Les Palestiniens ont été les seuls journalistes à faire des reportages sur le terrain à Gaza. Pourtant, le monde semble se désintéresser de nos histoires.
By Mohammed R. Mhawish, le 3 mai 2024
Alors que la guerre cruelle d’Israël contre Gaza dure depuis plus de 200 jours, le tribut qu’elle inflige au peuple palestinien ne cesse de s’alourdir. Les terres et la population de la bande de Gaza assiégée ont été anéanties à un degré jamais atteint depuis la Nakba de 1948. La famine et la malnutrition ont renforcé leur emprise, laissant des centaines de milliers de familles au nord et au sud désespérément à la recherche de nourriture et d’aide médicale alors qu’elles tentent désespérément de fuir les bombardements qui n’ont pas cessé depuis octobre.
Les pertes que nous avons subies – et que nous continuons à compter – au cours des sept derniers mois sont incommensurables. Elles ne concernent pas seulement les maisons et les moyens de subsistance, mais aussi les rêves et les aspirations de générations entières. Et comme les responsables militaires et gouvernementaux israéliens promettent une incursion imminente dans la ville surpeuplée de Rafah, qui abrite aujourd’hui près des deux tiers de la population de Gaza, d’autres souffrances semblent se profiler à l’horizon.
Et pourtant, malgré cette situation dramatique, l’attention du monde se détourne. La communauté internationale semble de plus en plus indifférente à nos tourments. Il est douloureux de voir comment notre identité nous a condamnés à des souffrances disproportionnées et à être traités comme des moins que rien par ceux qui se trouvent au-delà de nos frontières.
Plutôt que d’offrir de l’espoir, les nouvelles des négociations infructueuses sur le cessez-le-feu sont devenues une forme de guerre psychologique. Chaque va-et-vient infructueux au cours des sept derniers mois n’a fait que briser davantage le moral de la population de Gaza. Les efforts diplomatiques n’ont pas permis de répondre aux besoins urgents de la population, qui ne demande rien de moins que la reconnaissance de son humanité et de sa dignité fondamentales. La couverture décevante des médias internationaux, qui amplifient souvent la voix des oppresseurs plutôt que celle des opprimés, ne fait qu’ajouter au sentiment de trahison et de complicité dans le massacre en cours de vies innocentes.
En tant que journaliste et écrivain de Gaza, j’ai passé ces derniers mois à observer et à documenter les tragédies de la guerre. Grâce à mes reportages et aux entretiens que j’ai eus avec des habitants de toutes les régions de Gaza, j’ai pu constater le lourd tribut que ce bombardement prolongé a fait payer à mon peuple. Au cours de sept mois angoissants d’effusion de sang et de désespoir, j’ai vu notre quête de liberté et de fin de cette folie tragiquement déformée par les médias occidentaux qui l’ont assimilée à un « soutien à la terreur ». Nos voix ont été réduites au silence, tandis que chaque atteinte à nos vies et à nos corps est cyniquement justifiée par les dirigeants israéliens au nom de la « sécurité ».
Pour nous, journalistes palestiniens, rendre compte de la guerre à Gaza n’est pas seulement un travail – c’est un devoir national face à des statistiques écrasantes. Poursuivre cette entreprise est extrêmement difficile : face à un traumatisme et à une souffrance aussi écrasants, la priorité de nombreux journalistes, dont je fais partie, a été de fuir Gaza et de simplement survivre. Mais lorsque nos caméras sont brisées, il n’y a plus personne pour capturer la réalité brutale de l’agression israélienne contre une population vulnérable. Et lorsque nos voix sont réduites au silence, personne ne peut entendre nos appels à l’aide.
Le gouvernement israélien veut que nous restions sans voix. Il continue d’interdire aux journalistes étrangers d’entrer dans la bande de Gaza et d’y faire des reportages. Il a également tenté de réduire au silence les journalistes palestiniens directement : l’armée israélienne a envoyé des SMS et appelé mon téléphone à plusieurs reprises pour tenter de me contraindre à cesser d’écrire et à abandonner mes responsabilités journalistiques. Il était tentant de donner la priorité à ma sécurité, mais je ne pouvais pas ignorer les conditions d’oppression auxquelles mon peuple est confronté. Si les journalistes palestiniens cessaient de faire leur travail, qui comblerait le vide ?
Les grands médias ne peuvent pas, et ne veulent pas, défendre notre combat comme nous le faisons. Tant que leur notion de « neutralité » régnera en maître, nos souffrances et notre humanité rejetée tomberont dans l’oreille d’un sourd. Dans le contexte actuel, la neutralité équivaut à se ranger du côté de l’oppresseur tout en voyant les opprimés se faire tuer en direct, leur mort injustement rationalisée sous le prétexte peu convaincant du droit des puissants à « l’autodéfense ».
Pourtant, il semble que tout ce que nous avons fait pour informer le monde de notre lutte n’ait pas suffi. Cela fait plus de 200 jours que nous découvrons des charniers disséminés dans la bande de Gaza. Cela fait plus de 200 jours que nous fuyons l’assaut incessant de la mort et que nous n’avons aucun endroit vraiment sûr où nous réfugier. Depuis plus de 200 jours, des nouveau-nés viennent au monde sous le bruit inquiétant des avions de guerre qui les survolent. Et depuis plus de 200 jours, des femmes et des enfants subissent des souffrances inimaginables aux mains de l’armée israélienne.
En dépit de cette crise sans fin et de l’indifférence croissante du monde, nous nous accrochons à l’espoir que la justice prévaudra. Nous aspirons à la reconnaissance de notre humanité inhérente et de notre droit à vivre librement et sur un pied d’égalité. La véritable solidarité doit défendre la justice pour tous, en refusant de privilégier les droits d’un peuple par rapport à ceux d’un autre. Il est impératif que le monde accorde une véritable attention à nos cris de souffrance sur le terrain et mette fin à l’agonie et à l’effusion de sang.
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de discours, de négociations, de paroles et de gestes creux. Nous avons besoin d’une action populaire soutenue dans le monde entier, ainsi que de politiciens et de responsables politiques désireux d’affronter la réalité du génocide palestinien et de tenir Israël et ceux qui le soutiennent responsables de leurs atrocités. Cet état d’oppression durable a persisté tout au long de notre existence, portant atteinte à notre droit fondamental de vivre dans la sécurité et la liberté. Il est en vigueur non seulement depuis 200 jours, mais depuis 75 ans, depuis le déplacement initial et le déracinement des Palestiniens des villes et des villages de notre patrie occupée.
L’heure est venue d’un soulèvement mondial qui refuse de faiblir jusqu’à ce que le peuple palestinien soit libéré – non seulement des horreurs de la guerre à Gaza, mais aussi du joug de l’occupation qui étouffe notre existence dans toute la Palestine historique. Les campements d’étudiants en plein essor qui se répandent sur les campus universitaires aux États-Unis sont le signe d’une vague de soutien. Leur message devrait résonner haut et fort : la Palestine reste une cause qui transcende les frontières et qui interpelle tous ceux qui se soucient des droits de l’homme.
Nous envisageons un monde fondé sur la justice, et ces étudiants courageux et tenaces offrent un aperçu de cet avenir. Mais ils ne peuvent pas réussir seuls. Ils ont besoin d’un large soutien et d’une amplification de la part des décideurs et des médias. Car la Palestine n’est pas seulement une lutte pour récupérer ce qui a été perdu, ou pour garantir les droits fondamentaux – c’est une bataille pour l’existence même de notre peuple sur la terre de nos ancêtres.
Mohammed R. Mahawish est un journaliste et écrivain palestinien basé à Gaza. Il a contribué au livre « A Land With A People – Palestinians and Jews Confront Zionism » (Monthly Review Press Publication, 2021).
Source : +972
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine