Une enquête révèle que les chiens militaires utilisés dans des attaques contre des civils palestiniens, y compris des enfants, proviendraient des pays européens.
Par Mahmoud Elsobky et Annie Kelly, le 12 juin 2025

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Quelques secondes à peine après que les soldats sont entrés dans la maison familiale d’Amani Hashash, dans le camp de réfugiés de Balata, en Cisjordanie, l’attaque des chiens a commencé.
Alors que les raids militaires se multipliaient dans son quartier, un matin de février 2023, Amani Hashash raconte comment elle a conduit ses quatre enfants dans une chambre à coucher.
Lorsqu’elle a entendu les militaires israéliens entrer dans leur maison, elle leur a signalé qu’ils se trouvaient à l’intérieur et qu’ils ne représentaient aucune menace.
Quelques instants plus tard, la porte de la chambre s’est ouverte et un gros chien non muselé est entré dans la pièce, plongeant ses dents dans son fils de trois ans, Ibrahim, qui dormait sur ses genoux.
Hashash s’est battue pour éloigner l’animal qui déchiquetait et secouait son fils hurlant et commençait à le traîner hors de la pièce. « Mais c’était un chien tellement gros, pas comme tous les chiens que j’ai vus », dit-elle. « Il n’arrêtait pas de mordre et d’éloigner mon fils de moi. J’ai crié et je l’ai frappé, mais il continuait à s’acharner sur lui ».
Elle raconte qu’elle a supplié les soldats d’arrêter l’attaque, mais qu’ils n’ont pas réussi à maîtriser l’animal. Le temps qu’ils parviennent à éloigner le chien, Ibrahim était inconscient et saignait abondamment. Les soldats ont injecté des sédatifs à Ibrahim et appelé une ambulance, qui l’a emmené à l’hôpital où il a été opéré d’urgence.
« Lorsque j’ai vu ses blessures, j’étais désemparée car elles étaient très étendues », raconte Hashash. « Les médecins ont dit que son état était critique. Une blessure mesurait six centimètres et demi, une autre quatre centimètres. Le chien avait causé tellement de blessures qu’il n’avait épargné aucune partie du dos d’Ibrahim ».
Ibrahim a eu besoin de 42 points de suture pour des blessures internes et externes et de 21 injections pour traiter une infection contractée à la suite des morsures.
Des photographies des blessures subies lors de l’attaque, consultées par le Guardian et l’Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ) font apparaître des plaies et des marques de morsures étendues.
Plus d’un an après, Hashash affirme qu’Ibrahim continue à faire des cauchemars et que ses blessures ne sont pas guéries. « Ils ont fait cela pour nous terroriser », dit-elle. Hashash raconte que l’un des commandants israéliens lui a dit que le chien avait été dressé pour attaquer la première personne qu’il voyait. « Ce n’est qu’un enfant », répond-elle. « Il n’a rien fait de mal. »
L’armée israélienne a refusé de commenter l’affaire.
Le chien qui a attaqué Ibrahim est probablement un malinois belge, identifié par Hashash à partir de photos de différents chiens utilisés par l’armée de Tsahal. Initialement destinée à garder les moutons, cette race est aujourd’hui largement employée par l’Oketz, l’unité canine israélienne spécialisée, très appréciée en Israël et très redoutée dans les territoires palestiniens.
Selon une enquête menée par l’ARIJ et le Guardian, il est également probable que l’animal ait été envoyé en Israël depuis l’Europe, où un flux régulier de chiens est échangé entre des dresseurs spécialisés et les rangs de l’armée israélienne.
L’année dernière, des commandants de l’unité Oketz ont déclaré au chercheur étatsunien John Spencer, qui étudie la guerre urbaine et a participé à de nombreuses opérations avec l’armée israélienne, que 99 % des quelque 70 chiens militaires achetés chaque année provenaient d’entreprises européennes, un chiffre que Tsahal n’a pas contesté quand on le lui a présenté.
L’unité Oketz insiste sur le fait qu’elle ne déploie des chiens d’attaque que dans le cadre d’opérations antiterroristes, mais les organisations de défense des droits de l’homme à Gaza et en Cisjordanie soutiennent que le recours à ces animaux pour attaquer, terroriser et humilier les civils palestiniens s’est intensifiée depuis le début de la guerre à Gaza, faisant de nombreux blessé·e·s et quelques mort·e·s.
Une organisation, Euro-Mediterranean Human Rights Monitor [Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’homme], affirme avoir documenté 146 cas d’utilisation de chiens de guerre contre des civils par l’armée israélienne depuis octobre 2023.
Lors d’un incident survenu en juillet 2024, un chien des Forces de Défense d’Israël (FDI) a attaqué Muhammed Bhar, un jeune homme atteint du syndrome de Down et d’autisme, chez lui à Shejaiya, dans la ville de Gaza. À la suite de l’attaque, les soldats des FDI ont forcé sa famille à quitter leur maison, laissant Bhar mourir seul de ses blessures.
Une vidéo publiée en juin 2024 semble montrer un chien de l’armée israélienne attaquer et blesser Dawlat Al Tanani, une femme de 68 ans, dans sa maison du camp de réfugié·e·s de Jabalia à Gaza.
Les spécialistes de la protection animale ont critiqué le recours aux chiens comme armes de guerres en les entraînant à attaquer des civils, qualifiant ce procédé de « violation morale ». Les chiens subiraient un entraînement intensif avec Oketz après leur arrivée en Israël, avant d’être déployés dans des opérations.
Les organismes caritatifs se sont également inquiétés du nombre élevé de chiens qui meurent au cours d’opérations militaires. En janvier, des rapports militaires israéliens indiquaient que l’unité Oketz avait perdu 42 chiens militaires depuis le début de la guerre contre Gaza, bien que les références en ligne au nombre de chiens Oketz morts ont récemment été supprimées.
« Il n’est pas éthique de transformer des chiens, qui sont des créatures naturellement sociales, en instruments d’agression utilisés dans des guerres qui sont uniquement causées par les humains », déclare le docteur Jonathan Balcombe, expert en comportement animal. « Les chiens ne choisissent pas de se battre, ils sont victimes de conflits qu’ils ne comprennent pas. »
Tahrir Husni était enceinte lorsque, d’après son récit, des soldats israéliens ont pris d’assaut sa maison à Khan Younis en 2023 et ont lâché un chien sur elle, qui l’a ensuite déchiquetée au cours d’une attaque qui a duré plus de dix minutes.
« Il était si gros qu’il était impossible de le repousser ou de lui donner un coup de pied », raconte-t-elle. « Lorsqu’il m’a attaquée, j’ai perdu toute sensation dans ma jambe. Une fois l’attaque terminée, je me suis assise sur le canapé et j’ai vu mon sang et ma chair partout sur le sol.
Husni raconte que quelques heures plus tard, elle a fait une fausse couche. « J’ai perdu l’enfant que j’avais attendu pendant six ans », dit-elle. « Ma jambe est tellement défigurée que je ne peux plus la regarder. Je ne peux pas marcher et la douleur est toujours prégnante. »
En Cisjordanie, l’organisation palestinienne de défense des droits de l’homme Al-Haq a également recensé 18 cas d’attaques de chiens de guerre sur des civils depuis octobre 2023, y compris des enfants.
L’ONU affirme que l’utilisation de chiens de guerre contre des prisonniers palestiniens détenus par Israël pendant toute la durée de la guerre constitue une violation du droit international des droits humains. Selon les témoignages d’anciens détenus rapportés par Physicians for Human Rights, les chiens ont reçu l’ordre de mordre et de mutiler les prisonniers et ont uriné et déféqué sur eux.
Amnesty International demande que l’utilisation de chiens contre des civils doit être reconnue de toute urgence dans les instruments juridiques et les lois réglementant l’utilisation et la vente d’armes conventionnelles.
« Elles devraient faire partie des traités internationaux réglementant l’utilisation [des armes], afin d’empêcher qu’elles soient utilisées en violation des droits de l’homme », déclare Patrick Wilcken, spécialiste des questions militaires et de sécurité à Amnesty International. « Il existe un risque évident que ces exportations contribuent à promouvoir des pratiques qui violent le droit international et les droits de l’homme. Les entreprises et les États devraient donc se demander sérieusement si leurs activités sont liées à des actes illégaux commis par Israël. »
Richard Falk, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, estime que les entreprises européennes devraient cesser d’exporter des chiens militaires vers Israël, ajoutant qu’en continuant à le faire, elles se rendent complices de violations des droits de l’homme.
« Du point de vue du droit international général, je n’ai aucun doute sur le fait que les entreprises qui exportent ces chiens sont complices, car elles savent exactement comment ils sont employés », déclare Falk.
L’enquête a révélé qu’un grand nombre de chiens de l’armée et de la police ont été envoyés en Israël par des entreprises allemandes et néerlandaises depuis le début de la guerre à Gaza.
L’Agence de santé animale et végétale [APHA) a confirmé que 294 chiens ont été exportés du Royaume-Uni vers Israël comme animaux de compagnie entre février 2022 et décembre 2024, mais précise qu’elle ne connaît pas leur race, ni leur objectif. D’autres pays, comme la Belgique et la République tchèque, qui exportent des chiens vers Israël, déclarent également ne pas avoir de détails sur les races envoyées ou si les chiens ont été entraînés comme animaux militaires.
En vertu de la réglementation européenne actuelle, ces chiens ne sont pas considérés comme des armes ou des biens stratégiques ou à double usage contrôlé et ne nécessitent donc pas de licence d’exportation.
Selon des documents obtenus par le Centre de recherches sur les multinationales (Somo) basé aux Pays-Bas, l’Autorité néerlandaise de sécurité des aliments et des produits de consommation (NVWA) a délivré 110 certificats vétérinaires entre octobre 2023 et février 2025. Il s’agit des documents requis pour l’exportation de chiens vers Israël par des entreprises néerlandaises spécialisées dans les canines militaires et policières.
Parmi ces certificats, 100 ont été accordés à la société Four Winds K9, un centre de dressage de chiens de police situé dans le village néerlandais de Geffen. Four Winds K9 et la NVWA ont refusé de commenter l’exportation de chiens dressés vers Israël.
La société allemande Diensthunde.eu a confirmé avoir exporté des malinois belges et des bergers allemands vers Israël entre 2020 et 2024. La société nie que ces chiens aient été utilisés à des fins de « protection ou d’attaque », affirmant qu’ils étaient uniquement destinés à la détection d’explosifs et de stupéfiants, et que la société excluait toute formation ou vente de chiens à des fins de protection ou d’attaque, dans le respect total de la législation allemande.
L’ARIJ a demandé à la Commission européenne des informations sur les exportations de chiens militaires de l’UE vers Israël, mais celle-ci a déclaré ne pas disposer de ces informations.
Dans un communiqué, l’armée israélienne a déclaré : « Les FDI, y compris l’unité Oketz, ont recours à tous les outils opérationnels nécessaires pour faire face aux menaces sur le terrain, et ce conformément aux ordres contraignants, à l’éthique opérationnelle et au droit international.
Les FDI n’utilisent pas de chiens à des fins punitives ou pour blesser des civils. Toute utilisation des chiens répond uniquement à une nécessité opérationnelle évidente, et est menée sous étroite surveillance et après une formation complète pour les combattants comme pour les chiens. »
L’armée israélienne a déclaré accorder « une grande importance au bien-être des chiens opérationnels – qui font partie intégrante de l’appareil de combat – et l’unité continue d’opérer en s’efforçant constamment de minimiser les dommages causés à toutes les composantes de la force, y compris ses chiens ».
Reportage complémentaire d’Aziza Nofal, Zarifa Hassan et Tom Levitt
Traduction : JC pour l’Agence Média Palestine
Source : The Guardian



