Par Saree Makdisi, le 17 mai 2014
Visuel: Anthony Russo /Pour le Times
La tempête qu’a engendré la controverse lorsque le Secrétaire d’Etat, John F. Kerry, a averti qu’Israël risquait de devenir un « Etat d’apartheid », nous rappelle encore une fois que les faits, les données et les détails apparemment fastidieux du droit international semblent souvent avoir peu de poids lors des discussions sur Israël aux plus hauts niveaux de ce pays. Tout comme cela fut le cas quand d’autres personnalités brandirent le « mot en A » pour parler d’Israël (Jimmy Carter nous vient alors à l’esprit), la réaction politique concernant l’avertissement de Kerry était instantanée et sensible. « Israël est la seule démocratie du Moyen-Orient et tout rapport entre Israël et apartheid est absurde et ridicule, » déclara la sénatrice de Californie Barbara Boxer. C’est donc ça, hein ?
Pas tout à fait. Des affirmations plates et injustifiées peuvent satisfaire des politiciens, mais quiconque veut aller ne serait-ce qu’un peu plus loin dans la réflexion passerait quelques minutes à questionner le terme et son applicabilité à Israël.
« Apartheid » n’est pas qu’un mot insultant ; c’est un mot avec un sens légal très spécifique, défini par la Convention Internationale sur la Répression et la Sanction du Crime d’Apartheid, adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU en 1973 et ratifiée par la plupart des Etats membres des Nations Unies (Israël et les Etats-Unis sont des exceptions, honte à eux).
Selon l’Article II de cette Convention, le terme s’applique aux actes « commis dans le but d’établir et de maintenir la domination d’un groupe racial de personnes sur un autre groupe racial de personnes et de les opprimer de manière systématique ». Nier les droits à la vie et à la liberté de ces autres, les soumettre à des arrestations arbitraires, les exproprier, les priver du droit à quitter et à revenir dans leur pays ou du droit à la liberté de mouvement et de résidence, créer des réserves ou des ghettos pour les membres de différents groupes raciaux, interdire les mariages mixtes — ceci sont des exemples du crime d’apartheid spécifiquement mentionnés dans la Convention.
En lisant ici une référence à des groupes raciaux, certains pourraient penser à la race dans un sens purement biologique ou comme une question de couleur de peau. C’est une façon assez simpliste (et datée) de penser l’identité raciale. Plus précisément, cependant, la définition-clé de « l’identité raciale » est fournie par la Convention Internationale de 1965 sur l’Elimination de toute Forme de Discrimination Raciale (dont Israël est signataire), dont est explicitement tirée la Convention sur l’apartheid.
Le terme « discrimination raciale » y est définie comme « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence basée sur la race, la couleur, la descendance, la nationalité ou l’origine ethnique qui a pour but ou effet d’annuler ou de réduire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité, des droits humains et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel ou tout autre domaine de la vie publique. »
Voilà donc quelques faits de base maintenant posés.
L’Etat juif (puisqu’il se défini comme tel, après tout) maintient un système de ségrégation au logement de manière formelle et informelle, à la fois en Israël et dans les territoires occupés. Il est clair, évidemment, que les colonies juives en Cisjordanie ne sont pas vraiment remplies de Palestiniens. A l’intérieur d’Israël, des centaines de quartiers ont été construits pour des habitants juifs sur des terres expropriées aux Palestiniens, et dans lesquels la ségrégation est maintenue, par exemple, par les comités d’admission habilités à utiliser des critères ethniques depuis longtemps interdits aux Etats-Unis, ou par l’incapacité pour les citoyens Palestiniens d’avoir accès à des terres exclusivement réservées Juifs par le Fond National Juif, organisme d’Etat.
Les habitants juifs des territoires occupés jouissent de différents droits et privilèges dont leurs voisins palestiniens sont privés. Alors que les premiers jouissent de la protection du droit civil israélien, les deuxièmes sont soumis aux dures règles du droit militaire. Par conséquent, alors que leurs voisins juifs vont et viennent librement, les Palestiniens de Cisjordanie sont soumis aux arrestations et à la détention arbitraires et au déni de liberté de mouvement ; ils sont fréquemment empêchés d’accéder aux services de santé et d’éducation ainsi qu’aux sites chrétiens et musulmans pour les pèlerinages religieux, etc.
En parallèle, les citoyens palestiniens d’Israël doivent faire face à une cinquantaine de lois et décrets de l’Etat, qui, selon Adalah, organisation israélo-palestinienne pour les droits humains, soit privilégient les Juifs, soit discriminent directement la minorité palestinienne. L’une des composantes clé du droit à la nationalité d’Israël, le Droit au Retour par exemple, s’applique uniquement aux Juifs et exclut les Palestiniens, même ceux nés dans ce qui est aujourd’hui l’Etat d’Israël. Alors que les citoyens juifs peuvent aller et venir sans interdiction, le droit israélien interdit expressément aux citoyens palestiniens de faire venir leurs conjointEs des territoires occupés pour qu’ils-elles viennent vivre avec eux en Israël.
Les systèmes éducatifs des deux populations en Israël (sans parler des territoires occupés) sont maintenus très clairement séparés et inégaux. Alors que les écoles palestiniennes en Israël sont surpeuplées et s’effondrent, les étudiants juifs ont de plus en plus de ressources et d’options de cursus.
Il n’est pas légalement possible en Israël pour unE citoyenNE juif-ve d’épouser unE citoyenNE non-juif-ve. Et une série de lois, de règles et d’ordres militaires décidant quel type de personne peut vivre dans quel espace, rend les mariages mixtes dans les territoires occupés, ou de l’autre côté de la frontière d’avant 1967 entre Israël et les territoires occupés, complètement impossibles.
Il en va ainsi de tous les domaines de la vie, de la naissance à la mort : une séparation systématique et contrôlée des deux populations et un mépris total du principe d’égalité. Un groupe — privé de propriété et de droit, expulsé, humilié, puni, démoli, emprisonné et certaines fois poussé au bord de la famine (jusqu’à la dernière calorie, méticuleusement calculée) — s’est fané. L’autre groupe — dont la liberté de mouvement et de développement est, non seulement pas restreinte, mais plutôt vivement encouragée — a fleuri, et ses symboles culturels et religieux ornent les habits de l’Etat et sont inscrits sur son drapeau.
La question n’est pas de savoir si le terme d’apartheid s’applique ici. Mais plutôt de savoir pourquoi cela provoque un tel tollé quand il est utilisé.
Saree Makdisi, professeur d’anglais et de littérature comparée à l’UCLA, est l’auteur de « Palestine Inside Out: An Everyday Occupation. »
Traduction Laurianne G. Pour l’Agence Media Palestine
Source: Los Angeles Times