Il est temps de revoir la structure de l’aide à la Palestine

Par Alaa Tartir et Jeremy Wildeman, le 31 Octobre 2020

Un accroissement de l’aide peut être nocif quand elle est dépensée de façon mal adaptée ; les solutions techniques resteront inefficaces si elles évitent d’affronter les réalités politiques centrales du conflit

Enfants dans un camp de réfugiés à Gaza en Juin 2020 (Photo by Rizek Abdeljawad/Xinhua)

Depuis que l’accord Oslo I a été signé en 1993, les donateurs internationaux ont dépensé plus de 40 milliards de dollars en aide extérieure destinée aux Palestiniens vivant en Cisjordanie occupée, à Jérusalem-Est et dans la Bande de Gaza.

En tant qu’analystes de longue date, nous sommes las de mentionner ce chiffre qui ne cesse de croître au début de tant d’articles pour des revues, de tribunes, de reportages. Nous constatons pourtant que nous ne pouvons l’éviter, parce que cet aspect souligne clairement l’échec du modèle de développement occidental impulsé par les donateurs, du processus de “paix” moribond issu d’Oslo que ce modèle est censé soutenir, et des montants importants de fonds issus de l’aide qui, au bout du compte, alimentent l’économie israélienne.

Développement introuvable

Cette somme (40 milliards de dollars et plus) a également et constamment fait figurer les Palestiniens parmi les bénéficiaires majeurs d’aide non militaire par habitant dans le monde entier (bien que cela soit bien inférieur au montant global d’aide que les Israéliens reçoivent). Pourtant, ni la paix ni le développement ne se concrétisent, car cette aide n’a permis aucun progrès en ce qui concerne trois grands objectifs : une paix viable entre les Palestiniens et les Israéliens, des institutions palestiniennes efficaces, responsables et démocratiques, et un développement social et économique durable.

En fait, les Palestiniens ont été forcés de vivre au sein d’un rapport aide/développement paradoxal. Alors que l’aide des donateurs faisait entrer de vastes sommes dans l’économie des territoires occupés, les indicateurs relatifs à l’économie et au développement humain des Palestiniens connaissaient une chute vertigineuse. Cela s’est accompagné d’une érosion et d’un dé-développement de l’économie palestinienne. 

Entre 1994 et 2018, la production industrielle palestinienne s’est effondrée, passant de 20 pour cent à 11 pour cent du PIB, pendant que la pêche et l’agriculture passaient de plus de 12 pour cent à moins de trois pour cent. Les Palestiniens ont ainsi été amenés à dépendre de l’aide extérieure pour payer des marchandises importées pénétrant via Israël dans leur économie dé-développée, et pour financer des programmes sociaux cruciaux et une croissance économique généralement non durable et impulsée par le secteur des services.

La perspective de voir l’autodétermination nationale de la Palestine se réaliser un jour devient plus improbable d’année en année. En raison d’une colonisation israélienne rapide, la Cisjordanie occupée et Jérusalem-Est sont maintenant couvertes de plus de 200 colonies comportant plus de 620 000 colons. Loin de s’unir avec les Palestiniens, les colonies les dépossèdent de leur terre, action considérée comme illégale en vertu du droit international.

Diminution de l’aide extérieure

L’an dernier, plus d’un quart de siècle après le début du programme d’aide des donateurs, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a conclu que les perspectives de l’économie palestinienne étaient sombres dès lors que l’aide extérieure disparaissait, l’appui budgétaire de donateurs passant de 32 pour cent du PIB en 2008 à 3,5 pour cent en 2019.

La Covid-19 accélère ce déclin. Avant même la pandémie, “les résultats de l’économie palestinienne étaient faibles et le climat général était défavorable. L’appareil productif avait été asphyxié par des hostilités récurrentes, la fragmentation géographique et économique, la régression technologique, les  restrictions à l’importation d’intrants et de technologie, la perte de territoire et de ressources  naturelles, l’expansion des colonies, la fuite de ressources fiscales et le quasi-effondrement de l’économie de la bande de Gaza.”

C’est Gaza qui subit les coups les plus durs. Elle a été littéralement transformée en prison à ciel ouvert peu de temps après qu’Israël a décidé le retrait de ses colonies en 2005. Aujourd’hui, 80 pour cent de la population dépend d’une assistance internationale instable en restant dépourvue de sécurité alimentaire, d’articles d’hygiène, de soins de santé, d’électricité et d’eau potable. 

Les évaluations du coût de la pandémie de Covid-19 estiment entre sept et 35 pour cent du PIB les pertes économiques dans les territoires occupés. Nous ne savons pas quel sera l’impact sur les donateurs, qui font face, de leur côté, à d’énormes déficits budgétaires et à des crises économiques. Il semble y avoir peu de chances de voir les Palestiniens émerger de la crise suscitée par la pandémie sans que leur économie dé-développée, capturée et colonisée reçoive une perfusion d’aide. 

Certains donateurs peuvent considérer qu’un accroissement de l’aide est le seul moyen d’assurer la stabilité à court terme et d’éviter un conflit attisé par le désespoir. Il s’agit notamment de donateurs qui veulent renforcer les accords de paix récents entre Israël et les États du Golfe, en offrant aux Palestiniens des fonds à titre de « dividende de la paix ». Dans ce contexte, il existe une forte probabilité pour que les donateurs soient de nouveau un facteur important en 2021. Mais à quoi ressemblera cette aide ?

Déclin à long terme

Quelles que soient les ressources allouées par les donateurs, étant donné le caractère dé-développé de l’économie dans les territoires palestiniens occupés, il sera certainement nécessaire que les mesures d’aide continuent à comporter un financement du développement et une aide humanitaire immédiate pour que l’économie fonctionne, que les institutions politiques soient solvables et que les êtres humains restent en vie. 

Vraisemblablement, l’aide sera structurée de façon à dispenser aux Palestiniens un soulagement à court terme tout en contribuant encore plus à un déclin à long terme, une capture structurelle et le démantèlement du territoire palestinien. Quatre approches – l’instrumentalisme, l’instrumentalisme critique, le positionnement des critiques et le néo-colonialisme – fournissent une explication de ce que nous pouvons attendre de l’aide future aux Palestiniens.

L’approche instrumentaliste dominante est économiquement néolibérale. Créée sur la base du consensus de Washington, elle estime que l’aide aux Palestiniens doit leur être dispensée de façon non politisée et technocratique, et soutient le cadre d’Oslo sur le plan économique et celui de l’aide. Cette approche va du haut vers le bas et tend à décontextualiser l’occupation militaire israélienne en réduisant au minimum ou en éliminant les termes clés décrivant l’occupation. 

En général, elle évite de contester la politique d’Israël dans les territoires occupés, et impute de façon  disproportionnée à l’Autorité palestinienne (AP) les défaillances qui ont empêché l’aide d’atteindre les buts escomptés. Lorsqu’elle ne rend pas les Palestiniens responsables, elle met en cause des évènements politiques extérieurs comme la deuxième intifada, et affirme qu’il faudrait tout simplement mieux appliquer le modèle d’aide existant. On peut considérer les États-Unis et le Canada comme les principaux tenants de cette approche, ainsi, bien souvent, que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.

Approches critiques

La deuxième approche concernant l’aide aux Palestiniens est celle que nous qualifions d’instrumentalisme critique. À la différence des instrumentalistes, ses tenants considèrent l’occupation israélienne comme l’obstacle principal à la paix et au développement, et estiment qu’il existe un lien intrinsèque entre l’aide et la politique. Tout en étant, dans l’ensemble, beaucoup plus critiques à l’égard de la domination israélienne, ils partagent avec les instrumentalistes une même croyance spécifique, étant convaincus que de bonnes mesures politiques peuvent entraîner des changements positifs. 

Les instrumentalistes critiques affirment soutenir le développement d’institutions palestiniennes démocratiques, mais ne font rien pour empêcher le glissement de l’AP vers un régime impopulaire de gouvernement par décrets. Cette démarche présente la domination israélienne comme une occupation militaire qui pourrait être temporaire (même après 50 ans d’occupation et de construction de colonies). Certes, ces personnes utilisent généralement un langage plus exact pour critiquer directement la politique israélienne, mais cela n’est associé à aucune action concrète, par exemple la cessation de financements ou la suppression de privilèges commerciaux accordés à Israël afin d’imposer un changement. Cette approche est généralement adoptée par les donateurs européens.

Nous définissons la troisième approche comme celle des critiques. Selon eux, la politique d’aide est un discours technique rationalisant qui dissimule un pouvoir ou une domination bureaucratique, exerçant son contrôle et assurant son emprise sur les Palestiniens – et cette réalité cachée est la véritable intention politique derrière le processus de développement. 

Les critiques soutiennent que l’intégration économique avec Israël, préconisée par les instrumentalistes, profite à l’occupant aux dépens de l’économie occupée. Certains sont allés jusqu’à affirmer que l’aide elle-même est devenue un instrument de contre-insurrection, utilisé pour fragiliser les aspirations palestiniennes à l’autodétermination. Ce groupe a dans l’ensemble une base solide parmi les intellectuels et les militants, en particulier parmi les Palestiniens, mais c’est lui qui exerce le moins d’influence dans le domaine politique.

Point de vue néocolonialiste

Enfin, l’approche néocolonialiste peut considérer comme une réussite certains aspects de l’aide aux Palestiniens, l’aide étant envisagée comme un outil pour combattre le terrorisme contre Israël et pour encourager de la part des Palestiniens une acceptation pacifique de la domination israélienne. Les néocolonialistes pensent qu’il est nécessaire de développer les institutions palestiniennes appropriées en vue de l’auto-gouvernance, particulièrement dans le secteur de la sécurité, et de répondre aux besoins en matière humanitaire pour empêcher une déstabilisation plus poussée. 

Cette approche va très franchement du haut vers le bas, l’aide constituant un instrument économique à proposer aux Palestiniens en contrepartie de leur renoncement à leurs droits politiques et de leur acceptation de conséquences non désirées. Cette perspective est défendue depuis longtemps par des groupes d’experts étasuniens et par diverses forces de sécurité. Elle est adoptée par des donateurs qui souhaitent simplement obtenir le calme au moyen de mesures restrictives, et notamment par des donateurs étatiques arabes, qui sont, par ailleurs, fortement conscients du contexte réel et des aspirations palestiniennes.

Les approches auxquelles on peut s’attendre ne présagent rien de bon. Il est désormais évident que l’apport de l’aide ne servira pas aux Palestiniens et ne contribuera pas à une paix juste et stable si elle continue à se déverser dans des cadres politiques et économiques faussés et déformés. Un accroissement de l’aide peut être nocif quand elle est dépensée de façon mal adaptée, et des solutions purement techniques ne répondront pas aux problèmes réels affrontés par les Palestiniens si elles évitent d’affronter les réalités politiques centrales du “conflit”.

Il est donc inévitable qu’un changement survienne dans la pensée actuelle en matière de développement, en rejetant une vision du développement basée sur une approche technocratique, apolitique et neutre pour en adopter une autre qui reconnaisse les structures de pouvoir et les relations de dominance coloniale, réarticulant les processus de développement pour les intégrer à la lutte pour les droits fondamentaux, la résistance au déplacement, et une véritable émancipation.

Source: Middleeasteye

Traduction SM pour Agence Média Palestine

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