Une histoire d’aliénation palestinienne

Par Ahmed Abu Artema, le 18 février 2021

Une image tirée de la série télévisée Al-Taghriba al-Falastiniya par Hatem Ali.

Le célèbre cinéaste syrien Hatem Ali est mort dans les derniers jours de 2020.

Il était l’un des plus éminents cinéastes dramatiques arabes, ayant réalisé, écrit et joué dans de nombreuses émissions de télévision sur les questions historiques et sociales.

La tristesse causée par la perte d’Ali est, dans le monde arabe, considérable.

Sa mort a fait la une des journaux. Les utilisateurs des médias sociaux ont immortalisé son héritage. Des artistes et des personnalités politiques ont pleuré sa perte.

Ali considérait son travail comme la mission noble de sa vie, ne s’appuyant jamais sur des sensations fortes et un divertissement, mais découlant d’un fort sentiment de patriotisme et de sentiment national.

Et la Palestine n’a jamais été loin de la pensée d’Ali.

Son travail de réalisateur le plus honorable est Al-Taghriba al-Falastiniya, ou, L’Aliénation palestinienne. Cette série télévisée magistrale – diffusée en 2004 – est centrée sur l’un des évènements les plus tragiques du XXe siècle – les horreurs de la Nakba et la perte de la Palestine.

Pendant la Nakba de 1948, les groupes paramilitaires sionistes ont mené une campagne systémique de nettoyage ethnique contre les villes et villages palestiniens. Sous les tirs nourris et l’annonce de massacres dans les villages voisins, des familles désorientées ont fui leurs maisons avec très peu de leurs biens sans savoir vers où se diriger.

Au moins 750 000 Palestiniens ont été ainsi expulsés de leurs foyers et villages.

Ce qu’ils avaient cru n’être qu’un voyage temporaire jusqu’à ce que les armées arabes interviennent et vainquent les forces militaires sionistes s’est transformé en un exil multigénérationnel, qui se poursuit encore aujourd’hui.

Al-Taghriba all-Falastiniyaa dépeint cette histoire avec une précision sans précédent, riche de ses détails révélateurs, sociaux, politiques et historiques.

Les téléspectateurs oubliaient qu’ils regardaient la télévision, et se trouvaient engagés émotionnellement dans l’histoire, s’identifiant aux personnages et pleurant devant la tragédie des Palestiniens.

« Une question collective »

Walid Seif, l’écrivain palestinien de la série, a déclaré que la graine du projet avait été semée dans les années 1980.

« Je ne l’ai pas écrite en 2002 ni en 2000. J’en ai terminé l’écriture en 1987. J’ai passé trois ans à faire des recherches, à étudier et à collecter des histoires, et après, je l’ai écrite » a-t-il déclaré en 2011 lors d’une interview avec Al Jazeera.

Le propre héritage de Hatem Ali a eu également un impact sur sa réalisation de la série télévisée.

« Non seulement je suis le fils du Golan syrien occupé qui partage l’expérience de certains des personnages d’Al-Taghriba al-Falastiniya, mais j’ai aussi grandi dans le camp de réfugiés (palestiniens) de Yarmouk (à Damas), » a déclaré Hatem Ali lors d’une interview en 2009.

« On m’a souvent posé la même question, à savoir comment un réalisateur non palestinien pouvait présenter une œuvre sur la question palestinienne. Ma réponse est que la question palestinienne est une question collective des Arabes ».

Les évènements dans Al-Taghriba al-Falastiniya commencent des décennies avant la catastrophe de 1948.

L’histoire est centrée sur la famille Yunis qui vivait dans la Palestine rurale dans les années 1930, à l’époque du Mandat britannique en Palestine et de la montée du mouvement sioniste. Les évènements du moment retiennent l’attention d’Ahmad Yunis, ou Abu Saleh, le protagoniste.

Abu Saleh entre d’abord en contact avec la réalité politique de son époque où les soldats de l’occupation britannique viennent dans son village et décident d’accorder un morceau de terre aux colons juifs pour y construire une colonie. Abu Saleh affronte les soldats britanniques et s’enfuit vers Haïfa pour échapper à leur poursuite.

Abu Saleh se trouve exposé à un certain nombre d’évènements à Haïfa, qui lui ouvrent les yeux sur les pratiques coloniales britanniques en Palestine et l’expansion des colonies de peuplement juives. Des sentiments de colère s’accumulent en lui jusqu’à ce que l’armée britannique exécute, sous ses yeux, l’un des hommes qui résistaient à la colonisation de la Palestine. 

Abu Saleh revient au village, rempli d’idées révolutionnaires.

« Le choc a été écrasant »

Dans l’un des épisodes de la série, le narrateur décrit l’expérience de vivre la Nakba.

« Il a fallu un certain temps avant que nous comprenions l’ampleur et la portée de la catastrophe, avant que ses aspects ne deviennent clairs, avant que nous l’adoptions dans notre être et dans notre réalité de témoins, avant que nous forgions le terme Nakba, la Nakba de la Palestine, et avant de réaliser que nous étions sa génération, ses témoins et ses victimes ».

Il poursuit : « C’est alors, et sous le stress de devoir faire face à des détails atroces créés par les circonstances épouvantables, que le choc a été écrasant. C’était le choc d’un cyclone qui vous possédait complètement, paralysait votre conscience au point que vous ne pouviez pas comprendre ce qui se passait autour de vous ».

Les évènements dans Al-Taghriba al-Falastiniya s’étendent au-delà de la Nakba et suivent les Palestiniens dans les camps de réfugiés, après qu’ils aient tout perdu.

Après deux décennies de vie avec l’espoir de retour dans leurs foyers et sur leurs terres d’où ils ont été expulsés, les forces sionistes les attaquent à nouveau jusque dans leurs lieux de refuge.

Cette fois, les forces sionistes s’étaient transformées en une armée d’un pays appelé Israël, qui occupait la Cisjordanie, Gaza et le plateau du Golan syrien, et les Palestiniens éprouvaient une fois encore la frustration de devoir compter sur les régimes arabes pour lutter pour leurs droits.

Alors qu’Al-Taghriba al-Falastiniya traite d’une histoire inachevée, l’écrivain et le réalisateur optent pour une fin ouverte de la séparation et du retour.

Al-Taghriba al-Falastiniya– en plus d’évoquer le courage et l’héroïsme dans l’histoire palestinienne – traite aussi des questions sociales chez les Palestiniens.

Cela a pris la forme d’une mise en avant de l’exploitation et de l’injustice des propriétaires  à l’encontre des agriculteurs. De cette façon, le spectacle se soucie des distinctions sociales et illustre soigneusement les différences entre les zones rurales et les zones urbaines, et le prix élevé que les secteurs vulnérables payaient pour des coutumes et des traditions contraignantes.

Une scène montre Abu Salah disant : « Si nous avons peur d’Abu Azmi (un propriétaire terrain), comment, demain, allons-nous affronter les (colons) juifs et les Britanniques ? ».

La critique sociale a donné du crédit à la série. Elle n’a pas visé à projeter une idée fantaisiste sur ce qui était arrivé, ou à projeter une image parfaite de la réalité sociale. Elle a donné à la place un aperçu réaliste de la vie des Palestiniens.

La question palestinienne est plus qu’un conflit entre deux parties, ou qu’une occupation commencée en 1967. Il s’agit d’un déplacement et d’un remplacement, d’un projet colonial de peuplement, du nettoyage ethnique de tout un peuple.

Une série télévisée avec un contenu historique et visuel riche dans Al-Taghriba al-Falastiniya serait précieux pour le public international. Elle personnalise la Nakba, elle conduit au cœur du problème et elle efface les mensonges de la propagande israélienne.

Un groupe palestinien dirigé par Refaat Alareer œuvre à l’achèvement de la traduction d’Al-Taghriba al-Falastiniya en sous-titres anglais. Cette mesure positive aurait dû être prise depuis longtemps, et il faudrait faire davantage pour en assurer l’accès à des publics non arabes.

Il y a un lourd fardeau de responsabilités à partager les histoires de centaines de milliers de Palestiniens blessés, tués et exilés par l’occupation britannique et le colonialisme de peuplement sioniste au cours du siècle dernier.  Ceci pour qu’ils ne soient pas tués une deuxième fois, par le déni de leurs souffrances par le monde.

La tristesse causée par la mort de Hatem Ali est énorme. Il est mort en exil, hors de son pays natal, la Syrie, avant qu’il puisse raconter l’histoire de l’aliénation syrienne.

Ahmed Abu Artema est un écrivain vivant à Gaza et un chercheur du Centre pour des études politiques et de développement. Il est l’un des organisateurs de la Grande Marche du Retour.

Source : The Electronic Intifada

Traduction BP pour l’Agence média Palestine

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