Mon parcours à Gaza en tant que médecin d’urgence : perte, déplacement et espoir


Par Shurooq Ahmed, Mondoweiss, le 8 décembre 2024

PALESTINIENS BLESSÉS REÇOIVENT DES TRAITEMENTS À L’HÔPITAL DES MARTYRS D’AL-AQSA APRÈS AVOIR ÉTÉ ATTAQUÉS PAR LES FORCES D’OCCUPATION ISRAÉLIENNES, LE 22 AVRIL 2024. (PHOTO : ALI HAMAD/APA IMAGES)

Depuis le début de la guerre, je suis médecin d’urgence bénévole à Gaza pour aider mon peuple. Cela fait plus d’un an que je suis témoin d’innombrables horreurs et que je suis déplacée à plusieurs reprises par les bombardements et les invasions israéliennes. J’ai perdu des proches, j’ai été témoin des morts atroces de mes patients, j’ai craint pour ma propre vie – et pourtant, même dans les moments les plus sombres, j’ai trouvé des lueurs d’espoir.

En attente de la mort à Al-Shifa

La situation à l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza, a été catastrophique dès le début. Il n’y avait pas assez de lits pour les blessés, qui étaient dispersés partout. Les cadavres s’entassaient dans une « tente des martyrs » dans la cour de l’hôpital.

Le 9 novembre 2023, j’ai trouvé parmi les martyrs mon cousin, sa femme et leurs deux petites filles. Leurs corps étaient déchiquetés en morceaux méconnaissables, victimes des bombardements israéliens indiscriminés qui ont ravagé leur quartier. Je n’ai réalisé qu’il s’agissait d’eux que lorsque j’ai vu leurs cartes d’identité, qui étaient tombées des restes de leurs vêtements en lambeaux.

C’était une scène pleine de douleur, une mosaïque cruelle d’innocence et de tragédie.

Incapables de les distinguer l’un de l’autre, ils ont été enterrés ensemble, enveloppés dans le même linceul, comme si même la mort ne pouvait séparer leur lien. Le silence qui suivit était assourdissant, mais leur perte résonnait dans chaque recoin de mon âme.

En novembre 2023, lorsque les forces israéliennes assiégeaient Al-Shifa, Israël a interdit l’entrée de pétrole, de nourriture et d’eau à Gaza. Pour survivre à l’hôpital, certains d’entre nous ont bu une solution saline retrouvée dans la salle de stockage.

Les responsables de l’hôpital imploraient l’armée israélienne de permettre aux patients d’évacuer. Cette demande a été immédiatement suivie d’une coupure d’électricité et deux jours d’enfermement du personnel médical à l’intérieur de l’hôpital, encerclé par l’ennemi et en attente de la mort.

Nous étions réunis dans une pièce sombre, dans un silence total, entourés exclusivement du bruit des tirs, des tanks et des bombardements. Ma famille, qui avait déjà été évacuée vers le sud de Gaza à l’époque, me manquait. Je n’avais aucun moyen de les contacter et je ne savais pas si je les reverrais un jour.

Soudainement, un médecin s’est mis à chanter Sawfa Nabqa Huna (Nous resterons ici), une chanson sur la vie et sa beauté. Je pense qu’il voulait nous distraire, et se distraire lui-même, de la peur. Sa voix était magnifique : « Nous resterons ici jusqu’à ce que la douleur disparaisse, nous vivrons ici et la mélodie deviendra belle, ma patrie, ma patrie.

Nous avons fini par évacuer l’hôpital, emmenés dans des ambulances. Avant de quitter le lieu, nous avons été fouillés par des soldats israéliens, qui ont arrêté plusieurs docteurs en chef. 

Nouveaux lieux, même horreur

Lorsque je suis arrivée dans le sud, je suis immédiatement partie à la recherche de ma famille. Malgré le bonheur et la sécurité que j’ai ressentis lorsqu’on s’est enfin retrouvé, j’ai remarqué une tristesse familière, presque comme si elle s’était logée dans ma gorge. Après ce que j’ai vécu à Al-Shifa, après tout ce qui arrivait à ma patrie, j’ai été envahie par un douloureux sentiment de perte. Ce jour là, j’ai passé la journée à me cacher pour que personne ne me voie pleurer. Je me suis demandée ce qu’il restait des martyrs après leur mort. Des os et des souvenirs, est-ce tout ce qui reste d’une personne ? Qui hérite de leur peur, de leur angoisse et de leur tristesse ? 

Dès mon arrivée à Khan Younis, j’ai commencé à travailler à l’hôpital Nasser. Le lieu était différent, mais j’ai été témoin de la même horreur.

Une scène déchirante reste gravée dans mon esprit. Une femme enceinte gisait sur le sol, son abdomen ouvert, ses intestins et son foie exposés. Un médecin a tenté de la sauver, mais elle et son fœtus n’ont pas survécu. Le sang, les cris et la tragédie m’ont figée sur place.

Comment un enfant qui ne connaissait pas encore la vie pouvait-il mourir aux côtés de sa mère ? Comment une mère pouvait-elle quitter le monde sans tenir son bébé dans ses bras ?

Cet enfant n’est devenu qu’un numéro de plus dans une liste innombrable. On ne peut qu’espérer qu’ils reposent ensemble en paix.

L’armée israélienne a fini par accéder à l’hôpital Nasser. En mars, nous avons de nouveau été évacués et j’ai commencé à travailler à l’hôpital Al-Kuwaiti à Rafah.

Le 25 mars 2024, alors que j’étais en service à Al-Kuwaiti, la réalité de la guerre m’a frappé avec une cruauté inouïe. Vers 1 heure du matin, des corps de martyrs ont été déposés à l’hôpital, victimes des bombardements incessants. Parmi eux se trouvait Razan Mohammed Barhoum, une jeune femme de 24 ans diplômée en médecine, mon amie, ma camarade de classe, mon âme sœur.

RAZAN BARHOUM (GAUCHE) ET DR. SHUROOQ AHMED (À DROITE). (PHOTO REPRODUITE AVEC LA PERMISSION DE DR. SHUROOQ AHMED).

Razan, qui avait mémorisé le Coran et qui était dans les premiers mois de sa grossesse après une longue tentative de conception, a été tuée dans son sommeil, avec d’autres membres de sa famille, lors d’un bombardement sur leur maison.

Je n’oublierai jamais le moment où j’ai enveloppé son corps dans un linceul avec mes propres mains, des larmes coulant sur mon visage. Elle n’était pas seulement une amie ; elle était un exemple de grâce et de résilience, quelqu’un qui équilibrait ses responsabilités d’épouse, d’étudiante et de future mère avec une force extraordinaire.

La morgue était remplie de dizaines de martyrs, placés dans une tente spéciale avant leur enterrement. Alors que je disais au revoir à Razan, je n’arrivais pas à accepter que c’était la dernière fois que je la voyais.

Une lumière parmi les ténèbres

J’aurais aimé que ce déplacement soit le dernier.

En avril, après l’invasion de Rafah par les forces israéliennes, j’ai fui vers Deir Al-Balah, où j’ai rejoint l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa. Je travaille depuis comme médecin bénévole dans le service d’urgence de l’hôpital.

En octobre 2024, j’ai vécu un moment inoubliable. Alors que je rentrais de mon travail à la tente où je loge avec ma famille, j’ai entendu quelqu’un crier : « Docteur Shurooq ! La tête sort ! ».

J’ai saisi mon matériel d’urgence, je me suis précipitée vers la tente de la femme pour y accoucher d’une petite fille avec les seuls outils que j’avais sous la main. Heureusement, la mère et le bébé étaient sains et saufs, et tout s’est déroulé sans problème. C’était un moment de fierté et de reconnaissance, une lumière parmi les ténèbres.

Sa mère l’a appelée Shurooq, comme moi.

PHOTO DU BÉBÉ SHUROOQ, NÉ DANS UNE TENTE À DEIR AL-BALAH, ET NOMMÉ D’APRÈS LA MÉDECIN SHUROOQ AHMED (PHOTO REPRODUITE AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU DOCTEUR SHUROOQ AHMED).

Ce moment a illuminé la pénombre qui régnait en moi et a rempli mon cœur d’une lueur d’espoir.  J’ai senti que mon existence avait un sens, que nous étions plus que de simples chiffres sur un écran. Dans mes mains, j’ai senti le miracle de la naissance d’une nouvelle vie – un rappel profond que même dans les ombres du désespoir, il y a toujours la lumière, la raison d’être et la beauté du renouveau.

Source: Mondoweiss
Traduction: SP pour l’Agence Média Palestine

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