Comment la Cour suprême d’Israël permet la torture de prisonniers palestiniens

Par Janan Abdu, le 10 mars 2023

Alors que les Israéliens protestent contre l’assaut sur le système judiciaire de Netanyahu et de Ben-Gvir, la Cours Suprême d’Israël permet à l’État d’utiliser la torture contre les prisonniers palestiniens.

Avant la guerre contre le système judiciaire de l’actuel gouvernement d’extrême droite, il y eut déjà une actualité quoique peu médiatisée concernant la Cour suprême israélienne.

Le 29 décembre, 2022, la Haute Cour a une nouvelle fois capitulé devant les exigences de l’État concernant les conditions carcérales et notamment la taille des cellules carcérales. Elle a accédé à la demande de l’État et reculé, pour la troisième fois, la date limite d’agrandissement de l’espace de vie des détenus jusqu’au 31 décembre 2027.

En réponse à une pétition lancée par des organisations israéliennes de défense des droits de l’homme, dont l’Association for Civil Rights (ACRI), la Cour Suprême a rendu une ordonnance en juin 2017 pour étendre l’espace de vie des prisonniers à 4,5 m² – accordant au service pénitentiaire israélien un délai initial de neuf mois (HCJ 1892/14 ACRI c. Ministre de la sécurité publique).

Dans la plupart des pays occidentaux, la taille des cellules de prison standard varie entre 6 et 12 m², tandis qu’en Israël, elle est inférieure à 3 m².

La décision semblait reconnaître les conditions de vie cruelles, humiliantes et inhumaines des prisonniers. Annonçant la décision, le juge Yitzhak Amit a écrit que l’on « juge une société… par son traitement de ses prisonniers ». Il a souligné que « les priver de leur liberté par l’emprisonnement ne signifie pas les priver de leur droit à la dignité, qui découle du droit du prisonnier à déterminer l’espace de vie minimum ».

Cependant et en dépit de cette déclaration, le tribunal a approuvé le maintien de ces conditions pendant cinq années supplémentaires, devenues ensuite 10 ans à compter du jugement initial.

« Indigne des êtres humains »

En 2014, l’ACRI, Physicians for Human Rights (PHR-I) et d’autres organisations ont adjuré la Cour Suprême de remédier à la surpopulation dans les geôles et prisons israéliennes et d’obliger l’État à augmenter immédiatement la surface habitable des prisonniers à un minimum de 4,5 m² à titre temporaire en attendant qu’un plan à long terme permette de l’augmenter encore.

Leur requête faisait remarquer que les prisonniers sont obligés de passer une grande partie de leur journée au lit, sans pouvoir se déplacer ni même se tenir debout, et que dans les cellules partagées, un détenu, en même temps qu’un autre, ne peut espérer tenir debout ou se déplacer, tant l’espace est réduit.

Les détenus se trouvent donc condamnés à effectuer tous les actes de la vie quotidienne au lit, y compris manger. Les pétitionnaires constatent en outre que la surpopulation rend les cellules suffocantes, nuit à la santé des prisonniers et génère du conflit entre eux.

Des palestiniens participent à une manifestation de solidarité avec les prisonniers des prisons israéliennes, dans la ville de Gaza, le 7 mars, 2023 (Reuters)

L’espace alloué aux détenus est loin de celui considéré comme acceptable dans les pays dits démocratiques (8,8 m²), loin aussi du minimum nécessaire pour assurer des conditions de vie adéquates tel que décrété par les institutions internationales et relayé dans un rapport de 2012 publié par le Comité international de la Croix-Rouge.

Malheureusement, la situation dans les prisons israéliennes est la même depuis des décennies, et, malgré cela, l’État n’a rien fait pour proposer des solutions ou apporter des changements. Dans son rapport annuel 2019-2020, la Défense publique israélienne a mis en garde contre la surpopulation carcérale et les violations des droits des prisonniers. Le rapport décrit les conditions de détention existantes comme une « violation grave de la dignité humaine ». Il a critiqué la taille restreinte à 2,5 m² de la cellule de prison, affirmant qu’elle est « trop petite pour ne serait-ce qu’un seul résident ».

Le rapport a réitéré les appels antérieurs à cesser immédiatement de détenir des prisonniers dans ces cellules, affirmant qu’elles sont « indignes à l’humain ». Il a en outre noté que la superficie actuelle d’une cellule de prison représente moins de la moitié du minimum approuvé par le service pénitentiaire israélien, la principale autorité carcérale, lequel a spécifié 6 m² comme surface raisonnable.

Le rapport de la Défense publique a en outre affirmé que cette affaire non seulement affecte les droits des détenus, mais viole également l’obligation de l’État de s’abstenir de toute punition cruelle, inhumaine ou dégradante, un standard du droit international.

Le refus de se conformer

Le 13 juin 2017, la Cour suprême a ordonné à l’État d’augmenter la surface habitable minimale de la prison. Pour faciliter la mise en œuvre de ces réformes, le Haute Cour a divisé le processus en deux étapes : la première accorderait à l’État neuf mois pour augmenter la surface habitable des détenus à 3 m² (sans compter les toilettes et la douche). Une seconde étape accorderait neuf mois supplémentaires, à compter de l’ordonnance du tribunal, pour augmenter la surface habitable à 4,5 m².

Cependant, le 5 mars 2018, une semaine avant l’expiration du délai pour les réformes de la première étape, l’État a soumis une demande à la Cour pour reporter la mise en œuvre à 10 ans à compter de la décision initiale, c’est à dire jusqu’en 2027. L’État a fait valoir que le respect du calendrier auparavant établi par le tribunal exigerait une « libération massive » des prisonniers et « mettrait en danger » le public.

Les pétitionnaires ont rejeté ces allégations, arguant que l’État n’avait pris aucune mesure pour construire de nouveaux centres de détention et réitérant l’observation de la Haute Cour concernant les installations inadéquates, dont beaucoup avaient été construites pendant le mandat britannique. Ils ont également rejeté les allusions à un problème de sécurité publique, les qualifiant de « menaces vaines destinées à intimider la Cour ».

La Cour a vivement critiqué les actions de l’État et a initialement rejeté sa demande. Ceci a contraint l’État à soumettre un plan de construction de nouvelles ailes pour des centaines de prisonniers de sécurité et de prévoir une augmentation de la libération administrative qui devrait se traduire par l’évacuation d’environ 1000 lieux de détention.

En juin 2018, l’État a informé la Cour de son intention d’utiliser la prison de Saharonim dans le désert du Néguev comme centre de détention pour migrants dans le cadre de la première étape de la réforme.

Quant à la deuxième étape ordonnée par le jugement – garantir un espace de vie minimum de 4,5 m² à chaque détenu d’ici décembre 2018 – l’État n’a fait aucun progrès sur cette question, amenant les groupes de défense des droits de l’homme à exiger de la Cour qu’elle oblige l’État à se mettre en conformité avec son jugement.

Comment la torture échappe à la condamnation

Dans un avis publié le 29 juillet 2018, l’État a informé la Cour de son intention de créer d’ici 2026 de nouveaux centres pour héberger les prisonniers interrogés par le Shin Bet, le service de sécurité israélien. Il a également annoncé son intention de demander à la Cour de modifier son jugement afin d’exempter les installations du Shin Bet jusqu’en 2027 de l’obligation d’agrandir l’espace de vie des prisonniers. Actuellement, la taille des cellules du Shin Bet est de 2 m² ou moins.

Les pétitionnaires représentant plusieurs groupes de défense des droits de l’homme se sont opposés à la demande de l’État, arguant que cette population devrait en fait être prioritaire dans les efforts visant à rendre conformes les conditions de détention à la décision du tribunal, et qu’il est déraisonnable de reporter, d’au moins huit ans comme demandé, la date d’exécution de la décision.

L’État a ensuite fait valoir que l’élargissement de l’espace de vie des détenus nuirait à la capacité du Shin Bet à obtenir des informations et affecterait fortement le nombre d’enquêtes susceptibles d’être lancées à la fois.

Sa justification admettait donc implicitement – voilà l’ironie — que l’espace de vie des détenus, réduit à la superficie minimale, constitue de toute évidence un outil de torture et de pression pour  « obtenir des informations » ou des aveux des détenus palestiniens.

La plupart des soi-disant enquêtes de sécurité ciblent les Palestiniens, les soumettant à des conditions qui violent la Convention contre la torture dont Israël est signataire.

En 2022, une commission du Parlement israélien a approuvé à deux reprises à l’unanimité un projet de loi visant à modifier le code pénal (Powers of Arrest, Living Space in the Shin Bet Detention Centres), qui exempte également les centres de détention du Shin Bet de l’obligation d’agrandir l’espace de vie des prisonniers comme ordonné par la Cour Suprême.

Pour aggraver les choses, le projet de loi suggère la mise en œuvre de critères secrets par un fonctionnaire et le directeur du Shin Bet. Les organisations de défense des droits de l’homme ont exprimé leur inquiétude quant au fait que ces « critères » ne protégeraient pas les droits des prisonniers qui seraient soumis à des conditions de torture en violation du droit international.

Comme indiqué dans l’explication du projet de loi, la détermination des normes et des lois relatives à l’espace de vie des détenus de sécurité est effectuée par le Premier ministre, avec l’approbation du ministre de la Justice et du comité ministériel du Shin Bet, avec l’approbation d’une commission spéciale conjointe réunissant les commissions des Affaires étrangères, de la Défense et des Lois à la Knesset.

Cette proposition s’est heurtée à une forte opposition des organisations de défense des droits de l’homme, et un certain nombre d’entre elles – le Comité contre la torture, le Centre pour la défense de l’individu (HaMoked) et Physicians for Human Rights – ont soumis le 8 février 2020, au conseiller judiciaire en fonction, leurs observations sur le projet de loi proposé. Ils ont affirmé qu’il tentait de contourner la décision du tribunal et que la proposition continue de porter atteinte de manière déraisonnable aux droits des détenus et de faire de ces détenus en particulier des cibles de discrimination.

Ils ont également fait remarquer que toute loi doit être soumise à des normes juridiques et que celle-ci contrevient à ce qui a été inscrit dans la Loi fondamentale israélienne : Dignité et liberté humaines.

Ils ont souligné que ces quartiers généraux spéciaux du Shin Bet devraient recevoir plus d’attention en ce qui concerne la garantie d’un espace de vie, car ils sont cachés aux yeux du public et échappe même à la supervision officielle dans la plupart des cas. De plus, il est généralement interdit aux détenus de ces établissements de rencontrer des avocats.

La demande de l’État de retarder la mise en œuvre des nouvelles exigences d’espace de vie pour les détenus a plongé le tribunal dans l’embarras. Bien qu’il ait le pouvoir de proroger les délais, il ne peut le faire qu’en de rares occasions.

Comme indiqué dans la décision de la Cour, « la prolongation des délais est susceptible, à son tour, de produire une configuration où une situation illégale persistante finira par nuire à la confiance des parties dans un possible appui sur le tribunal et rendra l’arbitrage impossible. En outre, les prolongations lorsqu’elles sont inutiles finiront par porter atteinte au principe de l’État de droit. »

Cette décision signifie que les détenus et les prisonniers des prisons israéliennes continueront de vivre dans des conditions dures et inhumaines pendant cinq années supplémentaires.

Ces conditions, selon le rapport de la Défense publique, « sont considérées comme une atteinte grave aux droits des détenus, à leur dignité, à leur santé et à leur intimité, une exacerbation de conditions de vie déjà très éprouvantes ».

Ce qui est le plus préoccupant, c’est que ces dures conditions ajoutées à un traitement inhumain s’apparentent à de la torture, en particulier dans les centres de détention du Shin Bet – exemptés de l’ordonnance de la Cour – où le froid intense, le bruit assourdissant, la privation de sommeil, les restrictions de mouvement, l’interdiction de sortir dans la cour, la mauvaise nourriture, le manque de lits et de couvertures, une mauvaise hygiène et d’autres conditions assimilables à la torture prévalent.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Janan Abdu est une avocate et militante des droits humains basée à Haïfa. Elle est active dans la sensibilisation et la mobilisation du soutien international pour les prisonniers politiques palestiniens. Ses articles ont paru dans le Journal of Palestine Studies ; le trimestriel du Women’s Studies Center de l’Université de Birzeit ; al-Ra’ida (AUB); The Other Front (Centre d’information alternatif); Jadal (Mada al-Carmel). Elle a publié notamment Palestinian Women and Feminist Organizations in 1948 Areas (Mada al-Carmel, 2008).

Source : Middle East Eye

Traduction : BM pour l’Agence Média Palestine

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