fait partie du corps enseignant. Mon rôle dans cette revue n’est pas de faire une calme appréciation des forces et des faiblesses du livre, mais plutôt de le célébrer comme contribution scientifique majeure à la littérature critique dédiée à la résolution de la lutte Israël/Palestine, en ligne avec les principes de la justice plutôt qu’en maintenant la dépendance vis-à-vis du poids musculaire de l’assujettissement renforcé par la géopolitique. Et, de ce fait, saisir cette opportunité pour inciter à une lecture attentive de Justice for Some tous ceux qui s’intéressent à la lutte palestinienne comme ceux qui sont curieux de savoir comment le droit agit pour ou contre le bien-être humain, ainsi que cela apparaît dans l’usage qui en est fait dans une série de circonstances historiques et sociétales.
Erakat se centre sur les déformations du militarisme et de la géopolitique qui ont été infligées au peuple palestinien dans son ensemble, informant les lecteurs de comment le « droit » et l’injustice ont trop souvent collaboré au fil des décennies. Erakat offre brillamment aux lecteurs cet exposé jurisprudentiel qui est une critique lumineuse, mais elle ne s’arrête pas là. Justice for Someparticipe aussi d’une méthodologie constructive au sens où, tandis qu’Israël a intelligemment utilisé le droit de manière à opprimer le peuple palestinien, le texte d’Erakat explique aussi aux lecteurs comment le droit peut et est utilisé au nom de la justice ; il sert alors la cause du renforcement des capacités des Palestiniens comme partie intégrante de la lutte émancipatrice en cours du peuple palestinien.
En un sens, le parti que j’ai pris en faveur de la lutte des Palestiniens est parallèle à celui d’Erakat qui met en évidence, dès la préface, que son propos est de décrire comment le territoire et la nation palestiniens sont victimes, de façon aussi transparente que possible sous l’angle du droit et des droits humains et de déplorer l’usage par Israël de régimes, de procédures et de tactiques relevant du droit pour mener impitoyablement le projet sioniste au détriment des Palestiniens.
Justice for Somereprésente une tendance importante dans les études, qui cherche à combiner l’objectivité académique avec un engagement éthique et politique non déguisé. Une telle combinatoire d’objectifs pourrait sembler appropriée s’agissant d’une lutte aussi poignante que celle d’Israël/Palestine, mais elle n’a pas été traitée ainsi dans le courant principal des études. Les canons académiques de l’écriture de recherche continuent à favoriser la posture de neutralité ou de supposée objectivité quant aux implications politiques, qui n’est qu’un masque adopté par des universitaires naïfs ou cyniques peu désireux d’admettre leur propre subjectivité ou point de vue. Pire que cela, l’influence sioniste sur le discours savant et des media sur ce sujet est si forte qu’une écriture honnête du type de celle du livre d’Erakat est censurée, autocensurée et attaquée comme « biaisée ». Pour la pensée dominante, l’originalité d’Erakat et la qualité persuasive de son analyse sont ignorées si elle a de la chance et sinon, dévalorisées. De tels auteurs sont souvent attaqués comme représentants du soi-disant « nouvel antisémitisme », soit une étiquette faite pour discréditer des écrits et des auteurs critiques de la politique et des pratiques israéliennes, en amalgamant insidieusement la critique à la haine des Juifs. Cette équivalence tordue nous offre une définition du discours de haine qui va jusqu’à imposer une sentence de mort sur la liberté d’expression. C’est un déshonneur national que les instances législatives américaines avalent une telle pilule, tant au niveau fédéral qu’étatique.
Il est difficile de transmettre l’originalité jurisprudentielle d’Erakat sans une discussion approfondie, mais je vais essayer. Une grande partie vient de son affirmation audacieuse : « J’avance que le droit c’est la politique ». Elle veut dire par là, en gros, que « la force du droit » dépend du « droit de la force », c’est à dire que les droits juridiques sans la capacité à mettre en œuvre le droit, à un certain point est sans effet ou bien son effet insidieux est de donner une couverture légale à un comportement inhumain. Ou, selon la métaphore d’Erakat, la politique crée le vent dont une voile a besoin pour que le bateau avance. En même temps, lorsque Erakat discute des droits et des tactiques des Palestiniens, elle insiste sur le fait que plaider pour la « force » n’implique pas de s’appuyer sur ou d’appeler à la violence. Son affirmation tactique de la non violence devient explicite quand elle approuve la pertinence politique de la campagne BDS de même que dans son soutien aux divers efforts à l’œuvre pour discréditer Israël aux Nations Unies et ailleurs.
Par dessus tout, Erakat raisonne de façon persuasive en disant qu’Israël a été davantage adepte de l’usage effectif du droit que les Palestiniens, en partie parce qu’il a le vent en poupe à cause de ses liens à la géopolitique, en particulier aux États Unis mais aussi parce que les experts juridiques israéliens ont fait leur « travail juridique » mieux que les Palestiniens. Le livre d’Erakat peut se lire comme un stimulant pour les Palestiniens pour qu’ils fassent meilleur usage de ce qu’elle appelle « l’opportunisme juridique de principe ». (19) Plus largement, Israël, du fait d’un soutien géopolitique et du contrôle du discours, a réussi à ce que ses crimes internationaux les plus flagrants, dont l’usage excessif de la force, les punitions collectives et le terrorisme d’État, « légalisés » au nom de la « sécurité » et de « l’autodéfense », ouvrent à des prérogatives juridiques inhérentes à la notion même d’État souverain. Par contraste, les Palestiniens exerçant un droit de résister entièrement justifiable même s’il s’exerce contre des cibles militaires, est criminalisé au niveau international et le comportement des Palestiniens est caractérisé comme « actes de terrorisme ». Le tour de passe-passe légal le plus sinistre d’Israël a été de défier le droit international de façon récurrente et sans subir publiquement aucun revers. Cette façon de défier le droit peut être illustrée par le rejet de la part d’Israël de l’Avis de la Cour Pénale Internationale de 2004 en dépit du vote de 14 des 15 juges (quelqu’un sera-t-il surpris par le fait que le seul désaccord soit venu du juge américain ?) selon lequel la construction du mur de séparation sur le territoire palestinien occupé était une violation des normes fondamentales du droit international humanitaire, dont les Conventions de Genève (1977).
Erakat mérite aussi des félicitations parce qu’elle maintient un style de recherche sans mâcher ses mots ni se laisser piéger dans le langage juridique souvent vague. Pour elle, la question du langage est cruciale pour comprendre la façon dont le droit et la justice sont disjoints et ont dépossédé, depuis plus d’un siècle, le peuple palestinien et son pays. Erakat maintient fermement, d’une manière que très peu de juristes internationaux adoptent, que l’enjeu ne peut être correctement apprécié que s’il est pleinement contextualisé des points de vue historique et idéologique. Selon Anthony Anghie et plusieurs autres, Erakat considère essentiel d’aborder les racines du droit international moderne come reflétant un cadre légal qui a servi à légitimer le colonialisme européen et ses pratiques. Elle étend de façon provocatrice cette généralisation à Israël, en l’identifiant au dernier « État colonial de peuplement » à avoir été créé. J’ajouterais qu’Israël a été créé malgré le fort courant anticolonial de l’histoire qui s’est développé dans cette direction depuis 1945.
Erakat est également préparée à identifier l’occupation prolongée de la Palestine par Israël depuis la guerre de 1967 comme ce qui est devenu une « annexion ». Elle affirme aussi le point de vue selon lequel la façon qu’a Israël de contrôler le peuple palestinien par la fragmentation politique et l’instrumentation du droit est une forme « d’apartheid ». Dans des approches critiques et constructives, le fait d’éviter l’euphémisation en droit est central à l’engagement central à libérer les mécanismes juridiques des machinations des États. Ce que fait le parler vrai est de regarder au travers de la mascarade juridique, de manière à mettre en lumière les enjeux moraux en présence. Cette chirurgie linguistique est un prérequis pour élucider la relation du droit à la justice et à l’injustice, non seulement eu égard à la Palestine, mais en relation à des questions particulières, qu’elles impliquent les migrants internationaux, les minorités maltraitées ou le déni de l’autodétermination de certains peuples.
Justice for Somem’a aidé à réaliser que cette signification au cœur du droit, comme instrument inévitablement politisé de contrôle et de résistance peut être incompatible avec l’idée sur laquelle j’ai précédemment moi-même insisté dans les écrits juridiques, à savoir que le sens véritable des normes juridiques ne peut être discerné qu’en les interprétant correctement. C’est ainsi que j’ai argumenté contre la guerre du Vietnam, en soutenant que le rôle des Américains entraînait l’usage de la force en violation de la charte de l’ONU et du droit international qui régit l’usage de la force, et que cet argument était supérieur d’un point de vue juridique à la justification mise en avant par le gouvernement étatsunien et ses défenseurs. Ce paradigme régulateur (ou herméneutique) est le reflet de la rhétorique du droit international et de la façon dont les juristes abordent la controverse, y compris les modes de raisonnement juridique des juges dans les tribunaux, qu’ils soient nationaux ou internationaux, pour expliquer et justifier leurs décisions. C’est particulièrement applicable à l’usage du droit international en politique pour valider ou invalider un comportement contesté, reflétant indirectement à la fois le vent qui gonfle les voiles du navire-État et la sophistication et les motivations de quiconque pratique le droit et pour qui.
Dans le contexte de cette compréhension, ce que cherche et réalise Erakat porte moins sur l’interprétation émancipatrice des normes du droit et davantage sur la possibilité de nous faire saisir le nœud manipulatoire qui sous-tend le discours juridique international et qui formate les modèles politiques de contrôle et de résistance. Le paradigme régulateur est complémentaire et en arrière-plan, puisque l’objectif dominant d’Erakat est de développer une explication globale pour un paradigme politique et normatif qui s’ajuste à la réalité de la lutte des Palestiniens et de luttes similaires pour les droits fondamentaux, en particulier le droit à l’autodétermination, mieux que ne le font les approches traditionnelles. Ces paradigmes ne se contredisent pas nécessairement, mais ils reposent sur des fonctions divergentes du droit et des juristes dans des contextes variés, et d’un point de vue jurisprudentiel, on peut les considérer comme complémentaires. L’entreprise d’Erakat vise moins à comprendre comment est le monde qu’à comprendre comment il devrait être, comment il devrait être gouverné et comment le droit et la pratique du droit peuvent (ou ne peuvent pas) faire advenir cela. En ce sens, l’essentiel de l’esprit du livre de Noura Erakat appelle à prêter attention à la fameuse remarque de Karl Marx : « Les philosophes ont jusqu’à présent seulement interprété le monde de diverses façons ; l’enjeu maintenant est de le changer »
Richard Falk
Richard Falk est professeur émérite de droit international de l’Université Princeton. Il est l’auteur ou co auteur de vingt livres et le responsable de publication de vingt autres volumes. En 2008, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies (UNCHR) a engagé Falk pour une durée de six ans, comme rapporteur spécial des Nations Unies sur « la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 ».
Traduction: SF pour l’Agence Média Palestine
Source: Mondoweiss