Créer un nouvel espace pour la littérature palestinienne

Par Vera Sajrawi, 6 Septembre 2023

De photos de timbres postaux de Gaza à des fictions sur Shakira, le magazine Fikra se veut être une plateforme libre et créative pour les écrivain.es et les artistes.

Adnan Barq et Faten Elwan s’expriment lors de la cérémonie de lancement de Fikra Magazine à la Fondation Qattan, Ramallah, Cisjordanie, 2 Août 2023. (Yasmine Omari)

Le magazine Fikra, une publication littéraire palestinienne lancée en Juillet dernier repose, selon ses cofondateur.trices, sur une vision qui transcende les frontières géographiques. Le monde numérique devenant la norme pour la presse écrite, Fikra (“idée” en arabe) tente d’offrir une plateforme unique pour relier la diaspora palestinienne éparpillée à travers le monde et les communautés palestiniennes les plus isolées. 

Cet engagement est enraciné dans le profond attachement de l’équipe de Fikra pour la littérature, les arts, la philosophie, et la croyance que le pouvoir de l’écrit peut remodeler les points de vue, déclencher des conversations et honorer la richesse des différentes communautés palestiniennes et de leurs expériences. La version imprimée de Fikra reflète aussi la nostalgie des précédentes générations qui ont grandit en lisant des copies papier de journaux et magazines, bien avant l’existence d’internet.

En opposition à un quotidien d’oppression, le concept de Fikra a pris forme en un projet par et pour les Palestinien.nes qui perdent chaque jour des espaces de libre expression autant à l’intérieur d’Israël, qu’en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza ; chacune de ces communautés faisant face à des problématiques particulières.

Aisha Hamed, cofondatrice de Fikra, est moitié palestinienne, moitié hollandaise et a grandit entre la Hollande et la ville de Nazareth, d’où vient son père. Elle et son compagnon, Kevin Kruiter, qui est aussi cofondateur de Fikra, ont décidé l’année dernière d’emménager à Ramallah pour commencer ce projet. 

“Nous étions tous les deux diplomates [pour le gouvernement hollandais] auparavant, principalement dans la coopération au développement au Moyen-Orient, pendant environ cinq ans,” explique Hamed. “Nous en avions vraiment marre des positions politiques de la Hollande concernant certains pays et certaines populations à l’intérieur de ces pays. Le sujet de la Palestine était très difficile à gérer pour moi, ayant des racines à la fois hollandaises et palestiniennes.”

Aisha Hamed et Kevin Kruiter s’exprimant lors de la cérémonie de lancement de Fikra Magazine à la Fondation Qattan, Ramallah, Cisjordanie, 2 Août 2023. (Yasmine Omari)

Kruiter, qui vient du monde de la philosophie et de la littérature, a travaillé pendant cinq ans sur les politiques climatiques du Moyen-Orient au Ministère des Affaires Étrangères hollandais à la Haye avec Hamed. “C’est très frustrant de travailler sur les affaires internationales, surtout en Occident, à cause de politiques plutôt sévères à l’égard de la Palestine et du Moyen-Orient en général,” explique-t-il. 

“C’est de plus en plus difficile car les gouvernements sont de plus en plus à droite,” ajoute Kruiter. “Bien que nous ayons fermement essayé de changer le discours à l’intérieur du ministère, au bout de cinq nous n’avions pas avancé d’un pouce, pour ainsi dire rien n’avait changer dans la politique ou le discours.”

Le couple quitte alors le ministère et emménage en Palestine pour lancer Fikra. Ils voulaient être basé.es à Ramallah afin d’être proches des écrivain.es et de l’équipe avec laquelle ils travaillent, qui ne peut pas se déplacer en Israël à cause des restrictions de l’occupation ainsi que des multiples épreuves imposées aux Palestinien.nes en Cisjordanie. Le choix du lieu correspond aussi à la vision globale d’un magazine géré par et pour les Palestinien.nes, et “permet ainsi d’éviter les regards occidentaux et d’avoir trop besoin d’expliquer [les bases],” explique Hamed.

Hamed et Kruiter s’efforcent de créer une plateforme “ouverte et non censurée”, optant pour des financements indépendants, sans lien avec des gouvernements ou des partis politiques. “Nous voulons être complètement ouvert.es et libres d’écrire ce que nous voulons. Si nos écrivain.es veulent écrire sur la résistance armée ou sur un sujet délicat pour les donateurs, ils.elles n’ont pas à s’en préoccuper,” explique Kruiter.

Afin de collecter les premier fonds du magazine Fikra, ses fondateur.trices ont lancé une campagne de financement participatif en début d’année, et ont obtenu 30 000 US$. L’objectif étant que Fikra fonctionne grâce à un système d’abonnements, avec certains articles disponibles gratuitement et les autres accessibles pour 3$ par mois. 

Couverture de la première édition de Fikra Magazine (fourni par Fikra)

Fikra publiera principalement des écrivain.es palestinien.nes et évitera les écrits non palestiniens sur la Palestine. Le site internet sera en arabe, traduit en anglais par des professionnel.les. Les fondateurs.rices l’envisagent comme un effort collectif qui vise à publier différents sujets. “Nous ne voulons pas de critères en termes de thèmes ou de longueurs d’articles, car nous voulons que les auteur.rices et les artistes se sentent libres de dire ce qu’ils.elles veulent,” déclare Kruiter.

Les fondateur.rices veulent aussi que Fikra permette de faciliter le processus créatif des auteur.rices palestinien.nes plutôt que de le restreindre, leur donnant la liberté de proposer de nouvelles formes de littérature et de poésie. 

C’est aussi cela qui a donné l’idée de l’édition papier : “Nous voulions aussi proposer quelque chose de tangible car nous ne publions pas seulement de la littérature, de la poésie et des essais mais aussi de l’art visuel,” explique Kruiter. “L’art visuel est bien plus beau sur papier quand cela est bien réalisé.”

Le magazine est à destination d’auteur.trices reconnu.es aussi bien que de jeunes écrivain.es : Fikra espère publier des personnalités littéraires, mais Hamed souligne aussi son envie personnelle de “travailler avec des écrivain.es jeunes et talentueux.ses que les gens ne connaissent pas encore. Donc ce qu’on veut c’est encourager ces jeunes voix qui ont un potentiel.”

Kruiter pense que la nature lyrique de Fikra donnera une place à une liberté de création plutôt qu’à des faits concrets sur la Palestine. “Ce que j’aime le plus ce sont les œuvres qui plongent indirectement dans les émotions, les relations familiales avec, en toile de fond, cette oppression, ce régime d’apartheid,” dit-il.

‘Un espace à nous’

Pendant la cérémonie de lancement, durant laquelle se sont produit.es des artistes palestinien.nes, Hamed a rendu hommage à son père qui à réemménagé en Palestine, avec elle il y a un an pour travailler sur le magazine. “Sans lui, Fikra ne serait pas là,” a-t-elle déclarée en lui remettant une copie papier du magazine. 

Aisha Hamed avec son père Samir à la cérémonie de lancement de Fikra Magazine à la Fondation Qattan, Ramallah, Cisjordanie, 2 Août 2023 (Yasmine Omari)

“La cause palestinienne est toujours illustrée de meurtres et de massacres ; des aspects tragiques qui, avec l’urgence de l’actualité, [ne laisse] aucune place pour les arts et la littérature,” explique la journaliste palestinienne Faten Elwan lors de son discours. “Un magazine comme Fikra est important parce qu’il permettra de mettre en lumière les aspects positives et de donner une autre image de nous : nous sommes un peuple qui aime vivre, nous avons des artistes, des chanteur.ses, des peintres qui cherchent à briller mais qui sont éclipsé.es par les actualités.”

Elwan était la maîtresse de cérémonie, aux côté du militant jérusalémite Adnan Barq, qui a expliqué au public que Fikra est unique car “le monde est à l’heure du numérique et ce n’est pas souvent qu’on trouve des gens pour revenir au papier. Je suis très impatient de voir la version papier. Ce magazine est aussi une trame indispensable et innovante qui questionne les problématiques politiques et social sous un angle nouveau. J’y vois un énorme potentiel.”

Yasmine Omari, qui travaille elle aussi avec Fikra, explique qu’elle aime l’idée du magazine parce qu’en tant que photographe palestinienne, il lui manque une plateforme naturelle. “[Fikra] va me donner un nouvel piste pour publier mon travail et voir celui des autres,” dit-elle. “Et nous aurons enfin accès aux critiques d’art et de photo, ce sera un espace à nous. Ça va aussi nous permettre de faire connaître notre travail à travers le monde, particulièrement à la communauté palestinienne à l’étranger.”

Le première édition de Fikra comprendra différent.es artistes et auteurs.trices palestinien.nes, certain.es connu.es, d’autres moins. Un des articles est une fiction sur la résistance humaine, un autre est l’interview du réalisateur bien connu Hany Abu-Assad un troisième est un reportage photo intitulé “Timbres postaux de Gaza.”

Mahmoud Shukair, un auteur renommé de Jérusalem Est qui écrit des nouvelles et des essais, a publié une fiction dans Fikra, intitulée “Lettres à Shakira.” Marquée par l’humour noir et le sarcasme, l’histoire traite de la chanteuse internationale Shakira et comment les Israélien.nes écorchent le nom “Shukair.”

Public à l’inauguration de Fikra Magazine à la Fondation Qattan, Ramallah, Cisjordanie, 2 Août 2023. (Yasmine Omari)

Shukair se réjouit que Fikra diffuse la littérature palestinienne plus largement et souligne qu’en l’absence de magazines du même genre depuis la fermeture en 2006 du magazine du poète Mahmoud Darwish, al-Carmel, Fikra doit remplir un vide.

Les fondateur.trices par dessus tout espèrent créer un espace dans lequel les voix palestiniennes peuvent  s’exprimer, libérées des carcans politiques, et incarner la mission de Fikra qui de transcender les frontières et relier la diaspora palestinienne aux communautés locales. Leur objectif pour ce magazine est de défendre un contenu non censuré, indépendant, soulignant l’importance d’un récit authentique et offrant une perspective différente, au-delà des gros titres habituels sur le conflit. 

Vera Sajrawi est rédactrice et autrice de +972 Magazine. Auparavant elle était productrice TV, radio et internet de la BBC et d’Al Jazeera. Elle est diplômée de l’Université du Colorado à Boulder et de l’Université d’Al-Yarmouk . Elle est palestinienne, basée à Haifa.

Source : +972 Magazine

Traduction LG pour l’Agence média Palestine

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