Comment les projets routiers d’Israël garantissent que l’apartheid est fait pour durer

Par Ahmad Al-Bazz et Edo Konrad, le 31 décembre 2020

L’extension des routes de contournement des colons en Cisjordanie a joué un rôle central pour transformer l’« occupation temporaire » d’Israël en une permanente réalité à un état.

Une vue générale des travaux de construction depuis la colonie de Gilo, le 15 décembre 2020 (Yonatan Sindel/Flash90)

Alors que le monde commençait à vaciller sous l’épidémie de COVID-19, en mars, les autorités israéliennes s’activaient à une série de projets d’infrastructure dans toute la Cisjordanie occupée. Ceux-ci incluaient l’installation d’une nouvelle section du mur de séparation, la construction de ponts de contournement pour les colons israéliens, le creusement de tunnels et l’approbation de routes de séparation pour les seuls Palestiniens à différents endroits à l’est et au sud-est de Jérusalem. En poursuivant ces initiatives, Israël a travaillé dur pour réaliser sa vision géographique et démographique future de la Cisjordanie, transformant ce qui a été jadis décrit par beaucoup comme une « occupation temporaire » en une réalité permanente d’apartheid.

Un de ces projets a été l’extension de la route 60 — connue couramment sous le nom de « route des tunnels » — la principale autoroute partant de Jérusalem vers le sud jusqu’aux colonies cisjordaniennes entre Bethléem et Hébron. Située entre Beit Jala et Bethléem, la route s’étend entre deux murs de béton géants et n’est accessible qu’aux véhicules avec des plaques d’immatriculation jaunes israéliennes.

L’extension, qui a commencé il y a un an et dont l’achèvement est prévu en 2025, comprend l’addition de deux voies de circulation et la construction de deux nouveaux tunnels en plus de ceux existent déjà. Le but est de doubler la capacité d’entrée des colons voyageant vers Jérusalem à partir de la zone de Gush Etzion, juste au sud de Bethléem. Afin d’élargir la route, l’administration civile — le bras du gouvernement militaire d’Israël qui gouverne les 2,8 millions de Palestiniens de Cisjordanie occupée — a confisqué environ trois acres de terres du village palestinien d’al-Khader et de la ville de Beit Jala. 

La route des tunnels est l’une des dizaines de routes dites « de contournement » qui ont été construites dans toute la Cisjordanie pendant les dernières décennies pour garantir que la circulation des colons puisse contourner les cités et les villes palestiniennes. Mais éviter les Palestiniens n’est pas le seul objectif ; de manière cruciale, les routes de contournement permettent aux colons de commuter plus efficacement vers les centres urbains comme Jérusalem et Tel-Aviv, en fondant leurs agglomérations de Cisjordanie dans la vie quotidienne de l’état. La vague massive de construction des routes de contournement depuis la signature des Accords d’Oslo a stimulé la croissance de la population des colons, dont le nombre est passé de juste au-dessus de 100000 au milieu des années 1990 à environ 440000 aujourd’hui.

 L’extension de la route des tunnels — qui fait partie du plan du gouvernement israélien pour améliorer et étendre l’infrastructure des transports pour les colons de Cisjordanie —prend place dans la zone annexée à Jérusalem le long de l’angle oriental de la colonie de Gilo. Des travaux additionnels ont aussi lieu dans la zone C de la Cisjordanie à la périphérie de Beit Jala.

Vue sur la route des tunnels. (Ahmad al-Bazz/Activestills)

Maintenant que l’annexion de jure n’est temporairement plus sur la table, la droite des colonies espère continuer à pousser une annexion rampante, de facto, et à augmenter la population des colonies jusqu’à atteindre le million. Comme l’explique Daniel Seidemann, un avocat israélien qui est spécialiste de la géopolitique de Jérusalem, les projets d’infrastructure sont « conçus pour effacer la Ligne verte et intégrer les colonies de Cisjordanie [à Israël] ». 

Selon la Moriah Jerusalem Development Corporation, une organisation établie par la municipalité de Jérusalem pour développer l’infrastructure de la ville, le projet d’un milliard de shekels [250 millions d’euros] devrait favoriser les déplacements des citoyens israéliens entre Jérusalem et d’autres colonies au sud de la Cisjordanie, comme Gush Etzion, Efrat, Kiryat Arba, et d’autres.

La vidéo promotionnelle en simulation virtuelle de Moriah montre des véhicules, israéliens seulement, circulant sur la route étendue, sans faire aucune mention des invisibles villes palestiniennes adjacentes qui se trouvent derrière les deux murs encadrant la route. En dépit du fait qu’ils ont été construits sur des terrains privés confisqués dans les années 1990 aux Palestiniens, la route des tunnels est hors limites pour les Palestiniens de Cisjordanie, sauf  pour les résidents palestiniens de Jérusalem-Est qui sont autorisés à conduire des véhicules immatriculés en Israël. 

Selon l’Institut de recherche appliquée (ARIJ), une ONG palestinienne qui informe sur les activités de colonisation israélienne dans toute la Cisjordanie, le principal objectif de la route est de contourner Beit Jala et Bethléem, fournissant aux colons de Gush Etzion et de la région de Hébron une entrée au sud-ouest de Jérusalem dégagée des Palestiniens. Dans le passé, les Palestiniens pouvaient voyager entre Bethléem et Jérusalem ; aujourd’hui, Bethléem est entourée par le mur de séparation.

Exclure les exilés 

L’histoire de la route remonte à juillet 1948, lorsque les forces israéliennes ont conquis approximativement 45 villages palestiniens dans les environs de Jérusalem. Des milliers de Palestiniens ont été expulsés, tandis que d’autres fuyaient vers le territoire qui devait devenir la Cisjordanie.

Environ 15000 de ces réfugiés se sont installés dans le camp de réfugiés de Dheisheh, construit en 1949 juste au sud de Bethléem, tout à côté de la route qui connectait Jérusalem, Bethléem, et Hébron. Quand Israël a étendu son projet colonial pour inclure la Cisjordanie en 1967, les autorités israéliennes ont commencé à dessiner des plans afin de permettre aux colons israéliens d’utiliser la route en toute sécurité pour atteindre leurs colonies de Hébron et du sud de Bethléem. Pendant des années, les Israéliens qui utilisaient la route 60 étaient fréquemment ciblés par des pierres et des cocktails Molotov jetés par les réfugiés palestiniens auxquels Israël avait refusé le droit au retour.

Carte montrant la route des tunnels et les colonies israéliennes dans la région Bethléem-Jérusalem. (Peace Now)

« L’armée israélienne a limité notre accès à la route principale en bloquant toutes les sorties sauf une », a expliqué Haitham Abu Ajameya, 49 ans, un résident de Dheisheh, dont la famille a été chassée de Mighallis, un village à l’ouest de Jérusalem, pendant la Nakba.

Abu Ajameya se rappelle comment l’armée israélienne a installé une clôture pour entourer le camp, tout en empêchant les réfugiés vivant à Dheisheh d’utiliser la route, entre 1986 et 1995. « Seul le personnel de l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient] était autorisé à entrer et à sortir. Les réfugiés avaient l’habitude de traverser à pied, après être inspectés par les soldats aux portillons », se souvient-il. 

Les résidents du camp se souviennent encore du moment où le gouvernement militaire israélien avait prévu de démolir certaines unités d’habitation de Dheisheh, afin de laisser une zone tampon de 30 m entre le camp et la route, pour la sécurité des citoyens israéliens. Cette idée n’a jamais décollé, mais les autorités israéliennes avaient un autre plan dans leur manche.

 A la fin des années 1980, l’armée israélienne a informé les Palestiniens vivant au bord occidental de Beit Jala que leurs maisons seraient démolies, bien qu’elles aient été construites auparavant avec la permission des autorités militaires. La raison en était qu’Israël avait décidé de dévier la route Jérusalem-Bethléem-Hébron, pour que les citoyens israéliens puissent conduire sans passer près du camp de Dheisheh.

« Ils nous ont dit qu’il y aurait une nouvelle route qui passerait à travers notre terre », a dit Nasim Duqmaq, un des résidents qui a vécu dans une des maisons prévues pour être démolies. Bien que l’avocat de Duqmaq se soit arrangé pour empêcher la démolition de sa maison, le projet lui-même n’a pas été annulé. 

Aujourd’hui, le tunnel sud de la route passe juste au-dessous de la maison de Duqmaq, ce qui permet aux véhicules israéliens d’éviter d’entrer dans Bethléem quand ils se rendent à Jérusalem. A la sortie du tunnel, un pont clos de murs surplombe les résidents palestiniens de Beit Jala et Bir Onah, qui ne sont pas autorisés à l’utiliser, tout en connectant les conducteurs israéliens au tunnel nord de la route qui conduit à Jérusalem. 

Pendant la Deuxième Intifada, l’armée israélienne a construit un checkpoint à l’entrée de la route, empêchant les Palestiniens d’utiliser la route pour aller à Jérusalem. Le checkpoint demeure, même si la résistance armée s’est calmée depuis longtemps dans la région. Même les Palestiniens qui disposent de permis pour voyager peuvent seulement se rendre à Jérusalem à pied par certains checkpoints dédiés seulement aux Palestiniens.

Des Palestiniennes marchent dans les allées du camp de réfugiés de Dheisheh, dans la ville cisjordanienne de Bethléem, 30 août 2018. (Miriam Alster/Flas90)

Depuis, la méthode de dévier la route pour le bénéfice des colons israéliens s’est développée. Il y a aujourd’hui des dizaines de ces routes qui facilitent le déplacement des colons israéliens dans toute la Cisjordanie et les aident à éviter de passer par des zones palestiniennes.

Le cordon de sécurité des colonies 

La route des tunnels est un parfait exemple d’une des méthodes utilisées par Israël pour enraciner une réalité d’apartheid à un état. Le « plan de paix » de Trump, qui permettait l’anexion israélienne de larges pans de la Cisjordanie, peut avoir échoué à s’appliquer, le gouvernement israélien a eu d’innombrables moyens d’annexer graduellement des terres pendant des décennies. 

Comme les groupes de défense des droits humains l’ont montré, y compris dans un nouveau rapport de ce mois-ci de Breaking the Silence et du Centre israélien pour les Affaires publiques, la construction de routes et particulièrement des routes de contournement, a eu une fonction centrale dans la colonisation des terres palestiniennes par Israël. 

Dans les années 1970, Israël a réalisé que construire des routes pour les colons à l’intérieur de la Cisjordanie serait la clé pour les connecter aux zones urbaines d’Israël. Quand les Accords d’Oslo ont désigné les régions urbaines palestiniennes, comme Bethléem et le Camp des réfugiés de Dheisheh, comme zone A sous le contrôle de l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien a décidé d’investir plus vigoureusement dans ses routes de contournement pour garantir que les colons resteraient dans la zone C tout en conduisant à travers la Cisjordanie.

Les routes de contournement ont aussi permis une rapide sous-urbanisation des colonies de Cisjordanie, particulièrement autour de Jérusalem, sur la base de ce que Breaking the Silence appelle « une infrastructure complètement ségréguée ». Selon les rapports des médias publiés en décembre, Israël travaille actuellement à plusieurs nouvelles routes de contournement, y compris à une qui contournerait la camp de réfugiés Al-Aroub, à mi-chemin entre Bethléem et Hébron, ainsi qu’à une route contournant la cité palestinienne de Huwwara, près de Naplouse.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou parle à la cérémonie d’ouverture d’une nouvelle portion de la route Begin, qui la liera à la route 60, Jérusalem, 7 septembre 2017. (Hadas Parush/Flash90)

Malgré l’investissement d’Israël dans l’infrastructure en Cijsordanie au cours des années, les leaders des colons avaient l’impression que le gouvernement ne dépensait pas assez d’argent pour augmenter effectivement la population des colons sur le territoire. La puissance croissante des colons pendant les dernières cinq années, qui ont concordé avec le fait que le gouvernement Trump favorisait les projets expansionnistes d’Israël, les a conduits à réclamer — par des manifestations et même des grèves de la faim à l’extérieur de la résidence du Premier ministre en 2017 — plus d’argent pour l’infrastructure. Les manifestations ont marché et la direction des colons s’est vu accorder un total de 200 millions de shekels [c. 50 millions d’euros] sur une seule année. 

Cet investissement a atteint un point culminant cette année, car la ministre des Transports Miri Reguev a annoncé un projet massif d’investissement pour les infrastructures devant être terminé avant 2045, qui offrira aux citoyens israéliens un réseau complet de routes dans tout l’espace Palestine-Israël à l’intention des seuls citoyens israéliens, qui donnera aux conducteurs la capacité de voyager sans avoir à passer par une seule enclave palestinienne, ni même à la voir. 

Reguev a appelé le plan « un jour excitant pour les colonies et pour l’état d’Israël, qui a construit  et continue à le faire dans toutes les régions de la patrie ». La ministre a dit que le plan offre une « vision holistique » pour un « futur plan de développement de la région ». 

Même s’il n’est pas entièrement clair quelle portion de ce projet sera réalisée exactement, les projets de construction massifs dont l’intention est de faciliter les déplacements des colons sont déjà en cours dans la région de Jérusalem. Ils comprennent un projet dans la colonie adjacente de Ma’ale Adumim, où Israël projette de construire 19 000 nouvelles unités d’habitation, fermant la zone à la circulation palestinienne et rendant possible pour les colons d’aller à Jérusalem sans rencontrer le moindre checkpoint. 

Ahmad Al-Bazz est un journaliste et réalisateur de documentaires basé dans la ville cisjordanienne de Naplouse. Il a été membre du collectif de photographie Activestills depuis 2012.

Edo Konrad est le rédacteur en chef de +972 Magazine. Basé à Tel Aviv, il a travaillé auparavant comme rédacteur à Haaretz.

Source : +972

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

Retour haut de page