Voilà ce que signifie passer une vie à résister à l’injustice israélienne

Par Mairav Zonszein, le 10 janvier 2020

Une interview de la réalisatrice de Advocate, film présélectionné pour les Oscars sur l’avocate israélienne qui s’est consacrée à la défense des Palestiniens.

Lea Tsemel dans Advocate, film de Rachel Leah Jones et Philippe Bellaïche. (Image via Film Movement)

« Quoi que je fasse, je suis une occupante israélienne. Je jouis des fruits de l’occupation, les amers et les doux. Et malgré mon obligation morale en tant qu’Israélienne, je n’ai pas réussi à changer le régime et sa politique. Sur quel fondement moral devrais-je juger le peuple qui résiste à mon occupation ? »

Ainsi parle l’avocate juive israélienne Lea Tsemel, alors qu’elle explique le travail auquel elle a consacré sa vie pour défendre des clients palestiniens – dont beaucoup sont considérés par les Israéliens comme des terroristes – dans le film documentaire Advocate.

Dirigé par Rachel Leah Jones et Philippe Bellaïche, tous deux citoyens israéliens, ce film est l’un des 15 documentaires présélectionnés pour une nomination aux Oscars – véritable réussite pour un film qui humanise des Palestiniens pris dans le système israélien de justice criminelle pour avoir résisté à l’occupation israélienne, que ce soit avec ou sans violence.

Le film suit le travail de Tsemel sur deux récentes affaires judiciaires impliquant des résidents palestiniens de Jérusalem Est, accusés d’avoir commis des actes de violence contre des Israéliens, et est entremêlé d’images d’archives d’affaires passées de Tsemel ainsi que d’interviews avec ses deux enfants, la responsable et militante palestinienne Hanan Ashrawi, et son mari, Michel Warschawski. Warschawski, militant anti-sioniste bien connu, est lui-même devenu l’un des clients de Tsemel après son arrestation en 1987 pour avoir publié un livret connaissez-vos-droits édité par des étudiants qui avaient des liens avec le Front Populaire de Libération de la Palestine. Lorsqu’il s’est plaint devant elle des tactiques répressives d’interrogatoire, il se souvient dans le film qu’elle lui a dit qu’il n’était pas digne d’être son mari.

Intrépide, coriace et puissamment charismatique, Tsemel est un personnage familier – qu’elle a elle même décrit comme « une Israélienne typique, Sabra, si vous voulez » – mais avec une touche essentielle : Cette femme de 74 ans, qui parle couramment l’arabe aussi bien que l’hébreu, déploie son âpreté intransigeante au service du combat contre le système. En 1999, elle a fait partie d’une équipe d’avocats qui ont plaidé – et gagné – une affaire de référence devant la Cour Suprême d’Israël interdisant la torture des Palestiniens pendant les interrogatoires. Alors que beaucoup des affaires qu’elle a plaidées n’ont pas abouti à des victoires aussi décisives, dont les deux affaires présentées dans Advocate, elle continue néanmoins à argumenter, elle continue à se battre.

Jones, réalisatrice du film, dit dans une récente conversation avec The Nation : « Je faisais ce film pour me rappeler ce que cela signifiait d’être critique, d’avoir des principes, à quoi cela pourrait ressembler. Et Lea représente cela probablement mieux que n’importe qui d’autre. »

MAIRAV ZONSZEIN : Comment avez-vous rencontré et appris à connaître Lea Tsemel ?

RACHEL LEAH JONES : J’ai grandi en Israël, tout le temps de mon école élémentaire, puis nous sommes retournés aux Etats Unis. Je suis entrée dans l’âge adulte pendant la Première Intifada et suis devenue politiquement critique d’Israël, mais je ne savais pas comment concilier cela avec l’enfant israélienne au fond de moi. J’ai fait ma troisième année d’étudiante en Israël-Palestine en 1991-1992 et j’ai rencontré des gens comme Michel [le mari de Lea] et Lea. Ils m’ont aidée à me re-situer et à comprendre comment être à la fois israélienne et vivre là et être critique. Ils ont joué pour moi un rôle formateur et m’ont expliqué qu’on peut aimer les gens, aimer la terre, et pourtant ne pas être obligé d’aimer le régime.

Des tas de gens comprennent, même à l’extrême droite, que des personnes comme Lea et Michel sont incroyablement investies. Ils arrivent à des conclusions différentes, mais ils veillent, et cela compte dans la société israélienne. Ce sont des citoyens concernés. Et cette « empathie » a influencé la forte réactivité au film l’année dernière en Israël et la façon dont les gens se comportent avec Lea au travail. Quantité de gens avec lesquels elle travaille au quotidien n’ont rien de commun avec elle idéologiquement – et ils l’adorent. Autant elle est une femme qu’ils aiment détester, autant elle est aussi la femme qu’ils détestent aimer.

MZ : Pourquoi avez vous décidé de raconter cette histoire particulière et à quoi espériez vous parvenir en la racontant ?

RLJ : J’ai fait ce film avec Philippe Bellaïche, qui est mon partenaire dans la vie et dans ce projet. Nous n’avions pas exactement les mêmes motivations quand nous avons commencé. En tant que cameraman, il voulait vraiment ne pas parler de ce qu’elle fait au point d’observer comment elle le fait. Nous comprenons le quoi, mais comment cela se traduit-il réellement dans la vie, en dans les faits ?  Il n’avait pas de public ciblé, sociologiquement ou politiquement défini.

Je crois que j’ai assez tôt compris que je faisais probablement ce film pour moi-même plus que pour quiconque d’autre. Je ne pensais pas que j’avais la moindre chance de convertir quiconque avec ce film, même si cela s’est avéré être faux – pas convertir mais influencer, ça oui.

Après l’élection [israélienne] de 2015, quand nous avons démarré ce projet, ce fut la première fois que je ne me suis pas sentie à l’aise à être ce que je suis. Pour moi, en tant que à la fois américaine et juive israélienne, l’endroit le plus confortable pour critiquer Israël avait toujours été Israël. Mais personnellement, ceci a changé pour moi. Je faisais ce film pour me rappeler ce que cela voulait dire qu’être critique, avoir des principes, ce à quoi cela ressemblerait. Et Lea en est probablement un meilleur modèle que quiconque d’autre.

MZ : Dans le film, le fils de Tsemel parle d’une époque où elle a été verbalement menacée dans la rue. Mais le film ne consacre en réalité aucun moment à l’impact personnel que ce travail a sur elle. Elle semble imperturbable. Mais il y a sûrement un impact émotionnel personnel. Avez vous choisi de ne pas le représenter où ne l’avez vous simplement pas remarqué ?

RLJ : Lea s’occupe de personnes qui sont si totalement et brutalement victimisées que devenir elle-même une cible est une version comparativement très pâle. Elle insiste toujours : « Je n’ai jamais souffert. C’est ce que je souhaite que l’on fasse. Je suis l’une des personnes les plus libres que je connaisse. Je n’ai pas d’expérience de l’aliénation. » Elle est faite comme ça – vivre sa vie dans un labyrinthe sociopolitique et une course d’obstacles. Elle vit avec bonheur sa propre version d’une sorte de télé-réalité de survivants.

MZ : Alors qu’a pensé Lea du film réalisé sur elle ?

RLJ : Elle fait en sorte que changer le monde semble amusant. Elle ne craint pas de s’exposer, mais elle ne se soucie pas non plus de la façon dont on la représentera. Elle n’est pas là pour plaire. Elle n’a pas un ego qui ait besoin d’être renforcé par du crédit. Mais elle aime la vie et le monde et tout ce qu’il a de loufoquerie, et elle aime le montrer à d’autres, emmener les gens avec elle. Et elle n’a pas peur de ses erreurs. Elle a regardé un film qui raconte un procès qui a été un fiasco total. Et elle accepte ça, la façon dont on la présente. Tout ce qu’elle a dit après avoir vu le premier montage, c’est : « Mais pourquoi tant de rides ? »

Je l’apprécie vraiment, avec ses défauts. Les gens ont demandé dans Questions-Réponses ce qui m’a surprise chez elle, même en la connaissant aussi bien que je le fais. C’est son « ism e» – son « isme » c’est l’human-isme. C’est vraiment simple. Elle ne croit pas simplement à l’humanité de ses clients et des gens pour qui elle plaide, elle voit aussi l’humanité de tous ses adversaires – juges, procureurs, enquêteurs qui, dans l’ensemble, ne partagent pas du tout sa vision du monde. Elle pense que toutes les personnes qui font partie du système sont des personnes. Et ce sont des êtres humains, et elle a la possibilité de les atteindre. Sa croyance dans le système, c’est sa croyance dans les gens, point. En pensant qu’elle a la capacité de les amener à voir l’humanité de ses clients, elle reconnaît aussi leur humanité.

MZ : Comment est financé le film ?

RLJ : Notre premier financement est venu de fonds privés israéliens de la chaîne documentaire du câble de HOT. Tout d’abord, nous avons été rejetés par le financement des films israéliens et nous avons pensé : « D’accord, c’est la nouvelle norme, ne nous attendons pas à voir de l’argent public israélien, pour le meilleur ou pour le pire. » Puis nous avons essayé de lever des fonds hors du pays et, le temps de finir le film, nous avions à bord 10 distributeurs, deux coproducteurs et plusieurs fonds cinématographiques – dont Sundance et la Fondation Bertha –. Vers la fin du tournage, nous avons demandé et obtenu  un financement de production de la part de la Fondation Makor pour les Films Israéliens et une subvention de post-production de la part du Conseil Israélien de Loterie pour la Culture et les Arts. Et nous avons ainsi terminé le film avec un financement public israélien. Notre position était : Nous sommes des citoyens contribuables, avoir accès à cet argent fait partie de nos droits civiques. Ce n’est pas notre travail de les censurer – c’est eux qui devraient nous censurer.

Nous devons définir la différence entre le financement par le gouvernement et le financement public. Nous ne faisons pas partie du gouvernement, mais nous faisons partie du public, et le financement est destiné au public. Lea Tsemel, qui travaille dans un système juridique qui est fondamentalement imparfait, fait, mieux que quiconque, écho à cette façon de penser. Elle prend chaque affaire en disant : « Tant que ce système existe, il nous faut optimiser ce que nous pouvons en tirer. » A bien des égards, elle tient plus d’une réformiste que d’une révolutionnaire.

MZ : Comment a-t-il été reçu dans la société palestinienne ?

RLJ : Incroyable. Il y a un montant incroyable d’appréciation pour Lea et son travail et le rôle qu’elle a joué au cours des années pour les Palestiniens en tant qu’alliée. Jusqu’ici, il a été projeté à Jérusalem Est en projection privée et il y a un énorme intérêt pour la projection du film partout en Cisjordanie, et des projets sont en cours.

Nous avons fait une projection privée pour tous les membres des familles et tout le personnel juridique palestinien et leurs familles, et tous ont été émus et touchés et reconnaissants d’avoir été représentés avec dignité, comme les gens qu’ils sont, souffrant entre le marteau et l’enclume.

MZ : Quelle sorte de refoulement y a-t-il eu de la part des Israéliens ?

RLJ : Nous avons fait une première internationale à Sundance en janvier dernier. Nous n’avons pas fait de projection en Israël avant mai dernier au Festival International du Film Documentaire Docaviv. Avant [l’ouverture] du festival, nous avions [programmé] trois projections. Elles ont toutes fait le plein, aussi en ont-ils ajouté une quatrième. Ils en ont ajouté une cinquième après que nous ayons gagné le festival, lui aussi ayant fait le plein. En une semaine, environ 2.000 Juifs israéliens ont vu le film. Et il y a eu des ovations debout.

Mais, une semaine plus tard, [la ministre de la Culture Miri] Regev s’est prononcée contre lui avec  la phrase habituelle : « Je ne l’ai pas vu et je ne le verrai pas, mais je sais pourtant ce que j’en pense. Je suis consternée qu’un film comme celui-ci ait été réalisé et à plus forte raison avec un financement public. » C’est un discours diabolisant, de chasse aux sorcières, qui a fourni un tremplin à des associations d’autodéfense d’extrême droite comme Im Tirtzu pour protester contre le prix et le soutien accordé très rapidement par le Conseil Israélien de la Loterie pour la Culture et les Arts. [Le conseil a annoncé qu’il suspendait l’argent de la récompense pour les films à venir et qu’il soumettait la subvention à un examen juridique.] Mais cela a provoqué la réaction la plus incroyable que j’aie vue ces quatre ou cinq dernières années, [avec] la communauté artistique disant trop c’est trop. La Loterie d’Israël est fondamentalement le plus grand financeur des arts en Israël, et les gens sont allés jusqu’à rendre les financements non dépensés, sur le modèle de « ou c’est nous tous, ou aucun d’entre nous ». La solidarité a été remarquable. C’était magnifique. On aurait dit que les gens disaient trop c’est trop. Les gens disaient : « Si c’est la nouvelle norme, nous allons riposter. » Trois mois plus tard, la subvention était rétablie.

Il y a également eu quelques tentatives de poursuites contre Lea via le ministère de la Justice, pour examiner la « légalité » de son contrat de travail avec le Bureau du Défenseur Public. Mais le défenseur public en chef a répondu qu’ils n’avaient pas l’intention de réexaminer son emploi. Elle travaille pour ses prévenus, elle ne travaille pas pour le gouvernement. [Tsemel est une avocate du secteur privé, avec sa propre entreprise qui traite des affaires soit à titre privé, soit sous contrat avec le Bureau du Défenseur Public.]

MZ : Pour moi, une partie de l’importance de ce film réside dans le fait de documenter et d’archiver la génération d’Israéliens qui se souviennent de ce qu’il en était avant l’occupation. Pensez vous que son travail devient mieux accepté dans la société israélienne, l’idée que Juifs et Palestiniens doivent avoir les mêmes droits ?

RLJ : Michel, son mari, lorsqu’il parle de la première affaire de Lea, le procès de 1972 [de Juifs impliqués dans une résistance clandestine arabo-juive], dit que le message était alors assez simple et qu‘aujourd’hui, il semble banal. « Il y a une occupation, il y a les Palestiniens. Ils ont des droits. A l’époque, cela semblait révolutionnaire ; aujourd’hui, cela semble banal. » Bon – malheureusement, cela semble à nouveau révolutionnaire. Lorsque nous cherchions des documents d’archives sur la vie et le travail de Lea, il n’y avait presque rien dans les années 1970, il y en avait un tout petit peu dans les années 1980, il y en a une tonne dans les années 1990. Et puis, elle disparaît à nouveau. Ce fut une indication vraiment forte et pénible sur la place que la société israélienne lui a accordée et ce pour quoi elle s’est battue dans la sphère publique. Puis, elle réapparaît 20 ans plus tard dans ce film qui est présenté sur la télé israélienne – et tout d’un coup, nous voilà arrivés au cinquième mois à la cinémathèque. Deux ou trois projections par semaine pendant cinq mois ! Recevant constamment des invitations à projeter le film dans les centres communautaires à travers le pays, y compris la Cinémathèque de Sderot – donc pas exclusivement les cercles ashkénazes de gauche.

Cela veut-il dire que les choses semblent aller bien ou mieux ? J’en doute. Le jury ne sait toujours pas quelle version de l’histoire, signifiant l’avenir, est juste. Je résumerais cette année en disant que la solidarité et l’intérêt et l’ouverture d’esprit ont été 10 fois plus fortes et remarquables pour nous que toute la censure et les propos féroces qui les ont accompagnées.

MZ : La dernière fois que des documentaires israéliens ont été en lice pour un Oscar, c’était en 2013, quand 5 Caméras Brisées et The Gatekeepers [Les Gardiens] ont été nommés, le premier étant un film anti-occupation. Voyez vous votre film comme un film anti-occupation ? En quoi votre film diffère-t-il d’autres films politiques israéliens qui ont défié le statu quo ?

RLJ : J’aimerais penser que cela va plus loin qu’Israël-Palestine, en ce que Lea a dit la vérité au pouvoir avant que le terme ne soit devenu tendance et qu’elle continuera à le faire avant que la peur ne le fasse passer de mode. Elle est un modèle de citoyenneté engagée dont nous manquons de nos jours, et un modèle que nous aimerions voir reproduit en Israël-Palestine, mais également ailleurs. Le film a clairement à voir avec Israël-Palestine, mais il a aussi à voir avec le fait d’être ce genre de personne et ce genre de femme dans le monde. Et de le faire décennie après décennie.

La seule chose que j’ai apprise en tournant ce film, c’est qu’il n’y a pas de « fin ». Il n’y a pas de meilleur monde auquel nous arriverons un jour. Il n’existe pas. Le 21ème siècle est une balle à effet monstrueuse pour ceux d’entre nous qui ont adopté une conscience critique qu 20ème siècle. Et Lea est la preuve vivante qu’il n’y a pas de fin, mais qu’il y a des moyens. Vous n’approcherez jamais de ce « meilleur endroit » sans vous lever tous les matins et sans vous soumettre aux propositions et sans faire le travail. Elle en est le modèle. Vous sortez et vous menez le bon combat. Vous ne vous asseyez pas à attendre ce monde meilleur. S’il existe une chance pour une version du monde légèrement meilleure, c’est uniquement parce que vous vous levez et mettez les moyens en pratique. Ce n’est pas un plan d’action, c’est juste une action.

Mairav Zonszein est une journaliste américano-israélienne qui écrit sur la politique israélienne, la politique étrangère américaine et les droits de l’homme. Blogueuse et collaboratrice de rédaction pour +972 Magazine, elle a écrit aussi, entre autres, pour The New York Times, The Washington Post et The New York Review of Books.

Source : The Nation

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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