Retour de mission à Gaza : entretien avec deux médecins français

L’Agence Média Palestine s’est entretenue avec deux médecins français, partis aider volontairement leurs collègues palestiniens à Gaza.

Par l’Agence Média Palestine, le 26 février 2024

KEYSTONE/AP/Ali Mahmoud

Au 143ème jour de l’offensive sur Gaza, Israël a tué au moins 29 514 Palestiniens, dont au moins 12 300 enfants, et a blessé plus de 69 616 personnes. À ces chiffres s’ajoutent les victimes non recensées, qui sont celles tuées par la famine, par la soif, par le froid, celles qui n’ont pas encore été retrouvées, celles qui sont toujours ensevelies sous les décombres.

L’offensive israélienne maintient également un blocage de l’acheminement de l’aide humanitaire internationale dans la bande de Gaza, à la frontière avec l’Egypte. Comme l’expliquait la députée Sabrina Sebaihi – récemment en déplacement à Rafah – à l’Agence Média Palestine le vendredi 16 février dernier : « Sur place, on voit les kilomètres de camions remplis d’aide humanitaire qui attendent sur le bas-côté de la route, empêchés par Israël de rentrer à Gaza ». Alors que le matériel, les infrastructures et le personnel médical manquent cruellement à Gaza, le système de santé de la bande est à bout de souffle depuis trop longtemps. En effet, selon un rapport de l’UNICEF du 22 février 2024, « au 19 février, seuls 12 des 36 hôpitaux dotés d’une capacité d’accueil fonctionnaient encore, et ce partiellement. Depuis le 7 octobre, plus de 370 attaques ont été dirigées contre les structures de santé à Gaza. »

L’association Médecins Sans Frontières déclarait le 21 février lors d’une publication sur la plateforme X (ex-Twitter), que « La réponse médicale à Gaza ne fait que frôler la surface des besoins écrasants de la population en matière de soins médicaux. »

Entretiens

L’Agence Média Palestine a rencontré le vendredi 16 février dernier deux médecins français volontaires, partis à Gaza : Khaled Benboutrif (K.B.), médecin généraliste et urgentiste en région toulousaine, et Chems Eddine Bouchakour (CE.B.), anesthésiste-réanimateur en région lilloise.

AMP : Comment est née votre idée de départ pour Gaza, et comment s’est-elle concrétisée ?

K.B. : Dès le début de la guerre, après une semaine, le nombre de blessés était déjà très important, et l’idée d’aller là-bas a traversé mon esprit. J’ai commencé à chercher un moyen pour y aller et c’est sur PalMed que je suis tombé, via une annonce de volontariat pour des médecins afin de partir aider en Palestine. 

CE.B. : Un collègue de PalMed m’a dit qu’il cherchait un anesthésiste pour une mission à Gaza. J’ai beaucoup hésité, mais j’ai décidé de partir aider à Gaza. Je me suis retrouvé dans l’avion avec le professeur Raphaël Pitti, et d’autres collègues, nous étions 7. On a rejoint au Caire d’autres groupes de médecins, qui venaient d’Angleterre, des États-Unis… Mon cheminement personnel a été d’affronter ma peur. Sauver quand je peux sauver, et aider quand je peux aider.

AMP : Quel hôpital avez-vous rejoint à Gaza ?

CE.B. : Initialement, nous devions rejoindre l’hôpital Nasser, actuellement encerclé sous les attaques israéliennes. Nous avons finalement rejoint l’hôpital Européen, qui se trouve à Khan Younes.

AMP : Combien de temps y êtes-vous resté ?

K.B. : Deux semaines. Nous sommes partis le 22 janvier pour un retour le 6 février.

AMP : Aviez-vous déjà participé à des missions de ce type ?

K.B. : Non, c’est la première fois que j’allais sur le terrain.

CE.B. : J’ai déjà fais des missions d’aide humanitaire médicale par le passé, mais rien de ce genre, de cette envergure. J’ai été en Algérie, au Bangladesh… Je gère une association médicale pour la formation des médecins (ASHIFA), donc parfois nos équipes françaises vont former des médecins sur place, notamment des chirurgiens.

AMP : Comment qualifieriez-vous le manque de ressources dans les centres de soin à Gaza ? À quel type de blessures avez-vous le plus été confrontés ?

K.B. : La pathologie dominante était les blessures, les blasts (chocs liés aux explosions), les lésions au niveau des membres, du thorax, de l’abdomen, de la tête, l’écrasement des membres, les amputations… C’était les pathologies les plus rencontrées lors de la prise en charge. Il fallait faire un tri entre les patients, une priorisation entre les plus viables et les moins viables sur le plan d’atteinte des organes vitaux. Il fallait choisir afin de s’occuper de ceux qui ont le plus de chances de vivre. Les patients qu’on ne peut soigner, qu’on ne peut réanimer – c’est quelque chose de connu dans la médecine de catastrophe, la médecine de guerre – sont accompagnés par une sédation, pour souffrir le moins possible.

La guerre a duré trop longtemps, les ressources médicales devenaient de plus en plus en rares, voire introuvables : plus des pansements, des anti-douleurs, des antalgiques, des sédatifs, du matériel nécessaire pour faire des garrots… On a du opter pour des procédés de « débrouille ».

CE.B. : J’avais entendu dire que beaucoup d’opérations se faisaient sans anesthésie là-bas, par manque de moyens. Ça m’a motivé à prendre du matériel avec moi, comme beaucoup d’autres médecins de la mission venus d’ailleurs.

La première chose, c’est que je m’attendais à soigner majoritairement des enfants. Et finalement, ceux qui arrivent au bloc opératoire, ceux qui résistent le plus aux blessures, sont majoritairement les adultes. Tout simplement parce que les enfants et les vieillards mouraient bien avant de pouvoir arriver au bloc opératoire.

Le type de blessures auquel nous étions le plus confrontés était les blessures de guerre : des écrasements, beaucoup d’amputations… Gaza va d’ailleurs devenir l’endroit où il y aura le plus d’amputés au monde. On rencontrait aussi beaucoup de brûlures, d’effets de blasts, pas mal de blessures de snipers, de blessures par balles… Moi par exemple, je peux dire que j’ai eu plus de blessés par balles touchés à la tête, au thorax ou a l’abdomen, qu’aux jambes. Ce qui manifeste une intention délibérée d’éliminer la personne. Il y a un flux continu de ces patients-là qu’on doit prendre en charge au bloc opératoire, et à côté de ça, il y a d’autres patients qui nécessitent des soins sur le long terme.

AMP : Vous êtes-vous sentis ciblés en tant que personnel soignant à Gaza ?

K.B. : Quand on arrive à Gaza, oui on se sent ciblés parce qu’Israël n’a pas de respect pour la population civile. On est bien conscients de la menace. Après quand on est sur le terrain, on y pense moins souvent. 

CE.B. : Une chose qu’on comprend très vite quand on arrive à Gaza, est que le personnel médical et para-médical est une cible militaire.

Dans les années 40, ou pendant la première guerre mondiale, on pouvait voir le signe de la Croix Rouge comme un signe d’arrêt des tirs, des combats, afin d’évacuer les blessés. Il existait une certaine sorte de respectabilité, enfin j’ose imaginer que c’était le cas. Maintenant ce n’est plus le cas. Dès lors qu’il s’agit de personnel médical, on devient une cible. Car quand on tue un médecin, on est sûr de tuer plus de monde derrière car on tue quelqu’un qui a la capacité de soigner.

J’ai eu le témoignage de plusieurs collègues qui m’ont dit « Si tu te fais attraper, surtout ne dis pas que tu es médecin parce que tu auras le droit à un traitement de faveur ». En gros, le personnel médical et para-médical a un traitement spécial par les forces d’occupation israéliennes, ils sont torturés plus que les autres. On a pu le voir récemment via des témoignages et des photos.

Les collègues médecins là-bas travaillent dans des conditions difficiles, puisque depuis octobre maintenant certains d’entre eux vivent au sein de l’hôpital. L’hôpital Européen où nous étions, vivent entre 25 à 30 000 personnes réfugiées. C’est difficile de soigner dans ces conditions, en termes de sécurité. 

J’ai personnellement essayé de limiter mes déplacements, car même si on se déplace en ambulance, on sait et on a vu que les ambulances sont des cibles.

AMP : Quel message souhaitez-vous rapporter de Gaza?

K.B. : Faire savoir que sur place il se pratique une tragédie, une population civile se fait massacrer dans le silence et l’indifférence. C’est très dégradant pour l’humanité, l’humanité de chacun de nous. C’est très dégradant de se lever, d’aller travailler, de revenir et de ne même pas s’en soucier, de ne rien faire, de laisser faire. 

Mon envie personnelle était de témoigner de ce qu’il se passe là bas, et de sonner l’alarme autour de moi. En France et en Europe se pose la question du silence, mais surtout celle de la complicité. On est complices de plusieurs façons de ce qu’il se passe là-bas. Il ya toujours deux poids et deux mesures quand on en parle. On vend des armes à Israël pendant que la nourriture pour bébés est interdite d’entrée à Gaza. Il y a une asymétrie effarante et insupportable.

Tous les morts sont une perte et une injustice. Là, les chiffres parlent : 30 000 morts annoncées, sans parler des morts par la famine, le froid, le manque de médicaments, les personnes ensevelies ou perdues…

CE.B. : Si je dois rapporter un message ici, c’est celui de mes collègues sur place qui se sentent abandonnés. Ils ne comprennent pas la réaction de tous ces occidentaux, qui parlent des droits de l’Homme. Ils ne comprennent pas.

Tous les médecins que j’ai rencontré là-bas m’ont dit: « Vous êtes nos meilleurs ambassadeurs : vous avez vu comment ça se passe ici, vous nous devez de transmettre chez vous ce que vous avez vu ici. » Ces médecins nous ont simplement demandé de parler d’eux, car ils ne voient plus d’issue. Il y a une sorte de résignation chez eux : « On ne quittera pas notre terre, on a perdu nos familles, nos maisons, à quoi bon essayer de partir pour vivre ailleurs ? Quel sera le sens de nos vies après tout ça ? Je préfère mourir ici. »

J’aimerais ajouter également que je n’ai personnellement pas vu de combattants du Hamas, mes collègues non plus. On ne les a pas soignés en tout cas à l’hôpital Européen. On a beaucoup dit que les hôpitaux à Gaza sont utilisés par le Hamas pour faire des patients et des civils des boucliers humains, je peux vous dire que ce n’est pas le cas, en tout cas pour l’hôpital Européen. Il n’y a pas de combattants du Hamas qui prennent en otage des hôpitaux ou des patients, en tout cas selon ce que j’ai pu voir.

Je pense qu’on ne parle plus de « risque génocidaire » maintenant, mais bien de génocide. En arrivant à Gaza, j’ai remarqué que beaucoup de bâtiments en ruines affichaient une pancarte indiquant « Corps sous les décombres ». Je pense que 30 000 morts, c’est sans compter ces personnes ensevelies. C’est également sans compter les personnes avec des maladies chroniques – les cardiaques, les diabétiques – qui ne reçoivent plus de traitement depuis octobre à cause de l’embargo. Ces personnes-là vont mourir, doivent-elles être comptabilisées comme victimes de la guerre ? Elles ne meurent pas à cause des bombes, mais elles meurent quand même.

Une image me marque et me reste en tête de ma mission à Gaza. Je devais anesthésier cette femme, et comme j’ai l’habitude de le faire je lui ai demandé si ses enfants allaient bien. J’ai tout de suite compris qu’ils étaient tous morts. Cette question me hante. C’est le genre de questions qu’il ne faut pas poser à Gaza.

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