Du nettoyage ethnique au génocide

Je suis un survivant de la Nakba de 1948 qui a vécu pour être témoin du génocide de 2024. Je ne vivrai peut-être pas assez longtemps pour voir la justice rendue, mais je suis certain que notre longue lutte sera récompensée. Nos petits-enfants vivront à nouveau chez elles et eux.

Par Salman Abu Sitta 7 octobre 2024

Un Palestinien assis sur les décombres d’une maison détruite par des avions israéliens à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 4 novembre 2023. (Photo : © Abed Rahim Khatib/dpa via ZUMA Press APA Images)

Je suis un survivant de la Nakba de 1948. Depuis lors, au cours des 76 dernières années, j’ai passé ma vie à réfléchir à cette tragédie, à la documenter, à la dfaire connaitre aux gens du monde entier et à élaborer des plans pour y remédier, en réclamant le droit au retour. J’étais loin de me douter qu’un événement plus important et plus sanglant nous attendait avec la campagne de génocide qui dure depuis un an à Gaza.

Comment ces deux événements se comparent-ils pour quelqu’un comme moi, qui a vécu les deux ?

Les deux événements ont duré un an, du moins jusqu’à présent. La Nakba de 1948 a commencé en mars 1948 lorsque la Haganah, la milice sioniste, a commencé à envahir la Palestine avant que l’État d’Israël ne soit déclaré. Elle s’est conclue par la signature d’accords d’armistice avec l’Égypte, la Jordanie et le Liban, qui ont envoyé des forces pour sauver les Palestinien·nes, mais sans succès. La Syrie a signé l’accord quatre mois plus tard.

Cette campagne n’a pas fait l’objet de contestation. Les forces de la Haganah, composées de 120 000 soldat·es, dont certains étaient des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, ont formé neuf brigades et mené 38 opérations militaires. Du côté des défenseur·euses, un groupe hétéroclite de forces arabes, ne dépassant pas 10 000 combattant·es opérant sous différents commandements.

Le résultat est clair. Les forces sionistes ont occupé 20 500 km2, soit 78% de la Palestine, dépeuplé 530 villes et villages de leur population et fait deux tiers des réfugié·es palestiniens jusqu’à aujourd’hui.

À l’époque, Israël dispose d’une petite armée de l’air et d’une flotte négligeable. Il s’appuyait sur des soldat·es à pied pour occuper et gagner des territoires.

Israël a perdu 6 000 soldat·es. Il a tué 15 000 Palestinien·nes, principalement des villageoi·ses non armé·es, et en a emmené un nombre similaire dans des camps de travail forcé où elles et ils ont été utilisé·es comme esclaves pendant des années.

L’équation entre le nombre de soldat·es et la taille du territoire occupé est claire. Un nombre relativement faible de soldat·es a occupé un territoire très étendu contre une résistance marginale.

Faisons un bond en avant de 76 ans. Les descendant·es des réfugié·es de 1948 ont été entassé·es dans des camps de réfugié·es à Gaza, avec une densité de 8 000 personnes par km2. Cette densité a été doublée depuis le 7 octobre. Elles et ils ont créé un groupe de résistance d’environ 15 000 combattant·es, comme certain·es le disent. Elles et ils ont creusé des tunnels souterrains.

Pendant 12 mois, Israël a déchaîné ses forces sur elles et eux, plus d’un demi-million de soldat·es, une formidable force de chars et une force aérienne avancée et mortelle. Israël a pulvérisé le paysage de la bande de Gaza et a tué et blessé plus de 200 000 Palestinien·nes, dont la majorité étaient des femmes et des enfants. Ce fut un massacre sans précédent dans l’histoire moderne.

Le nettoyage ethnique de 1948 est devenu un véritable génocide en 2024.

Mais les défenseur·euses n’ont jamais capitulé. Elles et ils se battent encore.

Israël n’a pas réussi à occuper un kilomètre de terre de manière permanente.

Le contraste entre 1948 et 2024 est déconcertant.

En 1948, l’occupation israélienne du territoire s’est faite par des soldat·es. En 2024, les soldat·es israélien·nes sont quasiment absent·es. Si elles ou ils s’aventurent hors des chars, c’est pour être aussitôt frappé·es. Nous avons vu à la télévision que si un·e soldat·e israélien·ne était touché·e, les autres s’enfuyaient. Nous avons vu des soldat·es israélien·nes traîné·es au front à Gaza, refusant de s’enrôler ou désertant.

C’est la différence entre des soldat·es qui défendent leur pays même si elles et ils se trouvent dans des camps de réfugié·es, et d’autres qui sont amené·es à occuper une autre terre et à tuer un autre peuple.

S’asseoir derrière un écran d’ordinateur, comme le font les Israélien·nes, sélectionner une banque de cibles, envoyer des drones ou faire voler des F35 meurtriers peut causer une dévastation incroyable et des morts aveugles parmi les femmes et les enfants, mais cela ne permet pas de gagner un pouce de terrain.

La terre appartient au peuple qui meurt pour elle, face à une adversité effroyable, non seulement la mort sous les décombres, mais aussi la famine, la maladie et la perte de tous les moyens de subsistance.

Il existe une autre différence entre 1948 et 2024. Le 14 mai 1948, nous avons été attaqué·es à Al-Ma’in, ma ville natale, par 24 véhicules blindés israéliens. Ils ont détruit toutes les structures et tué tous ceux qu’ils ont trouvés. Ce jour-là, je suis devenu un réfugié. Ce même jour, Ben-Gourion a proclamé l’État d’Israël, un État de colons.

Personne en Occident n’était au courant de notre existence. Il y a eu des célébrations de victoire à Tel Aviv et à New York, saluant le triomphe de la minorité de Juifs et de Juivres combatif·ves qui se défendaient contre la majorité d’Arabes sauvages qui essayaient de les tuer.

Personne ne se souciait de nous, à l’exception de quelques personnes dévouées. Je me souviens des membres de l’American Friends Service Committee (AFSC ou Quakers) qui sont venus nous aider. Elles et ils ont construit les camps de réfugié·es, dont vous connaissez les noms aujourd’hui, à Bureij, Nuseirat, Jabalia et d’autres. Le 12 octobre 1949, un de leurs officiers écrit à son QG de Philadelphie pour décrire l’état d’esprit des réfugiés :
Par-dessus tout, elles et ils souhaitent rentrer à la maison, dans leurs terres et leurs villages qui, dans de nombreux cas, sont très proches. Apparemment, elles et ils n’hésitent pas à retourner dans la nouvelle culture qui se développe en Israël. Ce désir reste naturellement la demande la plus forte exprimée ; seize mois d’exil ne l’ont pas entamée. Sans lui, ils n’auraient aucune raison de vivre. Il s’exprime chaque jour sous de multiples formes. « Pourquoi nous maintenir en vie » en est une expression. Elle est aussi authentique et profonde que peut l’être la nostalgie d’une personne pour sa maison. Dans l’esprit des réfugié·es, la réinstallation n’est même pas envisagée.

Mais l’Occident n’a pas écouté et n’a même pas voulu savoir. Toutes les grandes agences de presse étaient occupées à proclamer la victoire des Juif·ves vertueux·ses. Leurs correspondant·es au Moyen-Orient étaient invariablement des sionistes. Parler des réfugié·es palestinien·nes était un péché impardonnable.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En 2024, sur des centaines de campus aux États-Unis et en Europe, des jeunes ont vu la lumière là où devait se trouver la justice. Elles et ils se sont battu·es contre leurs dirigeant·es, leurs aîné·es et leurs fournisseur·euses pour prononcer une parole de justice et déclarer : « La Palestine libre, du fleuve à la mer ».

Les gens du monde entier ont entendu parler de nous et ont vu notre tragédie sur les écrans de télévision. Certain·es ont osé s’exprimer, défiant l’épée sur leur cou.

Ce fut une incroyable correction historique, payée par le sang des Palestinien·nes. Mais cela ramènera-t-il à la vie les centaines de milliers de personnes tuées, ou les parents de 18 000 orphelins ? Plus important encore, le sang des victimes permettra-t-il au droit international de punir les criminels de guerre ? Donnera-t-il à la Cour pénale internationale et à la Cour internationale de justice le pouvoir d’appliquer leurs verdicts ? La justice sera-t-elle rendue et les réfugié·es, véritables otages, rentreront-ils et elles sur leurs terres ?

Je ne vivrai peut-être pas assez longtemps pour voir cela se produire, mais je suis certain que cela se produira. Car le mal, aussi puissant soit-il, a une vie courte.

Lorsque la justice sera rendue et que nous, les réfugié·es palestinien·nes, rentrerons chez nous, notre longue lutte sera récompensée et les centaines de milliers de personnes qui ont été assassinées ne seront pas mortes en vain. En effet, nos petits-enfants vivront à nouveau chez elles et eux, et l’attente entre 1948 et 2024 sera terminée. Que toutes les personnes libres fassent en sorte que cela se produise.

Salman Abu Sitta est le fondateur et le président de la Palestine Land Society, à Londres, qui se consacre à la documentation de la terre et du peuple palestiniens. Il est l’auteur de six livres sur la Palestine, dont le compendium « Atlas of Palestine 1917-1966 », en anglais et en arabe, l’« Atlas of the Return Journey » et plus de 300 documents et articles sur les réfugié·es palestinien·nes, le droit au retour, l’histoire de la Nakba et les droits de l’homme. Ses mémoires « Mapping My Return », largement acclamés, décrivent sa vie en Palestine et sa longue lutte en tant que réfugié pour rentrer chez lui.

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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