Après des années d’inertie diplomatique, que peut offrir la CIJ aux Palestiniens ?

Par Hugh Lovatt, +972 Magazine, le 1er janvier 2023

Le vote de l’ONU en faveur d’une décision concernant l’occupation est une mise en évidence de l’incapacité à tenir Israël pour responsable – et comporte autant de risques que d’opportunités.

Les autorités israéliennes installent une nouvelle section du mur autour de Qalqilya, en Cisjordanie occupée, remplaçant la clôture existante qui comporte plusieurs trous créés par les Palestiniens pour passer en Israël afin d’y travailler, le 10 janvier 2021. En 2004, la Cour internationale de justice a déclaré que le mur de Cisjordanie était « illégal et devait être démantelé. » (Keren Manor/Activestills)

Cette année a été difficile et sanglante pour les Palestiniens, qui ont enduré les douze mois les plus meurtriers en Cisjordanie depuis 2005, ainsi qu’une marginalisation continue sur la scène internationale. L’Assemblée générale des Nations unies leur a toutefois offert une victoire de dernière minute, en mettant en place une décision à fort enjeu émanant de la Cour internationale de justice (CIJ) sur la légalité de l’occupation prolongée des territoires palestiniens par Israël. Lors du vote du 30 décembre, les États membres ont également demandé à la Cour de définir les responsabilités qui incombent aux pays pour mettre fin à l’occupation qu’Israël a profondément établie depuis 1967. La réponse de la Cour pourrait intervenir dès l’été 2023.

Les responsables palestiniens et les experts en droit international envisagent une telle démarche depuis plusieurs années. Mais la décision de poursuivre semble largement dictée par la frustration croissante du président Mahmoud Abbas face à l’inertie diplomatique actuelle, au désengagement des États-Unis et à l’élection d’un gouvernement d’extrême droite en Israël. Si l’avis consultatif non contraignant risque de ne pas répondre aux attentes des Palestiniens, il peut néanmoins représenter une étape importante dans les efforts visant à obliger Israël à rendre des comptes pour sa violation, depuis des décennies, des droits des Palestiniens en vertu du droit international.

La CIJ est le principal organe judiciaire de l’ONU, basé à La Haye. Créée en 1945, elle est composée de 15 juges élus par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité. La Cour statue sur les différends entre États et peut également fournir des avis consultatifs sur des questions de droit international.

Elle se distingue de la Cour pénale internationale (CPI), également basée à La Haye, qui juge les individus pour des crimes internationaux tels que le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en vertu du Statut de Rome. Depuis mars 2021, la CPI mène sa propre enquête prolongée sur d’éventuels crimes de guerre commis dans les territoires occupés et s’appuiera sans aucun doute sur les délibérations de la CIJ.

Capture d’écran des résultats d’un vote de l’Assemblée générale de l’ONU sur le renvoi de l’occupation israélienne des territoires palestiniens devant la Cour internationale de justice à La Haye, le 30 décembre 2022.

Ce n’est pas la première fois que la CIJ se penchera sur le conflit israélo-palestinien. Dans un avis historique rendu en 2004, la Cour a estimé que la construction du mur de séparation israélien en Cisjordanie et le régime juridique qui lui est associé avaient annexé de facto un territoire occupé, entravant ainsi le droit du peuple palestinien à l’autodétermination. En conséquence, les juges de la CIJ ont demandé à Israël de démanteler sa barrière et d’indemniser les Palestiniens conformément au registre des dommages des Nations unies (UNRoD). Israël a refusé de se conformer à la décision passée, et a même attaqué le dernier renvoi comme une « arme de destruction massive des Palestiniens dans leur guerre de diabolisation d’Israël ».

L’hypocrisie de l’Occident

Les États-Unis et des pays européens comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui ont voté contre la saisine, font valoir qu’il serait inapproprié pour la CIJ de s’insérer dans un différend bilatéral sans le consentement d’Israël sur une question aussi hautement litigieuse. C’est devenu un argument standard qui a également été déployé dans l’avis de 2004, et à nouveau en 2019 dans une affaire différente, lorsque l’Assemblée générale a demandé un avis de la CIJ sur les conséquences juridiques du contrôle continu du Royaume-Uni sur les îles Chagos dans l’océan Indien (que le Royaume-Uni a séparées de l’île Maurice, avant d’accorder à cette dernière son indépendance en 1968). Les juges de la Cour ont constamment et massivement rejeté ces arguments politiques, et on peut s’attendre à ce qu’ils le fassent à nouveau.

Les opposants affirment également que les saisines de la CIJ (et de la CPI) nuisent à la perspective de relancer les négociations israélo-palestiniennes et de parvenir à une solution à deux États. Pourtant, le premier arrêt de la CIJ en 2004 n’a pas empêché les pourparlers ultérieurs, notamment ceux qui ont précédé la conférence d’Annapolis de 2007, au cours desquels des progrès ont été réalisés sur les questions relatives au statut final. Depuis lors, les perspectives d’un processus de paix significatif se sont évanouies dans un contexte d’érosion de la solution à deux États, en grande partie à cause de la colonisation israélienne incontrôlée et de la dépossession des Palestiniens. Cette dynamique négative devrait s’accélérer sous le nouveau gouvernement israélien.

Dans le contexte de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, l’opposition occidentale au recours des Palestiniens au droit international est encore plus fallacieuse. L’Europe en particulier a promu avec enthousiasme les normes internationales dans sa riposte à l’invasion et à l’annexion du territoire ukrainien par la Russie. Elle a notamment imposé des sanctions de grande envergure et proposé la création d’un tribunal spécial chargé de poursuivre les crimes commis par la Russie en Ukraine. Les États occidentaux ont également soutenu la procédure engagée par l’Ukraine devant la CIJ contre la Russie.

Des manifestants et des réfugiés ukrainiens portent des pancartes et des drapeaux lors d’une manifestation contre l’invasion russe de l’Ukraine, devant le Palais de la culture et des sciences à Varsovie, en Pologne, le 6 mars 2022. (Olivier Fitoussi/Flash90)

Comment la CIJ votera-t-elle cette fois-ci ?

Il n’y a, bien sûr, aucun moyen de savoir avec certitude ce que la CIJ décidera. Mais sa jurisprudence passée dans des affaires similaires laisse entrevoir à la fois des risques et des opportunités pour les Palestiniens.

Prenez, par exemple, le banc actuel de juges de la CIJ – dont deux ont par le passé plaidé contre les interventions judiciaires. Lors de l’audience sur les Chagos, la juge américaine Joan Donoghue a fait valoir que la CIJ devait s’abstenir parce que le Royaume-Uni n’avait pas consenti à un « règlement judiciaire » de son différend bilatéral avec l’île Maurice. Bien qu’il s’agisse d’une opinion isolée à l’époque, elle est depuis devenue la présidente de la Cour.

De même, le juge français Ronny Abraham, en sa qualité d’ancien représentant légal de la France, a exhorté la CIJ à s’abstenir lors de l’audience sur le mur de 2004 parce qu’elle ne serait pas « propice » à la reprise du dialogue. Bien que ces points de vue puissent ne pas influencer une majorité de juges, il ne fait aucun doute qu’Israël profitera de toute dissension de ce type pour contester l’autorité d’un futur avis.

Sur le fond, la Cour pourrait étendre sa conclusion précédente d’annexion de facto pour englober, au minimum, toute la zone C (près de 60 % de la Cisjordanie), étant donné l’extension significative de l’infrastructure de colonisation et de la législation nationale israélienne dans cette zone depuis 2004. Cependant, il est moins évident que la Cour aille jusqu’à décrire cette situation comme une annexion de jure en l’absence d’une proclamation officielle de la souveraineté israélienne ou d’une fin officielle de l’administration militaire israélienne du territoire.

Des Palestiniens passent devant une section du mur de séparation dans le village d’Abu Dis à Jérusalem-Est, le 2 février 2020. (Olivier Fitoussi/Flash90)

Une inconnue plus grande encore est de savoir si la CIJ choisira de faire écho à la conclusion de plus en plus répandue parmi les principales organisations de défense des droits de l’homme et les experts en droit international, y compris le rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires occupés, selon laquelle Israël a imposé un système d’apartheid aux Palestiniens. Le choix de ne pas le faire dynamiserait sans aucun doute la campagne israélienne visant à qualifier d’antisémites ceux qui utilisent cette terminologie.

Pourtant, la Cour pourrait encore tirer le tapis sous les pieds de l’occupation israélienne en déterminant que son contrôle prolongé n’est ni temporaire, ni justifié par une nécessité militaire, et qu’il est donc devenu illégal, ce qui l’obligerait à mettre immédiatement fin à l’occupation. Cette décision s’inscrirait dans la lignée des avis rendus par le passé dans d’autres affaires, comme la décision de 1971 selon laquelle la présence de l’Afrique du Sud en Namibie, où elle a reproduit un système d’apartheid, était illégale et devait cesser immédiatement. De même en 2019, lorsqu’elle a appelé le Royaume-Uni à mettre fin à son « administration illégale » des Chagos et à restituer le territoire à l’île Maurice.

Demander des comptes à Israël

C’est toutefois sur la question des responsabilités des États que les Palestiniens risquent d’être le plus déçus. La Cour a toujours évité de se pencher sur cette question, préférant laisser l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité s’en charger. Il est donc très peu probable qu’elle accède à la demande d’Abbas de créer un « régime de protection internationale du peuple palestinien ».

Au lieu de cela, comme elle l’a fait en 2004, la Cour peut se limiter à un appel général aux États membres pour qu’ils coopèrent avec l’ONU afin de mettre fin à la situation illégale créée par Israël. Dans cette optique, on peut également s’attendre à ce qu’elle réaffirme le devoir des États tiers de ne pas reconnaître ou aider de telles violations du droit international. Ce principe juridique est inscrit dans la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies et constitue une pierre angulaire de longue date de la politique de différenciation de l’UE entre Israël et ses colonies.

Les Palestiniens agitent leurs drapeaux nationaux alors qu’ils assistent à la retransmission en direct du discours du président Mahmoud Abbas suivi de la levée du drapeau palestinien au siège des Nations unies à New York, dans la ville de Naplouse, en Cisjordanie occupée, le 30 septembre 2015. (Ahmad Al-Bazz/Activestills)

La CIJ ne peut pas contraindre Israël à mettre fin à son occupation par le biais de son avis consultatif. L’application du droit international incombe en dernier ressort aux membres de l’ONU, en particulier à ceux qui disposent d’un siège au Conseil de sécurité. Mais au lieu de tenir compte du premier arrêt de la Cour, les États-Unis et les États européens ont cherché à protéger le projet de colonisation d’Israël de tous les mécanismes internationaux de responsabilité – non seulement la CPI et la CIJ, mais aussi la base de données du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les entreprises ayant des liens avec les colonies. Le retour de la Palestine devant la CIJ, le tribunal de dernier recours, quelque 20 ans plus tard, est en soi une mise en accusation de l’incapacité persistante de l’Occident à demander des comptes à Israël pour son comportement illégal.

Bien que la volonté internationale fasse cruellement défaut aujourd’hui, les précédents historiques peuvent apporter un certain réconfort aux Palestiniens en ce qui concerne les développements futurs. L’arrêt de la CIJ de 1971 a porté un coup sérieux aux revendications illégales de l’Afrique du Sud sur la Namibie et, bien qu’il ait fallu près de deux décennies supplémentaires, il a finalement entraîné la disparition du régime d’apartheid par lequel il a assujetti le territoire et son peuple. Et même avec l’équilibre du pouvoir international fermement en sa faveur, le rejet par le Royaume-Uni de l’arrêt de la Cour en 2019 s’est avéré de plus en plus intenable. Londres a finalement été contraint, même à contrecœur, d’ouvrir des pourparlers avec l’île Maurice pour lui céder les îles Chagos. Avec le temps, le poids accumulé de la réprobation juridique internationale pourrait s’avérer tout aussi inéluctable pour Israël.

Hugh Lovatt est chargé de mission au programme Moyen-Orient et Afrique du Nord du Conseil européen des relations étrangères (ECFR).

Source : +972 Magazine

Traduction : AGP pour l’Agence Media Palestine

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