À travers le skateboard, le cirque et l’art-thérapie, de jeunes Gazaouis apportent un peu de soin et de brefs instants de normalité aux enfants qui vivent un génocide.
Par Ahmed Ahmed, journaliste de Gaza City ayant voulu rester anonyme par peur des représailles, le 26 Juin 2025

Rajab Al-Rifi et son équipe entraînant des enfants à Gaza Port dans l’ouest de Gaza-ville, le 20 mai 2025 (Ahmed Ahmed)
Rajab Al-Rifi se tient dans les ruines du bâtiment du YMCA de Gaza-ville, une planche de skateboard sous le bras, apprenant à un groupe d’enfants à garder l’équilibre sur des rues fissurées et criblées de cratères causés par les bombes.
Ce photographe et skateboarder professionnel de 28 ans forme de jeunes Gazaouis depuis 2008. Avant la guerre, il dirigeait la seule équipe de skateboard de l’enclave, « SkatePal », entraînant des enfants de 6 à 16 ans sur une petite rampe près de la plage, à l’ouest de Gaza-ville, jusqu’à ce que des navires de guerre israéliens la réduisent en ruines.
Sa maison, située dans le quartier de Shuja’iyya, a été frappée par une frappe aérienne israélienne en novembre 2023, le contraignant à des déplacements répétés à travers le nord de Gaza. À chaque fois, il sauvait ce qu’il pouvait, transportant souvent ses affaires sur son skateboard. Avec les coupures de courant fréquentes et les pannes de télécommunications, il a perdu le contact avec beaucoup de ses anciens coéquipiers.
Mais début 2024, Al-Rifi a commencé à publier de plus en plus de vidéos sur les réseaux sociaux de l’équipe, espérant inspirer la résilience chez les jeunes Gazaouis et envoyer un message de défi au reste du monde. « L’un des plus grands défis, c’est le manque d’endroits sûrs pour faire du skate, » a-t-il confié au magazine +972. « La plupart des rues sont détruites, alors j’ai commencé à skater sur les toits inclinés des immeubles bombardés. » Peu à peu, certains de ses 100 coéquipiers ont réussi à revenir. Ensemble, ils ont organisé des spectacles improvisés et des ateliers pour les enfants déplacés, dans des abris de fortune à travers le nord.

Les membres de l’équipe Gaza skate entraînant des enfants à Gaza Port, dans l’ouest de Gaza-ville, le 20 mai 2025. (Ahmed Ahmed)
Pour Al-Rifi, le skateboard est un moyen d’offrir aux enfants un bref moment de répit face à un traumatisme incessant. « Chaque fois que les enfants nous voient, ils accourent, » raconte-t-il. « Ils sont désespérés, ils cherchent même une brève échappée à la peur. » Il organise désormais des séances d’entraînement hebdomadaires pour les garçons et les filles, et passe le reste de son temps à se produire dans des abris, des écoles et dans la rue.
Plus de 250 jeunes Palestiniens souhaitent rejoindre l’équipe, mais Al-Rifi ne dispose plus que de six planches. La plupart de l’équipement, y compris les protections, les chaussures et les vêtements, a été détruit lors des frappes aériennes. « Certains enfants jouent pieds nus, » dit-il. « Je leur dis de faire attention. S’ils se blessent, il n’y a ni médicaments ni nutrition adéquate à Gaza pour les aider à guérir. »
S’entraîner le ventre vide est devenu la norme. « Parfois, moi-même je me sens étourdi, » avoue-t-il. « Mais j’essaie de ne pas gaspiller leur énergie. Ils en ont besoin pour aller chercher de l’eau ou du bois.» L’équipe dépend des dons de la communauté et de tout soutien local qu’elle peut trouver. Quand c’est possible, Al-Rifi partage de petites collations avec les enfants, dont beaucoup souffrent de malnutrition. Depuis qu’Israël a imposé un blocus total en mars, qui a duré près de trois mois, la crise alimentaire à Gaza s’est aggravée, avec plus de 70 000 enfants souffrant désormais de malnutrition sévère, selon des rapports récents.
« J’adore chaque moment qu’on passe à jouer avec le capitaine Rajab, » raconte Ahmed Almasri, 9 ans, déplacé du nord de Gaza et aujourd’hui réfugié dans le centre de Gaza-ville. « Il nous apprend à faire des figures. J’aimerais tellement avoir mon propre skateboard pour pouvoir en faire tout le temps. » Mais à mesure que les bombardements s’intensifiaient et que les ordres d’évacuation israéliens se multipliaient dans le nord, leur lieu habituel de skate au YMCA est devenu trop encombré. « L’endroit était rempli de tentes, » explique Al-Rifi. « Les enfants pleuraient en demandant où ils allaient pouvoir faire du skate maintenant. On a essayé de se déplacer vers le port de Gaza, mais là aussi c’était plein de déplacés. » Al-Rifi a perdu deux de ses amis les plus proches, Ahmed Al-Shawa et Dorgham Qreaiqea, qui travaillaient tous deux dans l’animation et la santé mentale avant d’être tués lors de frappes aériennes israéliennes. Pourtant, malgré la menace constante des bombardements et un deuil immense, il continue à faire du skate. « Nous avons tout perdu, » dit-il. « Mais nous ne perdrons pas l’espoir d’un avenir meilleur pour nos enfants. »

Rajab Al-Rifi et son équipe entraînant des enfants à Gaza Port dans l’ouest de Gaza-ville, le 20 mai 2025 (Ahmed Ahmed)
Un aperçu d’une vie normale
Comme Al-Rifi, Mohammed Obeid, 34 ans, utilise la créativité pour protéger les enfants palestiniens du traumatisme au cœur du génocide en cours.
Éducateur thérapeutique, Obeid a cofondé le groupe « Free Gaza Circus » en 2011 avec 12 autres jeunes Gazaouis, en partenariat avec des Italiens et des Espagnols. Avant la guerre, leurs programmes mêlaient musique, danse et théâtre pour aider les enfants à surmonter leurs traumatismes et à développer leurs talents. Aujourd’hui, ils organisent des spectacles de dabké, des numéros de cirque et des ateliers thérapeutiques pour les enfants déplacés à travers l’enclave.
Récemment, Obeid et son équipe ont relancé le projet « Clown Doctor », visitant les hôpitaux en blouses blanches et maquillés en clowns pour divertir les enfants blessés et traumatisés. « Nous essayons d’atténuer leur peur des médecins et des blouses blanches, et de les aider à mieux répondre aux traitements, » explique Obeid. « Les enfants de Gaza ont besoin d’exutoires créatifs pour libérer les émotions qu’ils gardent en eux, » ajoute-t-il. « Nous inventons des jeux collectifs et d’autres activités ludiques pour leur permettre de dépenser leur énergie d’une autre façon. » Bien qu’indépendant, Free Gaza Circus collabore parfois avec d’autres écoles de cirque, comme la Palestine Circus School, tandis que des ONG comme l’organisation italienne Cooperazione Internazionale Sud Sud (CISS) fournissent à l’équipe du matériel et un soutien logistique pour les déplacements. Le groupe privilégie les zones isolées où l’aide humanitaire est rare, mais les fermetures et les ordres d’évacuation constants les obligent souvent à abandonner leur matériel ou à improviser avec ce qu’ils trouvent sur place. « Parfois, il faut être inventif, » raconte Obeid. « On a déjà utilisé des légumes à la place des accessoires de cirque et même des aubergines comme massues de jonglage. »
Obeid et son équipe ont une grande expérience du travail avec des enfants traumatisés et ont reçu une formation en premiers secours psychologiques (PFA). Des professionnels de la santé mentale et des organisations humanitaires les contactent souvent pour leur signaler des enfants ayant besoin de visites spécifiques ou de soins particuliers. « Nous ne pouvons pas effacer leur peur et leur souffrance, » reconnaît Obeid, « mais nous faisons de notre mieux pour leur offrir au moins deux heures de joie et de rires. Un aperçu d’une vie normale. » En plus de réunions régulières pour affiner leur approche, l’équipe se rend souvent dans des zones à haut risque, parfois même en pleine attaque israélienne. « Pendant les bombardements et les explosions assourdissantes, nous essayons de garder l’attention des enfants en chantant plus fort et en jouant de la musique, » raconte Obeid. « Nous savons que des écoles et des abris sont bombardés, mais nous continuons, car nous croyons en notre rôle : aider les enfants à survivre au traumatisme de la guerre. »
« Nous essayons de les faire rire, mais nous avons aussi besoin de soutien »
Ruba Al-Najjar, 21 ans, fait tournoyer Layan, 8 ans, dans une danse joyeuse, leurs rires et la musique couvrant le bourdonnement des drones israéliens au-dessus de leurs têtes. Layan, qui est atteinte de trisomie 21, affiche un large sourire. « Je suis heureuse, » dit-elle. « Je veux jouer tout le temps. »
Al-Najjar a d’abord été déplacée dans une école du quartier Sheikh Zayed, au nord de Gaza, après que sa maison a été bombardée début 2024. Forcée de fuir de nouveau, elle vit désormais sous une tente chez des proches, dans l’ouest de Gaza-ville.

Ruba Al-Najjar peint des visages d’enfants à l’école Hassan Salama, dans l’ouest de Gaza-ville, le 8 mai 2025. (Ahmed Ahmed)
« J’ai été ensevelie sous les décombres quand notre maison a été frappée, » se souvient-elle. « Après avoir survécu, j’ai ressenti la responsabilité de laisser une trace, même si ce n’est que pour quelques heures, dans la vie d’enfants qui vivent ce cauchemar. »
L’idée de former une équipe de soutien trottait depuis longtemps dans la tête d’Al-Najjar, mais la guerre l’a poussée à agir. Aux côtés d’amis et de proches, pour la plupart des étudiants d’université issus de domaines variés et ayant une expérience du bénévolat, elle a constitué une équipe de 18 personnes dédiée à aider les enfants de Gaza. Ils organisent des séances d’art-thérapie dans les abris et les écoles, animent des danses de dabké et des ateliers de maquillage pour enfants, et apportent un soutien psychologique aux enfants et aux parents, incluant une formation de base aux premiers secours d’urgence.
L’équipe fait tout cela sans aucun soutien financier extérieur ; parfois, elle emprunte du matériel à d’autres écoles de cirque ou à des amis à Gaza. « Nous savons que nous pourrions être tués à tout moment, » poursuit-elle. « Mais mon équipe et moi, nous croyons que c’est notre devoir de donner à ces enfants une raison de tenir bon. Nous essayons de les faire rire, même si, nous aussi, nous avons désespérément besoin de soutien. » « Nous avons déjà assez supplié le monde, » ajoute Al-Najjar. « Nous sommes épuisés. Nous ne pouvons plus porter cette douleur, ni pour nous-mêmes, ni pour les enfants. »
Al-Najjar et son équipe surveillent attentivement la situation sécuritaire, programmant leurs activités pendant les accalmies dans les bombardements ou dans des zones où les drones sont moins présents, cherchant de brefs moments de sécurité. « Ma mère me supplie de ne pas sortir, » confie-t-elle. « Mais mon père me dit : “Vas-y, mais fais attention.” »
Traduction : Shannez



