Comment les cinéastes utilisent le surnaturel pour rendre compte des blessures de la Nakba

« Histoires de fantômes « à la palestinienne» : comment les cinéastes utilisent le surnaturel pour rendre compte des blessures de la Nakba ». Par Joseph Fahim, le 3 juillet 2023.

Les réalisateurs de A House in Jerusalem  et The Key  expérimentent la narration de genre pour insuffler une nouvelle vie au cinéma palestinien.

A House in Jerusalem est l’histoire d’une jeune juive britannique qui déménage dans l’ancienne maison de son grand-père à Jérusalem (Muayad Alayan).

Au cours des quarante dernières années du cinéma palestinien, peu de cinéastes ont utilisé la narration de genre pour explorer la cause palestinienne.

Hany Abu-Assad, deux fois nominé aux Oscars, a utilisé le format « thriller » pour souligner le désespoir et la paranoïa caractéristiques du paysage palestinien post-Arafat dans Paradise Now (2005) et Omar (2013).

Sameh Zoabi a utilisé la comédie pour enquêter sur les absurdités de l’existence palestinienne en Israël dans Man Without a Cell Phone (2010) et Tel Aviv on Fire (2018), et l’artiste visuelle Larissa Sansour a touché à la science-fiction dans une série de courts métrages – Nation Estate (2013 ) et In Vitro (2019) – qui ont abordé la mémoire collective, la nationalité et l’identité.

Ces exemples sont pourtant peu nombreux et les films de genre restent une rareté dans un cinéma palestinien largement marqué par le réalisme.

Le réalisme social semble être désormais en fin de règne, et une nouvelle génération de réalisateurs palestiniens expérimente la narration de genre pour insuffler une nouvelle vie à des sujets qui ne sont peut-être plus servis au mieux par le format habituel du drame social.

L’année 2023 marque la première véritable floraison du cinéma de genre palestinien avec la sortie de deux histoires de fantômes remarquables: le troisième long métrage de Muayad Alayan A House in Jerusalem et le court métrage The Key de Rakan Mayasi.

Similaires dans la conception et les intentions thématiques mais différentes dans l’approche, tous deux illustrent l’élasticité de la narration de genre et la fraîcheur qu’elle peut apporter à des sujets pourtant familiers. 

Contes de fées et horreur

A House in Jerusalem raconte l’histoire de Rebecca (Miley Locke), une juive britannique de 10 ans qui déménage dans l’ancienne maison de son grand-père à Jérusalem avec son père Michael (Johnny Harris) après la mort subite de sa mère dans un accident de voiture.

Déracinée et accablée de chagrin dans son nouvel environnement, Rebecca trouve peu à peu du réconfort auprès de Rasha (Sheherazade Makhoul Farrell), une petite fille qui a perdu ses parents dans un attentat israélien et qui s’est secrètement réfugiée dans la maison.

Rasha n’est visible que pour Rebecca : serait-elle un fantôme — ou le fruit de l’imagination de Rebecca comme le supposent son père et son thérapeute ? Les détails de son histoire suggèrent la première.

Le grand-père de Rebecca a acheté la maison dans les années 1960 à l’État, qui a mis en vente à un prix dérisoire un grand nombre de propriétés pendant cette période.

Rasha, une palestinienne, n’est visible que par Rebecca (Muayad Alayan), 10 ans

Le spectateur comprend rapidement que la maison appartenait à une famille palestinienne chassée de chez elle en 1948. Rasha est bien un fantôme, mais est-elle le fantôme d’une morte ou d’une vivante ?

Si A House in Jerusalem d’Alayan est un conte de fées classique, The Key baigne dans dans l’horreur.

Adapté d’une nouvelle d’Anwar Hamed, tirée de l’anthologie culte de science-fiction, Palestine +100, le film se déroule dans un complexe d’appartements fermé et très surveillé et se concentre sur la fille d’un couple israélien (Saleh Bakri et Lana Haj Yahia) qui commence à entendre des bruits la nuit.

Bientôt, le couple commence à entendre les mêmes sons inquiétants et devient de plus en plus paranoïaque.

Les maisons des deux films sont hantées par les fantômes palestiniens de 1948 – les fantômes des milliers de personnes qui ont été expulsées de force de leurs maisons et n’ont jamais été autorisées à y retourner.

Les deux films associent de manière inventive des conventions du genre connues à tous avec des commentaires politiques percutants sous forme d’allégories; les deux soulignent le traumatisme et la douleur vive du déplacement que les palestiniens ont endurés depuis 1948 ainsi que les horreurs qui se cachent derrière la façade affichée par Israël.

Origines de la Nakba

A House in Jerusalem s’inspire de l’histoire familiale d’Alayan. Lui et son frère, co-auteur Rami Musa, sont les descendants d’une famille qui fut chassée de chez elle pendant la Nakba.

Leur père, né en 1933, était apprenti boucher lorsque la Nakba s’est produite, et livrait de la viande aux maisons, aux écoles et aux monastères de Jérusalem-Ouest où vivait la famille à l’époque.

« Mon père faisait exprès de nous amener dans les différentes rues de Jérusalem-Ouest et il nous raconter toutes sortes d’histoires sur le quartier », a déclaré Alayan à Middle East Eye.

« Ma mère vient d’un autre côté de Jérusalem-Ouest. Les ruines de la maison de ma mère, qui a été bombardée en 1948, existent toujours mais à l’intérieur maintenant d’un kibboutz. »

Alayan est né, a grandi et est toujours basé à Jérusalem. Sa famille faisait partie des «très rares chanceux», comme il le dit, qui ont réussi à se réinstaller dans la Palestine historique.

Leurs traumatismes ne furent pas atténues pour autant.

La mère de Rebecca meurt dans un accident de voiture, incitant son père à déménager à Jérusalem (Muayad Alayan)

Le film trouve sa source dans une seule image qui a attiré l’attention d’Alayan en 2009 : une petite fille récupérant son sac dans un taxi alors qu’elle se dirigeait vers l’une des vieilles maisons que le cinéaste connaissait par l’intermédiaire de son défunt père.

Pourtant, la véritable genèse du projet est à chercher dans quelque chose de plus ancien et de plus profond : l’intérêt d’utiliser des images en mouvement comme outil de préservation de la mémoire collective de la Palestine.

À l’âge de cinq ans, la sœur d’Alayan a acheté la première caméra vidéo de la famille. Au cours d’un été mémorable, la famille, accompagnée de leur oncle, photographe de noces, qui se trouvait alors en visite, a décidé de visiter les ruines de l’ancienne maison de leur grand-mère.

« Ma mère et ma grand-mère détestaient y aller. Ça les accablait de douleur. Je ne les ai vues visiter la maison qu’une seule fois dans ma vie ».

« La visite cet été là a cependant été la seule fois où ma grand-mère a accepté de tout nous dire sur la maison devant la caméra », a déclaré Alayan.

« La vidéo qui en a résultée est devenue pendant les années qui suivaient le bien le plus précieux de la famille. C’est à ce moment là que je me suis rendu compte du pouvoir de la création d’images — que j’ai su que je voulais devenir cinéaste. »

Une partie du film est tournée dans « Emek Refaim », le bien nommé « vallée des fantômes », l’ancien grand quartier arabe qui fut quasi détruit pendant la Nakba et laissé désert.

Alayan pense que les spectateurs sont en général plus sensibles lorsqu’on présente le point de vue des enfants (Muayad Alayan)

Certains des endroits de la région – les endroits que le père d’Alayan lui a fait connaître – font une apparition dans le film, notamment la boucherie de son grand-père et les maisons d’Oweda où la légendaire chanteuse syrienne Asmahan a séjourné lors de sa tournée en Palestine avant 1948.

Vu le caractère personnel de ces détails, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi Alayan a choisi de narrer l’histoire du point de vue d’une petite fille juive blanche.

« Je pense que le public est généralement plus attentif au point de vue des petits enfants, en particulier le public qui ne connaît pas notre histoire », a déclaré Alayan.

« Les enfants israéliens, comme les jeunes étrangers, ne savent rien de l’histoire de Jérusalem-Ouest ; ils ignorent tout de l’histoire de ces maisons. »

« Nous avions effectivement en tête un public plutôt jeune. Nous voulions qu’ils fassent le même voyage que Rebecca : apprendre et découvrir ce qu’elle découvre du récit palestinien. »

La montée en puissance du récit palestinien

J’ai interrogé Alayan sur la réceptivité en Occident aujourd’hui du récit palestinien, en particulier en ce qui concerne la Nakba, par rapport aux époques précédentes. Alayan était réticent à commenter la question, mais il a convenu qu’aux États-Unis « on fait de plus en plus de place au récit palestinien, en particulier depuis une vingtaine d’années ».

En Europe, cependant, où la Nakba est constamment liée par les politiciens de droite à l’antisémitisme, c’est une autre histoire. Une large distribution du film en salle pourrait donc s’avérer difficile dans certaines parties de l’Europe.

Un profond sentiment de perte imprègne le film: la perte par Rebecca de sa mère est juxtaposée à la perte par Rasha de ses parents et à la perte subie par Alayan de la maison qu’il ne pourra jamais retrouver.

En Palestine, le personnel est inséparable du public. C’est l’inscription de cette double perte qui a poussé Alayan à recréer la Jérusalem perdue de ses parents.

Il n’y a plus de maisons à Jérusalem-Ouest semblables à l’ancienne villa qui apparaît dans le film ; Alayan a donc été forcé « d’habiller » une maison à Jérusalem-Est pour la représenter.

« Ce quartier de Jérusalem-Ouest est devenu le quartier chic de la région, convoité par les riches israéliens et les juifs américains et européens », a déclaré Alayan.

« Mais même si la maison avait encore été là, les locataires israéliens ne nous auraient jamais autorisé à tourner sur leur propriété –  surtout une histoire comme celle-ci. »

Le réalisateur et son équipe ont tourné le film en grande partie incognito; ils faisaient semblant de tourner un film documentaire afin d’éviter la procédure cauchemardesque requise pour obtenir l’autorisation de tournage.

Un passé irrécupérable

 Les frères Alayan ont dû prendre d’emblée une décision clé  quant à la nature du fantôme – devait-il s’agir d’une personne vivante ou morte ?

« Notre inspiration est venue de nos parents vivants, nous avons donc décidé de faire de la fille un fantôme des vivants », a déclaré Alayan.

« Vous savez, ma grand-mère avait l’habitude de s’asseoir sur notre balcon et de chanter sa maison perdue – qui était à 15 kilomètres de chez nous. »

« Notre Jérusalem était très différente de celle de nos parents ; notre réalité était très différente de la leur. Ils ont refusé de lâcher l’ancienne Jérusalem. Lorsque nous avons commencé à construire le monde de nos personnages, nous avons opté pour une réalité métaphysique – les morceaux brisés que les gens laissent derrière eux lorsqu’ils sont frappés par un traumatisme. « 

Le spectre imposant du passé volé de la Palestine a hanté Alayan toute sa vie.

« En ce moment même, je peux voir depuis ma fenêtre le sommet de la colline où se trouvait notre ancienne maison — et il n’y a aucune loi sur terre qui m’accorderait le droit de la récupérer ou même de demander que l’on me la rende. »

« La Nakba n’est pas un simple fait du passé lointain : elle fait partie de ma vie quotidienne », ajoute Alayan.

Le spectre imposant du passé volé de la Palestine a hanté Alayan toute sa vie. (Muayad Alayan)

« D’une certaine manière, le film a été pour moi un moyen de faire face à un traumatisme. Chaque fois que je monte sur scène, j’ai l’impression que mes parents et ma grand-mère me regardent et les larmes me viennent aux yeux. »

Il y a une autre dimension personnelle à A House in Jerusalem. Le film n’est pas seulement une ode aux parents d’Alayan, c’est une lettre d’amour à son fils qui vient de naître.

« J’avais l’habitude de déambuler avec mon père devant la maison de ma grand-mère quand j’étais enfant, et maintenant je le fais avec mon fils », a-t-il déclaré.

« Il y a une pratique qui se transmet, et j’en suis fier. Mais il y a dedans quelque chose de doux-amer. » 

Une allégorie pour signifier l’occupation

Pour le réalisateur de The Key, Rakan Mayasi, son idée de film avait des origines moins personnelles qu’avait celui d’Alayan ; il s’agissait plutôt d’une heureuse coïncidence surgie d’un désir émergeant de se coltiner la narration de genre.

« Je travaillais sur un court métrage de science-fiction juste avant l’épidémie de Covid et un de mes amis m’a encouragé à lire une nouvelle du livre Palestine +100 pour y trouver de l’inspiration. J’ai commencé à lire d’autres histoires de la collection et puis je suis arrivé à The Key.  En peu de temps, je me suis trouvé complètement emporté », a déclaré Mayasi à Middle East Eye.

« Deux éléments dans l’histoire ont attiré mon attention : que le personnage principal soit essentiellement un son (le fantôme invisible), et que les protagonistes de la dramaturgie soient une famille israélienne. »

Dès le départ, Mayasi a voulu avec insistance s’éloigner des tropes d’horreur traditionnels, cherchant plutôt à créer l’atmosphère glaçant qui contribue à la claustrophobie envahissante dans laquelle le gouvernement israélien a piégé ses citoyens qui le sont contre leur gré.

Dans The Key de Rakan Mayasi, la famille n’est ni victime ni bourreau (Rakan Mayasi)

« Je ne concevais pas le film comme un film d’horreur mais plutôt comme un thriller fantastique avec beaucoup de tension », a déclaré Mayasi.

« Joe Saade et moi-même avons choisi des prises de vue statiques pour générer cette tension, nous déplaçant vers les personnages uniquement au moyen de la distance focale (autrement dit avec le zoom avant). »

The Key est un film froid par intention. Il avance de façon mesurée ; son regard est médico-légal et détaché.

La famille israélienne de Mayasi n’est ni victime ni coupable : ce sont les citoyens apathiques et complices d’un État carnivore qu’ils ne remettent jamais en question.

La peur persistante du bruit non identifiable n’est pas motivée par une culpabilité prévisible mais plutôt par l’ignorance de cet autre mystérieux : celui de leurs pauvres voisins d’à côté dont ils ont été « protégés ».

L’héritage de 1948 est le moteur derrière l’intrigue agile du film, mais il n’y est jamais explicité.  Pour Mayasi, la narration de genre lui a donné une liberté conséquente pour aborder le sujet d’une manière qui est aux antipodes des traitements sans ambages de la Nakba auxquels on nous a habitués.

Mayasi admet que pour les spectateurs peu au fait de l’histoire palestinienne, le mystère central du film peut leur passer par-dessus la tête. « La Nakba est un événement que le public doit connaître au préalable ; sans cette connaissance, le film ne fonctionnerait pas entièrement pour eux », a-t-il déclaré.

« Il s’agit d’informations historiques essentielles pour saisir les multiples couches du film. Je me rends compte que c’est beaucoup demander. »

Dans The Key, le suspense réside dans le fait de ne pas savoir la nature – qui ou quoi – de la menace invisible (Rakan Mayasi)

Se refusant de mâcher au préalable les informations pour les spectateurs, Mayasi utilise l’insinuation, le symbolisme et la narration économique pour porter à l’écran la nouvelle de l’écrivain Hamed.

« C’est l’obscurcissement qui caractérise le langage que j’ai choisi pour créer ce film. D’ouvrir la porte avec une clé, qui est une métaphore de notre droit au retour en tant que palestiniens, en dit long. »

« J’ai délibérément évité toute connotation agressive pour le bruit de l’ouverture de la porte –  nous ne sommes pas des envahisseurs, nous rentrons chez nous », a déclaré Mayasi.

« Cette méthode rend la façon de procéder encore plus étrange. Le film est structuré comme un puzzle qu’il faut résoudre. »

« C’est ce qui m’a séduit dans l’histoire : le fait que nous ne savons pas si cette menace invisible est une personne réelle, un fantôme, ou simplement la peur générale devant l’idée que les palestiniens pourraient un jour rentrer chez eux. »

A House in Jerusalem sort dans les salles aux Pays-Bas et en France cet été et The Key est en tournée dans des festivals du monde entier.

Source : Middle East Eye

Traduction BM pour l’Agence média Palestine 

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