Les journalistes de plus en plus dans la ligne de tir de l’armée israélienne (FDI)

Amira Hass – Ha’aretz – 15 février 2015

Un cameraman a été touché par un soldat israélien en décembre, alors qu’il filmait une manifestation en Cisjordanie. Il n’est pas certain que les autorités israéliennes vont ouvrir une enquête.

Autour de 13 h, le vendredi 5 décembre, pendant la manifestation hebdomadaire dans le village de Kafr Qadoum, en Cisjordanie, un soldat des Forces de défense israéliennes a tiré sur un cameraman de la télévision palestinienne avec une balle réelle. La balle a pénétré dans le tibia gauche du cameraman. Il a été opéré, mais il souffre toujours et il a des difficultés pour marcher, ce qui le handicape pour son travail.

Un tir précis sur un homme désarmé, dont la profession et la tâche étaient évidentes, est le signe pour les journalistes palestiniens – jusqu’à preuve contraire – que les FDI cherchent à les empêcher de couvrir les manifestations. Pour les journalistes, il s’agit d’une violation de la liberté de la presse, et ce n’est pas le seul incident. Ce mois-ci, une grenade lacrymogène a été lancée en tir direct sur la jambe d’un autre cameraman de presse à Kafr Qadoum. Les journalistes palestiniens affirment qu’il y a eu une recrudescence des agressions militaires contre eux, au cours de l’année dernière.

Ce cameraman touché directement dans la jambe par un soldat israélien s’appelle Bashar Saleh, 36 ans, de Qalqilya, il est cameraman à Palestine TV.

Pendant les quatre années passées, il a couvert les manifestations hebdomadaires de Kafr Qadoum, qui sont organisées pour protester contre la fermeture d’une route à cause de l’expansion de la colonie de Kedumin. Quelques minutes après le début de la manifestation du 5 décembre – tout en marchant entre les maisons du village -, un véhicule a commencé à projeter sur eux un liquide nauséabond utilisé pour disperser les foules, raconte Saleh à Ha’aretz.

Comme tous les autres, Saleh s’est mis à courir pour échapper à la pulvérisation. Il est allé jusqu’à un angle avec une autre rue et où il s’est placé, il se trouvait à 80 ou 100 mètres d’un groupe de soldats. Il a posé sa caméra sur un trépied, se tenant derrière, et il a recommencé à filmer. Peut-être deux minutes plus tard, il est tombé à terre. Il n’a pas entendu de coup de feu et il s’est dit sur le coup, qu’il avait été touché par une arme munie d’un silencieux. Et il ajoute qu’il n’a pu y avoir aucune confusion, sur le moment, sur son travail de journaliste de télévision.

L’identité de celui qui a tiré sur lui n’a pas été rendue publique, mais on sait qu’il appartient à une force composée de FDI et de policiers des frontières qui avait reçu comme mission de disperser la manifestation par la force.

Saleh a réussi à filmer une partie du contingent quelques secondes avant d’être abattu. Le film montre deux soldats des FDI en uniforme vert. Un est en position couchée au sol, braquant son fusil. Le second est à genou, tenant d’une main un fusil qu’il avait posé sur sa jambe pliée. Près des soldats, il y a trois policiers des frontières, en uniforme noir, qui se tiennent debout, décontractés, et observent. Ils portent négligemment leur fusil en bandoulière. Ces cinq hommes de la sécurité portent tous des casques. Derrière eux, on voit une porte et un mur en béton, partiellement cachés par un buisson de bougainvilliers débordant de la cour d’une maison. Une jeep militaire se trouve près des forces de sécurité.

Bien que l’on ne sache pas lequel de ces Israéliens armés a tiré sur Saleh, la responsabilité entière incombe aux FDI et à leurs commandants. Selon les FDI, lesquelles détiennent l’autorité souveraine en Cisjordanie, les manifestations palestiniennes sont illégales et les FDI sont prêtes à les disperser et les supprimer – parfois même à l’intérieur des villages palestiniens. Est-ce parce qu’elles sont considérées comme illégales que de les filmer est aussi considéré comme contraire à la loi ? Et cela signifie-t-il que d’abattre les journalistes qui les couvrent est considéré comme légal ?

Le Bureau du porte-parole des FDI a déclaré à Ha’aretz : « En règle générale, les directives données aux forces des FDI concernant le travail de documentation et de la presse sont de permettre aux journalistes de faire leur travail sans entrave, tant qu’ils n’affectent pas négativement la tâche des forces. »

Est-ce que Saleh a affecté négativement la tâche des forces ? Le Bureau du porte-parole des FDI ne le prétend pas, il dit : « S’agissant de l’incident en question, ses circonstances sont en cours d’examen par le bureau du procureur général de l’armée. Basées sur les conclusions de l’examen, les mesures appropriées seront prises. »

Si les circonstances font réellement l’objet d’une enquête, aucun Palestinien n’a encore été interrogé pour apporter son témoignage qui peut aider l’enquête et permettre de décider si le tir sur le cameraman nécessite une enquête pénale et le procès de celui considéré comme le responsable.

La réponse du Bureau du porte-parole des FDI indique une chose qui est assez révélatrice : « Malheureusement, il y a un abus de la part des journalistes qui sont accoutumés à ces directives (référence aux directives qui permettent aux journalistes de faire leur travail) d’une manière qui remet en cause la liberté d’action des forces (de sécurité) et qui les distrait de leur tâche. » Que veut donc insinuer cette phrase alambiquée ? Arrive-t-il parfois que les soldats soient victimes de « provocations » de la part des journalistes, et que ce sont eux qui obligent les soldats à leur tirer dessus ou à les toucher de toute autre manière ?

La réponse des FDI indique encore : « Il ne faut pas conclure de ceci que nuire au travail de la presse est voulu pour la dissuader d’informer sur les perturbations palestiniennes de la paix ». Est-ce un dérapage du stylo des rédacteurs de la réponse ? Le porte-parole des FDI est-il en train de reconnaître que les soldats nuisent au travail de la presse (même si ce serait suite à des provocations de la part des Palestiniens) ?

Cela signifie-t-il que seules les « perturbations palestiniennes de la paix » sont autorisées à être filmées, et pas les forces de sécurité en train de maintenir l’ordre ?

Dans l’ordre actuel des choses – c’est-à-dire, dans la situation d’une occupation militaire -, l’armée n’est pas autorisée à violer le droit international, lequel protège les civils dans les zones de confrontation. « Les forces subalternes militaires doivent savoir que leurs commandants et leurs autres supérieurs auront à répondre réellement des violations du droit humanitaire international », écrit le juge retraité Jacob Turkel, dans la Second Rapport d’une commission officielle qu’il a dirigée et qui examinait si, et comment, Israël ouvrait des enquêtes sur les plaintes déposées pour violations des lois relatives aux conflits armés.

« Faillir à ceci engage la responsabilité juridique des commandants militaires et des autres supérieurs, aussi bien que celle de leurs auteurs (page 77 du rapport)… Quand les règles du droit humanitaire international ont été incorporées dans les ordres militaires, chaque commandant a acquis le devoir d’empêcher et de réprimer les violations de ces règles par ses subordonnés… comme entrant dans son devoir d’agir à titre d’exemple et de modèle (page 277). »

À peu près deux semaines après que Salah a été blessé, son avocat, Eitay Mack, s’est adressé à l’unité d’enquête de la police militaire et à l’unité d’enquête de la police du ministère de la Justice, leur demandant de les rencontrer avec son client et des témoins, doutant qu’une enquête ait déjà été ouverte sur le tir.

Sans réponse, il a relancé par écrit, déclarant, « Je ne comprends pas pourquoi j’ai besoin de vous demander d’ouvrir une enquête dans ce cas. C’est pour vous une obligation légale et morale ».

Le Bureau du procureur général militaire n’a même pas pris la peine de répondre. L’unité d’enquête de la police du ministère de la Justice a répondu qu’on ne peut suspecté que l’affaire implique une infraction pénale soumise à une peine de plus d’un an de prison – et que, par conséquent, il n’y aura aucune enquête pénale.

La réponse dit aussi que la voie appropriée pour examiner la plainte de Saleh est l’unité d’enquête de la police d’Israël. Mais, si le ministère de la Justice suggère qu’il n’y a aucune infraction pénale sérieuse à la loi, pourquoi alors renvoie-t-il la plainte devant la police ?

Le ministère de la Justice a donné la réponse suivante à Ha’aretz : « Les faits et allégations détaillées (dans la plainte de Mack) ne touchent pas à des thèmes relevant du domaine de la responsabilité du département d’enquête de la police (du ministère de la Justice). Étant donné qu’il s’agit de tirs sur le territoire de Judée et de Samarie (la Cisjordanie), la plainte ne rentre pas dans les limites de notre compétence et elle a été renvoyée pour son traitement par la police. »

La réponse ne dit pas qu’il n’y a aucun doute sur l’absence d’infraction criminelle.

Dans son rapport de février 2013, le juge retraité Turkel fait référence à la confusion qui existe en matière d’enquêtes sur les incidents de tirs impliquant la police stationnée en Cisjordanie. En 1992, le procureur de l’État a décidé qu’elles ne relevaient pas de l’unité d’enquête de la police du ministère de la Justice, mais plutôt de la police du district de Judée et Samarie qui devait enquêter sur les cas impliquant des tirs de la police en Cisjordanie.

En 2007, le procureur de l’État a décidé d’en revenir, pour de tels incidents, à la responsabilité du ministère de la Justice. Mais comme Turkel l’écrit, la décision n’a pas encore été pleinement mise en application. À certains moments, le ministère de la Justice s’intéresse bien à des affaires impliquant des tirs et autres violences commis par des policiers des frontières en Cisjordanie, comme en témoignent son traitement d’autres plaintes déposées par Mack et l’organisation des droits de l’homme Yesh Din.

Alors, qui décide quand le ministère de la Justice est compétent et quand il ne l’est pas, et sur quels critères ? Mack a déjà fait appel de la décision de non ouverture d’enquête par le ministère de la Justice, et simultanément, il a demandé que toutes les enquêtes internes de la police qui auraient pu être ouvertes soient suspendues.

En attendant, en l’absence d’enquête immédiate, les soldats et la police des frontières rentrent chez eux, avec le message que de tirer sur un journaliste palestinien, c’est bien.

Amira Hass twitte sur @Hass_Haaretz

Source: Haaretz

Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

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