Résister à la « cannibalisation » du patrimoine de la Palestine

Sarah Irving – The Electronic Intifada – 15 avril 2014

 

La ville portuaire d’Akka (connue aussi sous le nom d’Acre) est l’un des endroits où le conflit sur la possession de l’histoire et la culture palestiniennes est le plus âpre.

 

La récente campagne visant à empêcher que le site historique du Khan al-Umdan ne soit transformé en hôtel de luxe par les promoteurs israéliens a mis en avant la lutte d’une communauté palestinienne économiquement et politiquement marginalisée qui veut résister à un embourgeoisement et à un nettoyage ethnique insidieux.

 

Le réalisateur Patrick Stewart a exécuté un travail admirable dans son film « It’s Better to Jump » (« Il vaut mieux sauter »), où il exprime à la fois l’histoire incroyablement longue de ce magnifique port, et les défis qui, journellement, assaillent sa population.

 

Le film débute sur des cartes plongeantes montrant l’importance de ce site d’Akka – durant plusieurs milliers d’années – qui se situe sur les routes commerciales s’étirant à l’est comme à l’ouest. Le film se focalise ensuite plus précisément sur la population locale – avec des personnages célèbres comme l’acteur Makhram Khoury mais aussi de simples gens, comme des guides touristiques, des enseignants et des étudiants, qui évoquent leur attachement à leur maison.

 

Cet attachement leur vient de leur expérience quotidienne d’avoir grandi et vécu dans une ville : sa population, ses ruelles, les façons dont sa population gagne son pain, la nourriture qu’elle mange et les chansons qu’elle chante.

 

Dans un cadre comme celui d’Akka, il est impossible de séparer tout cela de la grandeur de son environnement – les khans ottomans et les salles des Croisés – et du rôle de l’environnement construit dans l’histoire de la cité. Abdu Matta, guide touristique local, parle des célèbres remparts d’Akka, dont les dernières rénovations, par Daher el-Omar, datent du XVIIIe siècle. Sans eux, Akka n’aurait pu arrêter Napoléon Bonaparte dans sa conquête du Moyen-Orient.

 

Matta déclare aussi, « je suis un Cananéen avant d’être un Palestinien ». Ce disant, sa revendication s’étend aux millénaires de ce riche patrimoine palestinien, une conscience que beaucoup de ses concitoyens akkans expriment de multiples façons tout au long du film. Le film sur l’Akka moderne se mêle à des bobines d’archives pour montrer la continuité, une continuité incarnée par les habitants de la ville.
 

Sous la menace

 

Mais si les habitants palestiniens sont les « pierres vivantes » de l’Akka historique, ils sont tout autant menacés que leur zone bâtie. La population palestinienne de la vieille ville d’Akka a perdu entre le tiers et la moitié des siens au cours des vingt dernières années, remplacés par des installations touristiques de luxe et des promoteurs immobiliers.

 

Par la voix des habitants de la ville, le film retrace les moyens par lesquels cela s’est produit. La vieille ville d’Akka est restée longtemps avec un seul médecin et dentiste. Les permis pour la rénovation des maisons anciennes ont été refusés par les autorités israéliennes, laissant beaucoup d’entre elles sans électricité ni sanitaire.

 

En plus de cela, disent les habitants, la municipalité sous contrôle israélien a refusé d’investir dans une infrastructure publique dans la vieille ville.

 

La ville elle-même a une réputation de ville pauvre, et parfois violente, où des vagues de migrants juifs venant de Russie et du Moyen-Orient ont été abandonnées par le gouvernement israélien, laissant la municipalité complètement débordée.

 

Et la pêche, traditionnellement la principale source d’emplois, est en déclin à cause de la pollution, d’une mauvaise gestion de ce secteur et des graves restrictions imposées par la marine israélienne en raison de la proximité d’Akka avec ses bases navales et la frontière d’Israël avec le Liban.

 

Le coup de grâce a été asséné avec le retrait par Ariel Sharon des colons extrémistes de Gaza en 2005. Beaucoup de ces colons ont été installés à Akka, apportant avec eux leurs opinions farouchement racistes et conflictuelles dans une région déjà bien touchée.

 

Il n’est guère surprenant, reconnaissent la plupart des habitants, que lorsque des familles pauvres – certaines vivant dans une pièce unique – se voient proposé des sommes énormes par les promoteurs israéliens pour quitter la vieille ville, elles ne peuvent résister.

 

Cela peut faire penser à la théorie du complot que de dire qu’il existe un projet délibéré, de long terme, pour tirer la vieille ville vers le bas en rendant la vie presque insupportable à ses habitants palestiniens, pour ensuite transformer Akka « en une sorte de village artistique avec des maisons bourgeoises coûteuses », comme le déclare dans le film, Reem Hazan, une femme d’affaires.
 

Vidée de son esprit

 

Viméo : http://vimeo.com/81222706

 

 

Mais il suffit de descendre la côte jusqu’au « village artistique » d’Ein Hod, un site touristique dans le centre historique de Jaffa, pour voir que ce n’est pas seulement une théorie, mais bien une pratique courante dans l’Israël moderne.

 

Une architecture palestinienne, historique, pittoresque, a été accaparée par un jeune État qui n’a manifestement que peu de patrimoine propre, « nettoyé » de ses occupants – et de leur vie comme de leur esprit – et qui s’est accordé dans la volonté d’attirer les touristes et d’affirmer la propriété israélienne sur la zone bâtie.

 

Le professeur Beshara Doumani de l’université de Brown (la seule voix qui n’est pas d’Akka dans le film) résume ce processus en « une cannibalisation de l’histoire, de l’architecture, du paysage ».

 

Les Palestiniens d’Akka qui parlent de façon si éloquente de leur amour pour la ville ripostent. Nous allons à la rencontre des femmes d’Arapiat, premier groupe hip-hop féminin palestinien qui chante la nécessité pour les Palestiniens d’être fiers de leur ville et, pour les jeunes, celle de dire non à la drogue et au crime.

 

Yousef Abd al-Ghani, deux fois champion de boxe poids lourd en Israël, est franc quand il évoque sa déception de voir des jeunes hommes d’Akka dans les cafés et à fumer, tous les jours. Il propose donc des programmes afin de les impliquer dans un sport, essayant de leur inculquer un sentiment de fierté. Le musicien local, Kher Fody, avec tout son talent, fait de même.
 

Déprimant

 

Et Reem Hazan décrit comment elle a transformé sa maison familiale en restaurant pour créer des emplois, servir de tremplin à la culture palestinienne et défier l’affairisme touristique israélien. Les Palestiniens d’Akka, dit-elle, ont besoin d’investir dans leurs propriétés et communautés pour « en faire leur propre ville » à nouveau.

 

Mais d’autres personnes interrogées soulignent que les Akkans ont besoin de soutien. Comme Fody le fait remarquer, les bâtiments palestiniens anciens en Cisjordanie occupée peuvent parfois obtenir l’aide d’organisations comme la Riwaq, une organisation qui rénove de façon experte les maisons antiques afin qu’elles restent habitables et de les préserver en tant que patrimoine vivant.

 

Il craint qu’une organisation similaire pour les Palestiniens dans ce qui est aujourd’hui Israël ne soit étouffée par les autorités car elle va totalement à l’encontre des orientations qu’elles ont mises en œuvre à Akka.

 

Mais pour autant il craint que sans soutien Akka ne devienne une « Jérusalem numéro 2, avec ses caméras et ses contrôles » et une population palestinienne de plus en plus coincée entre des colons fanatiques et les magnats de l’immobilier.

 

C’est une vision déprimante, mais qui paraît pourtant très possible. Cependant il faut espérer que ce film courageux et nécessaire sera un outil dans la lutte pour préserver Akka en tant que ville palestinienne, belle, historique, et – le plus important – vivante.

Sarah Irving, est auteure indépendante. Elle a travaillé avec le Mouvement international de solidarité (International Solidarity Movement – ISM) en Cisjordanie occupée en 2001-2002 et avec la Coopérative de l’olive, pour la promotion d’un commerce équitable des produits palestiniens et celle de séjours de solidarité, en 2004-2006. Elle est l’auteure d’une biographie de Leila Khaled et du guide Bradt sur la Palestine, elle est aussi co-auteure, avec Sharyn Lock, de « Gaza : sous les bombes » (« Gaza: Beneath the Bombs »).

Le site splendide mais aujourd’hui délabré de Khan al-Umdan, à Akka. (Sarah Irving)
(http://electronicintifada.net/blogs/sarah-irving/new-campaign-save-historic-palestinian-building)

The Electronic Intifada : http://electronicintifada.net/content/resisting-cannibalization-palestines-heritage/13254?utm_source=EI+readers&utm_campaign=5990fbac86-RSS_EMAIL_CAMPAIGN&utm_medium=email&utm_term=0_e802a7602d-5990fbac86-299171081
Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

 

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