Doa’a Abu Amer: « Les anges que j’ai perdus à Gaza »

 

Doa’a Abu Amer, The Electronic Intifada

8 juillet 2016

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Sur l’image de gauche, les neveux de l’auteure, de gauche à droite : Abdelghani (11 ans), Izzedine (5), Emad (9), Issa (7) et, assis par terre, Omar (12 ans). Sur l’image de droite, les nièces et les neveux de l’auteure, depuis la gauche, Marwa (5 ans), Muhammad (12), Marah (11), Suleiman (3) et Yasser (8 ans) alors qu’ils s’étaient réfugiés dans un jardin d’enfants.

Cela m’a pris du temps de trouver la force d’écrire sur une période de ma vie qui m’a complètement transformée : la nuit où j’ai perdu 14 membres de ma famille.

C’est une nuit à laquelle j’avais tout juste échappé. Moins de deux semaines auparavant, j’avais été transportée pour ma sécurité dans la lointaine Australie.

Le soir du 17 juillet 2014 devait être mon dernier jour à Gaza. Je devais être évacuée en Jordanie, puis en Australie pour laquelle j’avais un visa. Ce serait le dernier jour que je passerais avec ma chère famille.

La nuit précédente, huitième nuit de l’attaque militaire « Barrière de protection » d’Israël sur Gaza, nous – ainsi que les 1.8 millions autres Palestiniens assiégés dans une bande de terre de 365 kilomètres carrés – n’arrivions pas à dormir. Les tanks bombardaient les maisons des civils apparemment au hasard, les drones emplissaient le ciel et les hurlements des sirènes des ambulances envahissaient tous les foyers.

Dans chaque logement, les gens se terraient, attendant alors que la mort menaçait de nous prendre, l’un après l’autre.

C’était l’une des dernières nuits du saint mois du Ramadan. Les cinq enfants de mon frère Ahmad étaient blottis serrés les uns contre les autres, à l’étroit dans un petit lit, essayant de trouver ne serait-ce que l’illusion d’un petit espace de sécurité.

Ma belle-sœur Muna et moi sommes allées dans la cuisine pour préparer suhour (le repas du matin) en pensant au long jour d’été et aux 16 heures de jeûne qui nous attendaient. Une petite bougie perçait l’obscurité alors que la famille était assise autour de la table.

Le soleil s’est levé vers 6 heures du matin ce 18 juillet à Khan Younis. Dehors après une terrible nuit de bombardements, tout était calme. Nous apprendrions plus tard que les énormes explosions que nous avions entendues cette nuit là venaient du bombardement d’un immeuble de quatre étages à seulement 500 mètres de chez nous.

A 9 heures, je fis de rapides adieux pleins d’émotion. Je me dirigeai vers le quartier général du Programme de Développement des Nations Unies de Gaza ville d’où je serais évacuée avec une petite douzaine de porteurs de passeports étrangers.

Cela me brisa le coeur de voir mon frère me supplier de ne pas partir. Je ne peux décrire le sentiment de culpabilité qui m’a envahie pendant ces quelques heures, pensant que je serais en sécurité tandis que ma famille demeurait dans un danger mortel. Les derniers mots d’Ahmad resteront pour toujours gravés dans mon esprit : « Ne nous quitte pas, mas sœur. Je te supplie de rester. »

Je n’ai jamais imaginé que ces mots seraient les derniers qu’il m’adresserait jamais.

Fuite

J’avais eu assez de chance pour trouver une voiture pour Gaza ville pour 100 shekels (environ 25 $). Mais ma vie fut en danger dès que je quittai la maison.

J’étais effrayée, nerveuse et ne pensais pas que nous pourrions jamais arriver à Gaza ville. L’autoroute Salah al-Din a généralement un trafic intense. Ce jour là, à part les ambulances, c’était absolument calme.

Quelques heures plus tard cependant, des dizaines de Palestiniens jouissant de citoyennetés étrangères étaient évacués par le passage d’Erez. Par provocation, la frappe aérienne d’un F16 israélien a explosé non loin de notre bus.

Dieu soit loué, ce fut la dernière que j’entendis. A Erez, je fus fouillée à corps et gardée dans une pièce pendant 30 minutes.

Je suis arrivée en Jordanie. Là, j’ai appris que mon oncle avait été tué dans un bombardement qui avait blessé la plupart des membres de sa famille et détruit sa maison. Quelques jours plus tard, je partais pour l’Australie où j’ai atterri par un jour d’hiver le 24 juillet.

L’odeur de la terre trempée d’eau m’a détendue. Mais mes pensées sont vite reparties vers ceux que j’avais laissés derrière moi dans les traînées de fumée des roquettes et le bruit de l’explosion des bombes lancées par les tanks.

La dernière nuit du Ramadan, la tête plein de pensées de Gaza, je suis allée prier au centre musulman de Liverpool, ville proche de Sydney. Et j’ai vu que Gaza était dans le coeur des gens à l’autre bout du monde.

Alors que je voyageais vers un autre monde, la famille de ma sœur Oroba s’était réfugiée dans un jardin d’enfants au premier étage d’un immeuble de Khan Younis.

Oroba avait un an de plus qu’Ahmad. Ils s’étaient mariés tous les deux la même semaine et avaient le même nombre d’enfants, à peu près du même âge.

Ils s’étaient abrités dans ce bâtiment avec une nursery pour les jouets et équipements qui s’y trouvaient : ils voulaient procurer un peu de répit à leurs enfants, même pendant ces heures si difficiles. Ahmad et sa famille l’on rejointe plus tard ce jour là, premier jour de l’Aïd al-Fitr, jour de fête qui marque la fin du Ramadan.

Le 28 juillet, j’ai reçu ce qui devait être le dernier appel de ma famille. Ils m’ont rassurée, me disant qu’ils étaient partis d’Abassan, notre village, pour un lieu plus sûr à Khan Younis.

Mais les photos qu’ils m’avaient envoyées ne m’ont pas vraiment réconfortée, ni les messages vocaux. J’étais tout le temps sur les nerfs : les bombardements étaient encore plus agressifs et le nombre de martyrs était monté à 1.500. Il y avait des milliers de blessés.

Le matin du 29 juillet, je me suis réveillée en panique après un cauchemar. J’ai pris un petit déjeuner rapide que je pus à peine avaler. Je passai la matinée l’oeil constamment dirigé vers mon téléphone et sans m’écarter de ma connexion internet.

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La maison d’Ahmad Abu Amer, détruite pendant l’attaque de 2014 d’Israël sur Gaza. Des dizaines d’oliviers ont été arrachés et sa terre a été gravement endommagée.

Puis les messages « WhatsApp » ont commencé à arriver et les condoléances affluèrent.

Désastre

Mon monde s’écroulait. Je voulus aller d’Australie à Gaza par n’importe quel moyen. Les mains tremblantes, je saisis mon téléphone et commençai comme une folle à faire tous les numéros de ma famille que je pouvais trouver. Je n’eus aucune réponse.

Je pensai à ma sœur et à son dernier appel, aux photos de mes neveux et nièces reçues juste quelques heures plus tôt. Mon esprit s’envola vers ma dernière visite chez ma sœur, à quel point elle s’inquiétait et comme nous avions parlé de l’impossibilité de survivre. Je pouvais entendre les rires de mes neveux et nièces.

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Marah (5ans) et Marwa (10 ans).

J’ai imaginé leurs derniers moments, leur peur. Cette pensée est encore agrippée à mon esprit. Je ne pourrai jamais m’en débarrasser.

Malgré les messages reçus de mes amis, j’étais dans le déni. Puis j’ai finalement pensé à mon frère Mahmoud. « Est-ce que ce que j’ai entendu est vrai ? » criai-je sur la ligne. « Est-ce vrai ? Où sont ma sœur et mes neveux ? »

Après une pause, il répondit calmement : « Oui, ma sœur, nous avons perdu notre bien-aimée Oroba et toute sa famille. »

C’était mes cinq neveux :

Omar, 12 ans, était l’aîné. Il paraissait si mûr malgré son jeune âge. Il aidait et conseillait ses frères. Il aimait passionnément apprendre quelque chose de neuf tous les jours. Je pleurai en me remémorant le jour où il apprit tout seul à se servir de Photoshop pour dessiner une carte pour mon anniversaire.

Abdelghani, 11 ans, était plein d’énergie. Il venait me voir tôt le matin pour m’apporter mon petit déjeuner. Nous regardions les dessins animés de Mr. Bean, Brit la gaffeuse, son émission favorite.

Emad, 9 ans, était effronté mais pouvait aussi être tranquille et timide comme son frère Issa, 7 ans.

Izzedine avait juste 5 ans, le plus jeune et le plus adorable, dont je me rappelle toujours le jour où il rentra à la maison, heureux et excité d’entamer sa première année à l’école.

Un souvenir en entraînait un autre, comme la bande d’un film qui se déroulait dans ma tête.

Puis il y eut Ahmad. Je n’avais pas eu non plus de réponse sur le téléphone de mon frère. Je passai cette nuit là à pleurer la perte de ma sœur et de ses enfants, mais en conservant quelque espoir que peut-être Ahmad et quelques membres de ma famille, réfugiés dans le même bâtiment, avaient survécu.

J’étais épuisée.

Retour

Je trouvai les premières nouvelles à leur sujet environ deux heures plus tard sur le site de Gaza. Il y était dit que les autorités locales avaient retiré leurs corps d’un immeuble qui avait été ciblé plus tôt dans la matinée.

Trente-cinq personnes étaient mortes dans le bombardement.de l’immeuble al-Dali. Des familles entières. La famille d’Ahmad aussi.

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Suleiman (3 ans) à ce qui serait son dernier anniversaire.

Qu’avaient-ils fait pour mériter d’éprouver la colère d’un missile tiré d’un F-16 ?

D’autres souvenirs : Muhammad, 12 ans, Yasser, 8 ans.

Suleiman … il avait juste 3 ans.

Et puis mes nièces mes papillons, mes princesses, Marah, 10 ans, Marwa, 5 ans, leurs rêves simples d’une enfance en paix.

Je me les rappelle, accroupies avec leurs cousins devant ce qui ressemblait à une tombe qu’ils avaient décorée de fleurs, dans la cour de devant où ils jouaient au foot. Et moi regardant incognito.

Ils dirent leurs prières avant que je leur demande ce qui se passait. « Nous venons d’enterrer un oiseau qui est tombé de l’arbre. Nous n’avons pas pu l’empêcher. » Ce fut leur réponse.

Je n’ai pas pu empêcher ce qui vous est arrivé, mes anges. Mais cet oiseau vous accueillera dans le ciel, vos âmes seront libérées d’une vie constamment dans la peur.

Mes anges : Je suis revenue à Gaza. Je n’ai trouvé que vos rêves et le souvenir de vos rires dans les ruines de nos maisons. Vos noms sont toujours gravés sur vos sièges à l’école. Votre mémoire entraîne vos amis à s’accrocher à leurs rêves et à continuer à vivre. Vos corps reposent dans vos tombes sous la terre. Je peux entendre vos chuchotements. Ils ne me quitteront pas.

Mes anges adorés : cela fait bientôt deux ans que je vous ai perdus. J’ai écrit votre histoire pour me redonner des forces et pour faire comprendre à ceux qui la liront que vous avez enseigné la vie. Je vous promets que j’apprendrai à mes enfants à poursuivre vos rêves.

Toutes les photos sont aimablement autorisées par l’auteure.

Doa’a Abu Amer est une militante des droits de l’Homme et coordinatrice des Relations Internationales au ministère des Affaires des Détenus et Ex-détenus dans la Bande de Gaza. Elle lève aussi des fonds pour des projets de résilience d’organisations locales dans sa communauté.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Médias Palestine

Source : The Electronic Intifada

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