Amahl Bishara, le 21 octobre 2016
La nomenclature même des Palestiniens de ‘48 et des Palestiniens de ‘67 montre à quel point la Nakba demeure à la racine de la fragmentation des Palestiniens. Les routes fonctionnent comme un des premiers instruments de séparation entre les deux.
Des voitures dotées de plaques minéralogiques israéliennes jaunes passent par une route de contournement réservée aux colons près de Bethléem et qui va de Cisjordanie en Israël. Les soldats arrêtent rarement les voitures aux ‘checkpoints coloniaux’. (Ryan Rodrick Beiler/Activestills.org)
La politique israélienne, qui empêche les Palestiniens d’entrer en Israël et qui limite la circulation des Palestiniens à l’intérieur des territoires occupés, a façonné la société palestinienne et l’économie et la politique en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza pour des décennies. Ce qu’Israël appelle « fermeture » se concrétise non seulement dans les checkpoints et les barrages routiers, mais aussi dans les plaques d’immatriculation vertes des voitures des porteurs de cartes d’identité de l’Autorité Palestinienne (les Palestiniens de ‘67). Cependant, on étudie moins souvent les implications dues au fait que les Palestiniens citoyens d’Israël (les Palestiniens de ‘48), ou qui ont un permis de résidence à Jérusalem Est, ont accès aux plaques d’immatriculation israéliennes jaunes, ce qui leur permet de circuler librement à travers la plus grande partie de la Palestine-Israël, à l’exception de la Bande de Gaza.
En tant que Palestinienne de ‘48 (bien que née et vivant aux Etats Unis) avec des liens forts des deux côtés de la Ligne Verte qui partage la Cisjordanie et Israël, j’ai été particulièrement sensible à la circulation à travers la Ligne Verte. Au cours de nombreuses heures passées sur la route, j’ai appris que la conduite était un terrain d’incarnation quotidienne de la politique – aspect trop souvent négligé au profit des déclarations ou des positions officielles ou formelles. La nomenclature même des Palestiniens de ‘48 et des Palestiniens de ‘67 montre à quel point la Nakba demeure à la racine de la fragmentation des Palestiniens. Les routes fonctionnent aujourd’hui comme un des premiers instruments de séparation entre les deux.
De Bethléem à Al-Araqib : La reconquête du paysage
En cette Journée de la Terre de 2011, j’ai pris la route depuis la ville de Bethléem en Cisjordanie avec deux amis – un militant palestinien de ‘48 que j’appellerai Bisan (tous les noms figurant dans cet article ont été modifiés) et un photographe européen – pour participer à un rassemblement à Al-Araqib. Al-Araqib est un village bédouin d’Israël non reconnu, qui a été détruit par les autorités plus de 100 fois ; l’État refuse d’autoriser ses résidents à y vivre, en dépit de leurs protestations incessantes. Et alors qu’Al-Araqib est un lieu important où tenir une manifestation pour la Journée de la Terre, j’ai quitté Bethléem avec un certain sentiment de culpabilité. Nous allions en Israël malgré le fait que presque tous ceux que nous connaissions à Bethléem n’en avaient pas le droit. Et comme pour nous le confirmer, quelques instants plus tard, nous avons passé un checkpoint sans problème avec nos plaques d’immatriculation jaunes et nous avons traversé trois villages qui, avant la Nakba, étaient le domicile de familles d’amis proches qui sont maintenant des réfugiés à Bethléem.
Etant donné que les autorités israéliennes ont sans cesse essayé de l’effacer de cette terre, il n’y a aucune signalisation pour aller à Al-Araqib. Nous avons demandé notre chemin à un Arabe qui travaillait dans une station d’essence et qui nous a dit de chercher une petite route boueuse après un croisement. Nous avons viré et poursuivi notre route, mais bientôt, au sommet d’une colline sur la route boueuse, nous étions à nouveau perdus. Nous sommes tombés sur deux Bédouins dans une camionnette qui nous ont ouvert la route jusqu’à ce que nous puissions voir des bus et des voitures garés au loin. Demander son chemin a fait partie de la sociabilité palestinienne qui a développé des liens et de la confiance entre les Palestiniens malgré les différences de classes et la différence ville-campagne. C’est une coutume qui a résisté à la politique coloniale d’Israël de fragmentation et de désorientation et et qui a solidairement reconstitué le paysage.
Infographique : ‘Visualiser l’Occupation : Liberté de circulation’
A la fin de la manifestation pour la Journée de la Terre, j’ai suivi Bisan à l’arrière du grand rassemblement où vivaient quelques familles du village, malgré les démolitions répétées de leurs maisons. Des enfants étaient réunis autour d’un fourgon avec une inscription en hébreu sur le côté. Ils nous ont montré des petits chatons et des œufs pondus dans un nid sous le capot, ainsi que des matelas empilés à l’arrière du fourgon. C’est là qu’ils dormaient, nous ont-il dit, quand ils vivaient à Al-Araqib. Un dispositif propice à la mobilité – depuis longtemps inutilisé, semblait-il – s’était transformé en abri de dernier recours pour les enfants délogés de leurs maisons dans ce village.
Nous sommes retournés à notre voiture. Le monochrome des plaques jaunes – l’absence de plaques vertes palestiniennes – ne m’est apparu que parce que j’allais et venais entre les zones palestinienne et israélienne. Pour les habitants d’Israël, c’était tout simplement la norme.
De Bethléem en Galilée : Temporairement exempt de bouclage
Pour les Palestiniens de Cisjordanie, traverser la Ligne Verte est loin d’être impossible. Pendant l’été 2013, Jalila, Palestinienne de ‘48 vivant en Cisjordanie, a fait plusieurs voyages en Israël avec des Palestiniens de ‘67. Chacune de ces sorties était illégale. Les mois suivants, alors que la situation politique se détériorait, pas un seul membre du groupe n’a voulu continuer ces escapades. Pourtant, pendant un été, voyager de Cisjordanie en Israël avait permis d’expérimenter le réseau routier qui relie les deux côtés de la Ligne Verte.
Tout d’abord, Jalila et ses amis de Cisjordanie ont élaboré une stratégie pour voir comment faire passer en fraude les Palestiniens de ‘67 en Israël. Leur meilleure option fut de saisir l’occasion de conduire une voiture à plaque jaune pour passer un checkpoint d’une des nombreuses routes de contournement qui desservent les colonies israéliennes et évitent et fragmentent les communautés palestiniennes (les voitures à plaque verte sont souvent interdites sur les routes de contournement). Alors que le checkpoint est visible depuis la route sur la colline régulièrement utilisée par les Palestiniens, il leur reste hors d’atteinte. Une fois que Jalila et ses amis ont commencé à évoquer la possibilité de passer, ses amis se sont mis à faire davantage attention au checkpoint et ont remarqué : « Ils n’arrêtent pas toutes les voitures ! »
Plus tard, lorsqu’ils ont réellement traversé le checkpoint, ils ont pris une route détournée pour qu’il soit plus difficile pour les soldats de comprendre qu’ils venaient d’une zone palestinienne, et non pas des colonies voisines. Jalila se demandait si les autorités israéliennes avaient installé des caméras pour vérifier qui prenait cette boucle supplémentaire – simple indice de ceux qui essayaient d’éviter d’être détectés.
Malgré une documentation détaillée sur les système de fermeture, il y a des limites à ce que les Palestiniens peuvent savoir sur le système qui les contraint. Comparativement, les Palestiniens pensent souvent que les autorités israéliennes ont plein de moyens de savoir tout ce qu’ils ont voulu savoir sur les Palestiniens. Lorsque, écrivant sur ces voyages, j’ai demandé à un avocat défenseur des droits de l’Homme en Cisjordanie si je devais éviter de parler des stratégies de passage en fraude de Jalila et de ses amis, il m’a dit que cela n’avait pas d’importance – certainement, si les Israéliens s’intéressaient à cette petite route, ils étaient déjà au courant.
Jalila et ses amis n’ont pas considéré les peines encourues pour passage illégal ou entrée en fraude en Israël. Ils savaient, grâce à l’expérience d’autres personnes, qu’elles étaient appliquées arbitrairement. La première fois que quelqu’un est pris après être entré illégalement dans le pays, la Police des Frontières israélienne peut simplement renvoyer cette personne en Cisjordanie. Détention et interrogatoire pourraient précéder le renvoi, et le détenu serait vraisemblablement obligé de signer un papier disant que, la prochaine fois, ils envisageraient une amende. On sait aussi que les soldats israéliens peuvent prendre eux mêmes en main la question des pénalités, et parfois même aller jusqu’à arrêter ou battre les Palestiniens (les soldats sont rarement tenus pour responsables de ces abus).
Souvent, Jalila et ses amis s’étonnaient du peu d’attention que les soldats portaient au checkpoint : « Si nous étions passés avec une plaque d’immatriculation verte (palestinienne), ils ne l’auraient pas remarqué ! ». Une autre fois, les soldats ont arrêté la voiture qui les précédait. Jalila remarqua : « Nous avons eu de la chance cette fois-ci. » Son compagnon répliqua : « Non, ce n’était pas de la chance – les gens dans la voiture qui nous précédait arrivaient directement de la ville et ont quitté le sentier au dernier moment pour faire comme s’ils n’en venaient pas. En plus, l’une d’entre eux portait un hijab. » Sa véhémence démentait la donnée fondamentale comme quoi ils avaient de la chance chaque fois qu’ils passaient sans problème. C’était un savoir gagné difficilement au jour le jour, dans l’inconfort et la peur.
Au checkpoint, un soldat israélien examine les cartes d’identité de Palestiniens de ‘48 qui voyagent en voiture avec des plaques d’immatriculation israéliennes jaunes. (photo illustrative de Hadas Parush/Flash90)
Pourtant, cette peur fut au moins partiellement apaisée par la joie d’être passés. Non seulement les passagers se sentaient temporairement libérés d’années d’enfermement et de restrictions mais, en plus, passer le checkpoint sans être contrôlés semblait dégonfler le mythe comme quoi la fermeture concerne la sécurité des Israéliens et non pas la division et l’oppression des Palestiniens.
Sur les routes à l’intérieur d’Israël, les Palestiniens de Cisjordanie ont poursuivi leur analyse du territoire. Depuis l’autoroute 6, autoroute nord-sud la plus récente d’Israël, des passagers attentifs peuvent voir la ville cisjordanienne de Qalqilya depuis l’autre côté du mur de séparation. Roulant vite, un passager de Cisjordanie a remarqué : « Cela prendrait deux fois plus de temps pour aller à Qalqilya depuis Bethléem en Cisjordanie, parce que les routes sont tellement moins directes et mal entretenues. » Par contraste avec les infrastructures israéliennes, les Palestiniens ont pu évaluer le dé-développement de leurs propres routes.
Alors que les soldats israéliens contrôlent parfois les voitures qui reviennent en Cisjordanie par les principaux terminaux aux abords des villes palestiniennes, ils n’arrêtent presque jamais les voitures qui reviennent par les checkpoints qu’utilisent à la fois les colons et les Palestiniens. Pourtant, les voyages de retour vers les zones palestiniennes de Cisjordanie furent éprouvantes pour Jalila et ses compagnons qui passaient brusquement de routes rapides et ouvertes à d’autres affreusement sinueuses. Ils ont aussi fait l’expérience de la petite honte du retour, sorte de remboursement de la joie du départ. Même si Jalila et ses compagnons prenaient des risques pour entrer illégalement en Israël, le faire était vécu comme une trahison envers ceux qui n’avaient pas été invités.
Séparation, pas sécurité
La fracture géographique a été l’une des forces prédominantes de la politique palestinienne depuis 1948. Le système israélien de fermeture sépare les citoyens palestiniens d’Israël des Palestiniens des territoires de 1967 et offre clairement plus de droits aux citoyens palestiniens d’Israël. Pourtant, observer comment circulent ces groupes fait percevoir d’importantes similitudes dans leur condition. Les deux groupes dépendent en tant que subalternes de l’État israélien et de son infrastructure routière – l’une des expressions les plus communes de l’État.
A la fois pour les Palestiniens d’Israël et pour les Palestiniens de Cisjordanie, les voyages conduisent à des analyses politiques, explicitement énoncées ou implicitement introduites dans des blagues ou des commentaires spontanés. En traversant la Ligne Verte sans être arrêtés, les deux groupes ont acquis le sentiment que les stratégies sécuritaires d’Israël sont plus efficaces pour perpétuer une logique de séparation et la diabolisation raciste des Palestiniens qu’à empêcher réellement les Palestiniens de Cisjordanie d’entrer en Israël. Nos connexions palestiniennes avec le lieu sont forgées en passant par des formes de connaissance politique anxieuses, irritées et pressantes, parce que les lieux eux mêmes sont le résultat d’un processus colonial.
Amahl Bishara est une professeure agrégée d’anthropologie à l’université Tufts. Elle est l’auteure de Back Stories : U.S. News Prduction and Palestinian Politics (Stanford University Press, 2013) et la réalisatrice des documentaires Degrees of Incarceration (2010) et Take My Pictures For Me (2016, avec Mohammad Al-Azza).
Une version de cet article a d’abord été publiée dans Les Dossiers de la Nakba, partie de La Nakba et la Loi, projet conjoint du Centre d’Etudes Palestiniennes de l’Université de Columbia et Adalah – Centre Juridique pour les Droits de la Minorité Arabe en Israël. L’article est extrait de « Conduire, quand on est Palestinien, en Israël et en Cisjordanie : La politique de désorientation et la connaissance des routes d’un subalterne », American Ethnologist 42(1), Février 2015, pages 33 à 54.
Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
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