Mosab Abu Toha : Le poète-témoin du génocide à Gaza

Entretien du journal « The New Arab » avec le poète palestinien primé Mosab Abu Toha qui dénonce les crimes israéliens à travers ses poèmes tout en magnifiant les histoires de Gaza.

Par Alexander Durie, The New Arab, le 18 décembre 2024

Une photo du poète palestinien Mosab Abu Toha datant de 2014 a confirmé au monde entier qu’il était l’une des voix littéraires les plus importantes de la bande de Gaza.

Il se tient droit alors qu’il est entouré de décombres à l’intérieur de l’université islamique de Gaza, que les frappes aériennes israéliennes venaient d’attaquer. 

Mosab fronce les sourcils en brandissant fièrement un exemplaire de la Norton Anthology of American Literature, comme pour dire aux spectateurs étrangers : « Je suis comme vous »

Mosab entouré de décombres à l’intérieur de l’Université islamique de Gaza [Mosab Abu Toha].

À l’époque, Mosab avait 22 ans. Il étudiait la langue et la littérature anglaises à l’université. C’est au cours de la guerre israélienne de 2014 contre Gaza qu’il a commencé à écrire de la poésie et qu’il s’est senti obligé de raconter l’histoire de son peuple, assiégé et occupé.

« Le rôle d’un poète ou d’un artiste est d’aider ou d’accompagner les personnes qui n’ont jamais pu se rendre à cet endroit, de les emmener au cœur de l’expérience », explique Mosab à The New Arab

Dix ans après la prise de cette photo, Mosab s’adresse au New Arab depuis sa nouvelle maison située au nord de l’État de New York, où il est aujourd’hui Chercheur Emérite à l’Université de Syracuse. Au cours de ces dix années, il a vécu un siècle de vies.

« J’ai la responsabilité de partager tout ce que je sais sur ce qui se passe »

Si sa reconnaissance et sa notoriété se sont accrues à l’échelle mondiale, il en a été de même – en parallèle – pour la destruction de sa maison et du peuple palestinien.

Depuis 2014, les poèmes de Mosab ont été publiés dans The New Yorker, The New York Review of Books, The Atlantic, The Paris Review, The Nation, et plus encore.

Il a fondé la bibliothèque publique Edward Said à Gaza City, qu’il a remplie de livres en anglais pour la population confinée et très éduquée de Gaza – la bande de Gaza possède un taux d’alphabétisation de 98 %, les États-Unis, en revanche, en ont un de 79 %.

En 2022, il a publié son premier recueil de poèmes, Things You May Find Hidden in My Ear :Poems from Gaza chez City Lights, qui a remporté le Palestine Book Award et l’American Book Award.

À l’automne de cette année, il a publié son deuxième recueil, Forest of Noise, édité par Knopfen Amérique du Nord et Harper Collins au Royaume-Uni.

Mais ces succès sont survenus alors que Mosab et son écriture ont été transformés par le chagrin, la perte et la colère. Il n’a pas fait le compte mais il estime que son épouse et lui ont perdu plus de 100 membres de leur famille depuis que les attaques génocidaires d’Israël contre Gaza ont commencé après le 7 octobre de l’année dernière.

« En un seul acte, Israël a tué 31 membres de ma famille élargie. Le cousin de mon père, sa femme, tous ses enfants et tous ses petits-enfants », a-t-il déclaré.

Pourtant, Mosab s’estime « chanceux » car, contrairement à d’autres personnalités de Gaza qui dénoncent les crimes israéliens, comme son ami, l’écrivain et enseignant Refaat Alareer, Mosab n’a pas été directement pris pour cible et tué par les forces israéliennes.

Il a toutefois été détenu arbitrairement par ces dernières en novembre 2023, alors qu’il tentait d’évacuer Gaza avec son épouse et ses trois enfants (les autorités américaines leur ont dit qu’ils pouvaient partir, car le fils de Mosab, âgé de trois ans, possède un passeport américain).

Le poète palestinien a décrit cette expérience comme « la plus traumatisante de ma vie » lorsqu’il a été arrêté avec 200 autres civils. Ils ont été déshabillés, on leur a bandé les yeux, on les a menottés, on les a battus et on les a emmenés dans un lieu inconnu.

« C’était douloureux de devoir rester assis sur les genoux pendant trois jours, sauf pour aller aux toilettes une fois par jour. Je pense que sans la communauté internationale, je serais resté là plus longtemps », a-t-il déclaré, reconnaissant que son statut important et ses relations ont facilité sa libération.

Le livre Things You May Find Hidden in My Ear annonçait Mosab comme un talent littéraire émergent du camp de réfugiés d’Al-Shati, à Gaza, au bord de la mer Méditerranée. Mais Forest of Noise le confirme comme le poète-témoin moderne de la Palestine.

Selon ses propres termes : « J’ai la responsabilité de partager tout ce que je sais sur ce qui se passe ».

Mosab a déclaré que Forest of Noise est « le premier [livre] que j’ai publié alors que les poèmes se déroulent », en référence au génocide en cours à Gaza. Il a écrit la plupart des poèmes il y a seulement quelques mois, et la situation à Gaza s’est aggravée depuis. Il explique que la vie à Gaza ressemble à « une forêt pleine de bruits », ce qui a inspiré le titre du recueil.

« Le bruit des F16, des drones, des canons, des hélicoptères, des chars, du shilling, des frappes aériennes, les cris de mort, les cris des parents et de leurs enfants, les ambulances, les camions de pompiers… » La liste est longue et continue de hanter Mosab Abu Toha.

« J’amplifie les voix et les histoires, pas seulement les poèmes, mais aussi les histoires qui se cachent derrière ces poèmes »

Dans ce recueil, il fusionne le flux de conscience lyrique de poètes américains tels que Walt Whitman et Allen Ginsberg (faisant directement référence à ces deux derniers dans les poèmes « After Allen Ginsberg » et « After Walt Whitman ») avec l’influence directe et musicale de poètes arabes tels que Mahmoud Darwish, Ahmed Shawqi et Hafez Ibrahim.

Les titres des poèmes vont de Ce qu’un habitant de Gaza devrait faire lors d’une attaque aérienne israélienne à Nous cherchons la Palestine et Sous les décombres, qui racontent des histoires quotidiennes de Gaza.

« Pour beaucoup de gens, ce qui compte, c’est ce qui se passe après l’attaque aérienne. Le nombre de personnes tuées, le nombre d’enfants blessés, le nombre de maisons bombardées, le nombre d’écoles. Mais nous ne nous intéressons généralement pas à ce qui se passait avant. Quelles sont les choses auxquelles les gens s’accrochaient avant que tout ne soit perdu ? C’est donc tout aussi important », explique Mosab au New Arab.

La poésie est l’outil de Mosab pour documenter et résister au génocide israélien – un exploit d’autant plus important que les journalistes internationaux ne sont toujours pas autorisés à entrer dans la bande de Gaza et que plus de 141 journalistes palestiniens ont été tués à ce jour par les forces israéliennes.

« J’amplifie les voix et les histoires, pas seulement les poèmes, mais aussi les histoires qui se cachent derrière ces poèmes… Il s’agit d’une poésie de témoignage. Nous n’avons même pas le temps de fantasmer sur des choses que nous n’avons jamais vécues, parce que nous avons presque tout vécu à Gaza. Nous n’avons pas besoin de regarder des films d’horreur. Nous vivons un film d’horreur, donc le genre de vie que nous vivons est en soi une métaphore de l’au-delà ».

Certains pourraient être tentés de qualifier les écrits de Mosab de « poésie de guerre » et de les placer dans la même catégorie que les poètes de la Première et de la Seconde Guerre mondiale qui ont écrit dans les tranchées ou les bunkers.

Mais Mosab insiste sur le fait que ce qui se passe à Gaza n’est pas une guerre, puisque le peuple palestinien lutte sous l’occupation depuis des décennies, et qu’il ne peut donc pas s’agir de « poésie de guerre ».

« Je parlerais plutôt de poésie de la catastrophe, car chaque poème parle d’une catastrophe – la perte d’une fille, d’un père, d’une maison, d’un jardin, de la mer, des nuages dans le ciel dont nous n’avons pas pu profiter lorsqu’ils passaient par là. »

Pourtant, il se souvient aussi des bonnes choses à Gaza : sa famille, les fermes de fraises, les champs de maïs, la plage, ses étudiants, les fleurs de son jardin, les balades à vélo avec ses enfants ou les matchs de foot avec ses amis.

Avec 130 000 abonnés sur Instagram, Mosab espère que tout ce qu’il partage, écrit et documente ne sera pas vain et sera mémorisé et raconté à nouveau – comme les poèmesclassiques.

« La narration ne se fait pas seulement entre le lecteur et l’écrivain, ou entre l’auditeur et l’orateur, mais elle se poursuit également. L’auditeur deviendra un orateur, puis il racontera l’histoire à d’autres personnes – c’est ce que j’espère », partage-t-il.

« En tant qu’écrivain ou orateur, j’espère que l’auditeur ou le lecteur transmettra ces histoires à d’autres personnes.

Alexander Durie est un journaliste qui travaille dans les domaines de la vidéo, de la photographie et de la rédaction d’articles de fond. Il a travaillé en free-lance pour The Guardian, Al Jazeera English, The Economist, The Financial Times, Reuters, The Independent et bien d’autres encore, contribuant à des dépêches depuis Paris, Berlin, Beyrouth et Varsovie

Suivez-le sur Instagram : @alexander.durie

Source : The New Arab
Traduction : DB pour l’Agence Média Palestine

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