L’Espace, la Culture et la Connexion : des artistes palestiniennes sur des actes de résistance

Par Emily Jacir, Larissa Sansour, Mona Benyamin et Amy Sherlock en table ronde, le 29 juin 2021

Mona Benyamin, Emily Jacir et Larissa Sansour parlent du rôle des artistes en réagissant à l’occupation israélienne, de la construction d’une solidarité internationale au changement du langage et à la création de nouvelles iconographies.

Amy Sherlock L’escalade de la violence entre Israéliens et Palestiniens au cours des dernières semaines a provoqué un déferlement de réactions internationales de la part d’artistes et de travailleurs de la culture en solidarité avec la lutte de libération palestinienne. Quel doit être le rôle des artistes ?

Mona Benyamin Personnellement, le fait d’être à Haïfa à ce moment-là et de vivre ces agressions en direct m’a fait mettre de côté mon identité d’artiste. Je pense qu’il devrait y avoir aussi peu de médiation que possible entre ce qui arrive et ce que le monde voit : même l’intervention des médias semble inutile. Les Palestiniens ont pris en mains les médias; ce sont eux qui transmettent les nouvelles. Nous avons été pendant si longtemps réduits au silence pendant qu’on parlait de nous : il est bien temps que nous disions notre histoire de notre point de vue.

Emily Jacir Je pense important de déplier ta question, Amy, et d’observer comment ici elle met en place un cadre. Elle implique un équilibre des pouvoirs, mais il est disproportionné : seuls les Palestiniens sont sous l’occupation militaire d’une des plus puissantes armées du monde. 

En termes de solidarité internationale, je vois ça comme un processus bien plus long qui se déroule depuis des décennies et que de nombreux artistes, en Palestine et au niveau international, ont travaillé à construire.  

Mona Benyamin, Moonscape, 2020, un plan du film avec l’aimable autorisation de l’artiste

Larissa Sansour Cette lutte est continue. Je suis née à Bethléem sous occupation israélienne directe. Depuis mon enfance, j’ai des armes pointées vers moi. Cela a indéniablement un effet sur mon travail. On me demande souvent si je pense que l’art peut avoir une influence sur le changement politique, et c’est une question difficile parce que le pouvoir que détiennent les artistes est difficile à mesurer. Mais je crois vraiment dans la puissance de l’art.

EJ Je construis des espaces culturels et d’éducation en Palestine depuis la fin des années 1990. Mon travail éducatif est inhérent à ma pratique. J’ai été très impliquée dans la création d’espaces de production de savoir en travaillant avec des établissements comme l’Université Birzeit. J’ai cofondé l’Académie des arts de Ramallah, avec beaucoup de collègues et j’y ai enseigné pendant dix ans. Lorsque (en 2014), mon père, ma sœur et moi avons décidé de transformer notre maison familiale en un lieu culturel, j’ai vu cela comme une opportunité de créer un espace de pédagogie alternative et un lieu où relier notre passé, notre présent et notre futur. À propos de ta question sur le rôle que les artistes ont à tenir, dans mon cas, l’espace que je dirige, Dar Jacir, a été saccagé le 15 mai par l’armée israélienne. Notre rôle a alors été immédiat et urgent : assurer la sécurité de tous les artistes et du personnel, sécuriser la propriété, lever des fonds, réparer et reconstruire.

LS Ce que fait Dar Jacir est incroyablement important. C’est tellement difficile d’avoir un espace comme celui-là, particulièrement à Bethléem, tout à côté du mur israélien. C’est essayer de créer quelque chose dans un lieu dont on sait qu’il va être bombardé et encore bombardé. Du point de vue conceptuel, c’est un acte de résistance – aujourd’hui plus que jamais, quand Bethléem se trouve complètement isolée à cause du mur et du développement des colonies autour de la ville. Il est très difficile d’aller à Ramallah, trajet que l’on faisait en 40 minutes. Maintenant il faut deux heures – parfois plus avec tous les checkpoints. 

MB les institutions culturelles palestiniennes détiennent deux des choses dont le gouvernement israélien a le plus peur. Tout d’abord, une des meilleures façons pour les Palestiniens de résister à l’occupation a été de continuer à construire des maisons en étendant l’espace géographique ainsi pris, sans les permis de construire accordés par l’État. Ce phénomène est quelque chose que les autorités israéliennes n’ont jamais pu arrêter vraiment. 

Et aussi, les intellectuels et les gens des arts libéraux sont aussi très menaçants pour les autorités. En 1976, le gouvernement israélien a rédigé un document confidentiel, intitulé Memorandum Koenig. Son objectif stratégique était de réduire l’influence des Palestiniens de ’48 dans l’opinion. Un des points principaux du document était de les diriger vers l’enseignement dans les « professions techniques ainsi que les sciences physiques et naturelles », leur laissant peu de temps pour « tremper dans le nationalisme ». Cela s’ajoutait à l’encouragement des Palestiniens à se rendre à l’étranger dans un but éducatif, tandis que l’État israélien continuait à leur rendre de plus en plus difficile de revenir et de trouver du travail, les poussant à l’émigration. 

On peut mesurer à quel point la pensée critique a un rôle dans la révolution par le fait qu’ils ont essayé de la bloquer dès la création de l’État d’Israël.

EJ Ce que dit Larissa sur l’isolement de Bethléem est crucial. Bethléem est désormais environnée, complètement encerclée par des colonies. Les gens de Bethléem sont maintenant coupés de tout le paysage vert, de toutes les terres agricoles.

Emily Jacir, ENTRY DENIED (Entrée interdite) (un concert à Jérusalem), 2003, vue de l’installation. Avec l’aimable autorisation de l’artiste ; photo : Paolo Pellion

Un élément qui a fini par devenir central à Dar Jacir sont les terrasses vertes autour de la maison, que nous dédions à des projets agricoles. Deux des premiers résidents de mon programme étaient des agriculteurs urbains, Vivien Sansour et Mohammed Salah, et ce fut très important pour nous tous d’accueillir des ateliers pour notre quartier dans lesquels des jeunes ont pu apprendre sur la terre et sur ce qui y pousse, puisque nous avons été coupés de notre terre. 

Pour revenir à ce que disait Mona sur l’importance de l’espace, l’incarnation de Dar Jacir est significative en soi. Cet espace, sa structure et son architecture ont été construits en 1880. Israël n’existait pas jusqu’en 1948. Cela a son importance. La maison a été construite à une époque où les commerçants de Bethléem avaient établi un réseau dans le monde entier. Des Bethléemites se trouvaient au Chili, en Colombie, aux Philippines et dans bien d’autres lieux, et ils allaient et venaient entre Bethléem et ces lieux. La maison a toujours accueilli des gens. J’y pense souvent, à propos de ce projet dans lequel l’hospitalité est la clef et où nous réactivons ces liens. 

MB Israël a coupé les citoyens palestiniens d’Israël du reste du monde arabe en restreignant nos déplacements et en rendant difficile et même dangereux d’être en contact avec des gens dans des pays tels que la Syrie et le Liban, considérés par Israël comme des États ennemis. Dans bien des cas, des citoyens palestiniens d’Israël ont été arrêtés et interrogés par le Shin Bet (services de sécurité d’Israël) au prétexte qu’ils auraient été en contact avec de soi-disant agents de l’étranger. Cette tactique a été très efficace pour l’occupation : l’isolement systématique des Palestiniens depuis des décennies fait partie d’un but plus vaste consistant à effacer notre culture, notre histoire et notre mémoire collective. 

Larissa Sansour/Soren Lind, In Vitro, 2019, image du film. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

En réalité je déteste le terme « monde arabe ». Je l’appelle plutôt Narnia pour le moment. Les noms qui ont été imposés à notre région sont tous problématiques : soit ils ne tiennent pas compte de la diversité des ethnies et des langues (« monde arabe »), soit ils nous situent en relation à l’Empire britannique (« Moyen Orient »).

Ce qui est bien avec les institutions artistiques c’est qu’elles sont légèrement subversives en la matière. Elles peuvent accueillir des artistes venant d’autres lieux, même des lieux avec lesquels le pays est officiellement en guerre. Cela aide à faire le lien entre ce qu’il se passe au Liban, en Syrie et en Palestine. C’est quelque chose de très important pour notre unité et pour résister aux structures coloniales contre lesquelles nous nous battons.

 EJ Il est important de parler de l’isolement systématique des communautés palestiniennes. Des gens de Cisjordanie et de Gaza qui ont été occupés par l’État israélien après 1967 étaient très reliés à la région, allant et venant en tant que travailleurs invités, étudiants, pour le travail etc. pendant tout ce temps. Mais, pas à pas, jour après jour, ces déplacements sont incroyablement restreints. 

Le terme « monde arabe », pour moi, connote un patrimoine culturel riche et embrasse diverses communautés et religions. C’est précisément ce terme que l’ainsi nommé Occident a essayé d’éradiquer. Après le 11 septembre, en Amérique, ils ont complètement laissé de côté le mot « arabe » et commencé à employer le mot « musulman », dans un mouvement délibéré et politique visant à effacer la richesse et la diversité du monde arabe.

LS C’est incroyablement important : « monde musulman », cela brouille la réalité de notre région et ses interconnexions depuis les temps anciens. 

Larissa Sansour/Soren Lind, In the Future They Ate from the Finest Porcelain (Dans le futur, ils mangeaient dans la porcelaine la plus fine), 2016, image du film. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

MB Il vaut la peine de noter que le remplacement du terme « monde arabe » par « monde musulman » a coïncidé avec la montée de l’islamophobie en Occident, qui sous-tend aussi l’invasion de l’Irak en 2003,  les sanctions qui se poursuivent contre l’Iran, le soutien militaire étatsunien à Israël et les autres éléments de la politique étrangère américaine.

AS As-tu le moindre optimisme pour l’avenir ? 

EJ Pour ce qui concerne le gouvernement israélien (avec l’élection de l’ancien colon d’extrême droite Naftali Bennett comme premier ministre le 13 juin), cela ne change rien pour nous.

MB Du moins en mieux. Cela ne peut être que pire.

EJ Exactement. Quelque chose, cependant, à propos des événements de mai me donne de l’espoir, c’est que la résistance est venue des gens et non de partis politiques. En disant « les gens », je fais allusion aux Palestiniens d’Akka, Bethléem, Gaza, Haïfa, Jaffa, Jérusalem, du Liban, de Jordanie, de partout. C’est vraiment un des points les plus cruciaux de ce projet qui vise à nous diviser depuis 73 ans.

LS Cette fois, ce fut très différent. De jeunes Palestiniens de partout parlent ensemble. C’est un soulèvement digital. Même l’ambiance ici à Londres est très différente. J’ai eu la surprise de voir plusieurs affiches de solidarité dans la ville avec « Sauvez Sheikh Jarrah ». Il y a même des affiches aux arrêts de bus montrant des pastèques, en référence à la période qui a suivi la guerre de 1967 quand Israël interdisait le drapeau palestinien et ses couleurs à Gaza et en Cisjordanie.

Emily Jacir, Lydda Airport (Aéroport de Lydda), 2009, image de l’installation. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

J’ai vu récemment une interview de Sliman Mansour, dans laquelle il décrit une discussion qu’il a eue avec un représentant israélien qui avait fait fermer une exposition de ses œuvres à Ramallah dans les années 1980. Mansour a dit : « qu’en serait-il si je peignais une fleur avec ces couleurs ? » « Non, vous n’avez pas le droit. Vous n’avez même pas le droit de peindre une pastèque ». La réapparition de ce symbole fait partie d’une nouvelle iconographie de la résistance palestinienne.

C’est important que nous changions de langage quand nous parlons de la Palestine. Il nous faut employer des mots comme « apartheid » et non « conflit ». C’est vraiment une situation très simple. Le fait qu’au niveau international on la dise compliquée est une façon malhonnête d’aborder ce qui est essentiellement une continuation du colonialisme et de la violation des droits humains. 

MB La sémantique est très importante dans la forme que nous donnons à ce que les autres pensent de notre lutte et de notre libération ainsi que de l’occupation israélienne. Le problème est que, en tant que Palestiniens, nous sommes constamment censurés. 

Pendant ce dernier soulèvement, les autorités israéliennes ont lancé une campagne appelée Opération Loi et Ordre, où ils ont annoncé qu’ils allaient arrêter 500 Palestiniens dans les 48 heures pour avoir participé à des manifestations ou pour des déclarations qu’ils auraient faites sur les réseaux sociaux. Ces jours-là, moi et d’autres Palestiniens nous dormions en jeans de peur d’être tirés hors de nos maisons au milieu de la nuit. La menace était immédiate et nous étions terrifiés. C’est la réalité dans laquelle nous vivons.

Le 1er juillet, le Collectif Habibi accueille des projections toutes les heures de 16h à 21 h de « La lettre à un ami » d’Emily Jacir (2019) à la Galerie Chisenhale, dont 100% des dons iront à la reconstruction de Dar Jacir. Réservez votre place ici

Image principale : Emily Jacir, sans titre (SOLIDARIDAD) (SOLIDARITÉ), 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste; photo: Renato Ghiazza 

Vignettel: Larissa Sansour, U Exodus, 2009 de l’espace, image du film. Aimable autorisation de l’artiste

EMILY JACIR

Emily Jacir est artiste et cinéaste. Actuellement, son exposition solo « Pas aussi long que la nuit » est visible chez Peola Simondi à Turin ; son film « Lettre à un ami » est en compétition au Festival de cinéma de Gabes en Tunisie et elle crée une installation permanente d’une œuvre à Pietrapertosa à Basilicata. Elle est la directrice exécutive de Dar Yusuf Nasri Jacir pour l’Art et la Recherche de Bethléem et elle vit en Méditerranée.

LARISSA SANSOUR 

Larissa Sansour est artiste et cinéaste. Son travail est centré sur la dialectique du mythe et de la narration historique. En 2020 elle a été co lauréate du prestigieux prix Jarman. Sansour vit et travaille actuellement à Londres, au Royaume Uni.

MONA BENYAMIN

Mona Benyamin est une artiste visuelle qui vit à Haïfa. Dans son travail, elle explore des regards intergénérationnels sur l’espoir, le traumatisme et les questions d’identité ; l’humour et l’ironie sont ses outils politiques de résistance et de réflexion. Ses œuvres récentes ont été projetées – entre autres – au MoMA, à Another Gaze, au festival de de Sheffield et à l’Université Columbia.

Source : FRIEZE

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

Retour haut de page