Majd Kayyal est un journaliste et écrivain palestinien habitant à Haïfa sur les territoires palestiniens de 1948. Depuis 2012, il publie des articles sur la Palestine et le sionisme. Parmi ses derniers romans « La rivière Carmel » et « À l’intérieur du silence ».
Il a publié le texte ci-dessous le 9 octobre dernier, nous le reproduisons avec son autorisation.
Par Majd Kayyal, le 9 octobre 2025

J’ai l’impression, depuis de longs mois, que mon cœur s’est asséché.
Les beaux sentiments — la joie, la passion, la satisfaction, toutes ces choses — se sont estompés et ont pâli, certes. Mais la perte la plus cruelle, en vérité, est celle de la capacité à ressentir la tristesse et la douleur. Tout ce que tu vois, tout ce que tu entends, tout ce que tu perds, tout ce qui s’effondre — tout cela est devenu technique, gris, circonstanciel, rétréci.
L’extermination a soufflé les profondeurs de nos âmes. Notre peuple à Gaza a perdu ce qui ne se reconstruit pas, même avec dix vies de plus. Et même si nous ne connaissons qu’un petit nombre de ceux qui ont été touchés, cela suffit à faire voler les montagnes en éclats. Nous avons perdu ce qu’on ne peut pas récupérer : nos imaginaires, nos vœux, notre rapport à nos valeurs et à nos visions, ce à quoi nous nous accrochions. La guerre a tué un monde entier de sentiments, de valeurs et d’espérances — de bonté, de douceur, de sincérité et de chaleur — de notre humanité. Elle a anéanti le plus simple sentiment d’ingéniosité, de capacité et d’efficacité, et a rabougri le sens même de la vie. « L’humanité » est devenue un concept lié à la capacité du monde à permettre le mal. Et « vivre » au milieu de toute cette mort est devenu un acte associé à la complicité et à la trahison.
Ainsi, alors qu’on annonce un cessez-le-feu dans une guerre qui ne finira pas — j’essaie de retrouver un peu de pulsation dans mon cœur, de joie et de tristesse. Mais je lis comme une machine, j’attends tel un employé paresseux, je répète les félicitations convenues. Et je sais que mon cœur est sec, et que l’âme est desséchée.
La plus violente force psychologique que l’être humain affronte aujourd’hui est le désir de revenir à la vie que nous avions avant l’extermination.
Avant l’annonce du cessez-le-feu, le monde extérieur à Gaza poursuivait sa vie ordinaire. Pratiques sociales, culturelles, récréatives et personnelles : foires du livre, festivals, concerts, cours, publications. Tout cela continuait et continue sous une dynamique grotesque de scandale et de dissimulation, de justification et d’ignorance. Et tout le monde (en dehors de Gaza) te raconte sa douleur pendant qu’il danse. Nous avons tous poursuivi nos vies ordinaires sous un voile de jongleries verbales. Et maintenant que les combats se sont tus, la vie ordinaire n’a plus besoin de voiles, et tout le monde court vers les bras du passé. Comme si la guerre était un « acte » qui s’est achevé — une pause, et on reprend. Comme si toutes ces horreurs étaient trop insignifiantes pour ébranler les fondements de la vie. Comme si le sang des gens était moindre qu’exigeant une remise en question de toutes nos pratiques, de notre logique et de nos existences.
Il ne s’agit pas d’une mise en scène de jugement moral pour qui a fait ceci ou cela. Pas du tout. Il s’agit de comprendre que vingt mille enfants martyrs méritent que nous changions nos conceptions de la vie, nos modes de vie, nos principes, nos méthodes et nos habitudes. Nous ne pouvons plus écrire comme nous écrivions avant l’extermination, ni penser comme nous pensions, ni peindre comme nous peignions, ni chanter comme nous chantions. Celui qui pense et agit après l’extermination comme il pensait et agissait avant elle — est un esclave monstrueux.
Le feu est arrêté, mais la guerre n’est pas finie. L’extermination n’est pas un événement qui se conclut par un point final. L’extermination est un crime total et structurel qui vit dans les sociétés, dans les villes et dans la mémoire du monde pendant des décennies et des siècles. L’essentiel est que le sang change le cours de l’histoire et qu’on n’autorise pas le retour à l’ancienne voie.
Après le cessez-le-feu, viendra la bataille des gens de Gaza pour défendre leur vie dans la bande contre l’ennemi qui revient; chacun d’entre eux mènera une guerre quotidienne entière pour assurer le pain, l’eau, la sécurité, les soins médicaux, l’éducation et la dignité. Les gens là-bas défendront leur attachement à leur capacité, à leur ruse et à leur énergie, accompliront des miracles d’humanité et des merveilles de travail, et s’accrocheront à la vie — la vie dans sa forme la plus simple — au-dessus de l’enfer et sous les décombres.
Quant à nous, en dehors de Gaza, notre guerre est de ne pas retourner à ce que nous étions. De ne pas accepter de vivre dans un monde qui permet l’extermination. De ne pas être esclaves de ce que nous étions — car ce que nous étions a rendu plus facile le meurtre d’enfants. Notre combat est que Gaza devienne le centre de notre monde, le moteur de nos vies. Notre tâche est de réparer nos âmes par la rédemption durable de notre impuissance envers Gaza. Rédemption par l’action, par le soutien, par l’initiative, et par le changement des modes de pensée rouillés et toxiques appartenant au monde d’avant l’extermination. L’extermination changera le cours de l’histoire, mais la direction de ce cours est déterminée par nos têtes, si elles peuvent s’opposer à la normalité.
Chaque souffle que nous prenons dans notre journée doit porter le nom d’un martyr.
Ils ont le droit d’habiter nos jours et de piquer nos consciences jusqu’à ce que nous rendions la poussière.
Désormais, notre vie a un seul objectif : résister au monde qui a permis l’extermination, en réparation de notre impuissance face à la mort des enfants.
Seulement ainsi, seulement ainsi, nos cœurs pourront retrouver un peu d’eau et de verdure.
Traduction : Agence Média Palestine
Source : Facebook de l’auteur



