Une conversation avec Sophia Azeb, photos de Bruno Fert – Publié dans The Funambulist 10 (Mars-Avril 2017) Architecture & Colonialism »
LÉOPOLD LAMBERT : Il y a trois ans, on s’est rencontrés sommes rencontrés pour parler du pouvoir de l’imagination dans la lutte politique, et de ton idée de ce qu’on avait alors appelé la « solution à aucun état » pour l’avenir de la Palestine. Le 23 Décembre 2016, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté la Résolution 2334 qui condamne la construction et l’existence des colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem Est. Il semble qu’il y ait un relatif consensus parmi les médias libéraux et les politiciens d’utiliser le terme “colonisation” quand il s’agit de se référer à ces colonies. Bien que nous devrions probablement nous réjouir que l’organisation d’initiatives comme la campagne de Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) sont sans aucun doute l’un des éléments-clé derrière le vote d’une telle résolution, je pense que nous partageons tous les deux une forte prudence concernant ce genre de textes qui ne conçoivent la colonisation qu’au travers le spectre très étroit des « territoires palestiniens occupés », plutôt qu’au travers la totalité de l’apartheid israélien en Palestine. Serais-tu d’accord pour dire que la vision proposée par cette résolution ainsi que le discours libéral habituel est dangereux, puisqu’il adopte la totalité de la terminologie de ce qu’on appelle la “solution à deux états,” qui créerait un Etat de Palestine très précaire sur un morceau de territoire limité et fragmenté, et en fin de compte légitimerait, rétroactivement, la violence coloniale déployée contre les Palestiniens depuis 1947?
Al-Bassa N 33°04’34” E35°08’27.” Date de dépeuplement : Mai 1948. Les absents, une série de photos de Bruno Fert sur les dernières ruines des villages palestiniens expulsés par la force et détruits en 1948, dans ce qui est maintenant Israël.
SOPHIA AZEB : Je pense que tu as tout à fait raison d’être très prudent avec un texte comme la Résolution 2334 et la manière avec laquelle elle place la notion de colonisation moins comme un processus de domination en cours que comme une époque, une chronologie historique ou une trajectoire qui a un début et une fin. En fait, la colonisation est toujours présente et évolue toujours de manière innovante et efficace, malheureusement. Cependant, comme tu l’as dit, nous pouvons aussi nous réjouir un peu de la résolution. Et à ce sujet, j’aime ce que Noura Erakat a écrit peu de temps après le vote, estimant que ce texte présente une opportunité pour les Palestiniens de davantage faire face à l’occupation, plutôt que de s’en accommoder. Ce qui peut alors nous permettre de réfléchir à comment remettre en cause l’Autorité Palestinienne, puisque c’est ce qu’elle fait depuis de nombreuses années maintenant, collaborer avec l’occupation.
Mon inquiétude principale est de savoir comment cette résolution a été perçue par les non-Palestiniens, la conscience collective. De nombreuses voix moins critiques estiment que cette résolution présente une opportunité de parler de l’établissement de l’état de Palestine et de ramener sur la table l’option de “solution à deux états”. Comme nous en avions discuté il y a trois ans, non seulement cette soi-disant “solution” se fonde sur deux ethno-états — ce qui est fondamentalement mauvais, inconcevable, et tout simplement irréalisable — mais même une “solution à un état” présente le problème de la façon dont les états-nations reproduisent nécessairement les violences du colonialisme. Selon moi, pour aborder le sujet de la colonisation en Palestine, il est important de parler des structures que nous avons appris des auteurs, des universitaires, des penseurs, des artistes, etc. indigènes des Amériques et du Pacifique pour concevoir et articuler ce qu’est le colonialisme de peuplement et ce qu’une vraie libération doit être. Il existe des similitudes dans nos luttes ainsi que des différences. En effet, bien que le problème des Palestiniens est loin d’être suivi par un large public à l’international, la Palestine jouit d’une relative plus grande visibilité auprès des populations dont le processus pour parvenir à une autonomie a continuellement été brisé, comme on le voit en particulier avec la campagne et les manifestations en cours contre le pipeline dans le Dakota. Le simple fait qu’une population indigène se mobilise autant pour obtenir ne serait-ce qu’un tout petit peu d’attention en dit long sur les différences de visibilité des colonisations à travers le monde, mais aussi sur la puissance que nos cultures, nos traditions, et nos philosophies offrent à nos communautés.
Majdal Yâba, N 32°04’51’’ E 34°57’24.’’ Date de dépeuplement : Juillet 1948. Les absents, une série de photos de Bruno Fert (2013).
Donc je pense que le cas de la Palestine est intéressant parce que nous avons relativement plus de visibilité que nombre d’autres indigènes dans d’autres parties du monde, mais il semblerait que nous tombions dans le piège de penser que notre endurance particulière aux régimes coloniaux de longue durée (un régime impérial dans le cas d’Israël) peut être satisfaite, dans une certaine mesure, par une résolution de l’ONU, la possibilité d’un état, ou même d’une opportunité de construire de nouvelles routes ou de nouveaux immeubles. Tu travailles dans l’architecture, Léopold, donc tu comprends la puissance de l’idée de construire un nouvel avenir, et dans certains cas de construire littéralement, de A à Z, des structures qui symbolisent la permanence et l’appartenance.
Désolée si j’ai l’air un peu découragée — clairement, les élections aux Etats-Unis m’ont rendue un peu morose — mais je pense qu’à ce stade, pour ce qui est d’essayer de déconstruire la colonisation en Palestine, j’ai un peu peur du piège progressiste. D’un autre côté, je suis de plus en plus inspirée par des gens comme Noura Erakat, les bons écrivains de Jadaliyya, et d’autres, qui sont vraiment concentrés sur l’idée de maintenir une vigilance constante sur la manière dont la question de la colonisation en Palestine et mondialement peut mener à la fausse idée qu’elle aurait une fin. Et je ne pense pas qu’elle en ait une ; je pense que le challenge est de pouvoir imaginer notre sortie du colonialisme de peuplement d’une manière qui laisse notre humanité intacte, qui rappelle à quel point nos luttes sont intimement liées à d’autres luttes à travers le monde, mais qui permette aussi de nouvelles possibilités qui s’harmonient dans nos esprits et dans les esprits des générations futures.
Cimetière Abdel Nabi à Jaffa, N 32°5’16” E 34°46’11.” / Les absents, une série de photos de Bruno Fert (2013).
LÉOPOLD LAMBERT : Bien que cela fasse presque trois ans que nous avons eu notre première discussion sur ce sujet, peux-tu nous parler une nouvelle fois de cette belle idée qu’est la “solution à aucun état,” en opposition, bien sûr, à ce qu’on appelle “solution à deux états” et “solution à un état”? Comme tu viens de merveilleusement bien le prouvé, la notion même de “solution” est une dangereuse illusion. Et donc, après avoir réalisé cet exercice de déconstruction du discours libéral sur la question, puis-je te demander de nous parler de cette vision ‘constructiviste’ qu’est la tienne?
SOPHIA AZEB : Oui, bien que je dois dire qu’il est devenu de plus en plus difficile de penser la “solution à aucun état” telle que nous y avons fait référence la dernière fois. Parce que je suis une Palestinienne vivant dans la diaspora ( nous sommes au minimum 6 millions aujourd’hui dans le monde, dont plus de 5 millions de réfugiés), avec chaque attaque violente et l’impact psychologique de l’apartheid israélien sur les Palestiniens dont nous sommes témoins, peut-être que je suis devenue un peu plus cynique sur la manière de construire de nouvelles alternatives pour la Palestine. Cynique est peut-être un mot un peu fort, mais disons que bien que je sois devenue plus prudente dans mes espoirs en une libération potentielle allant au-delà de la forme d’un état-nation, je réfléchis la pertinence de ceux d’entre nous de la diaspora, regardant depuis l’extérieur et de l’intérieur et essayant d’observer et de mettre en balance toutes nos opinions divergentes. J’ai essayé de me fier à ce que j’ai pu glaner des Palestiniens “sur le terrain”. Je crois que la dernière fois nous avons parlé de Larissa Sansour, une artiste dont le travail (Nation Estate, A Space Exodus, etc.) est merveilleusement évocateur parce qu’il aborde la manière dont un état risque de transposer les problèmes fondamentaux autour desquels est construite la situation que les Palestiniens vivent actuellement. Bien évidemment, je suis très inspirée par Sarsour mais ce n’est pas pour autant que je suis en train de rabaisser ou de dénigrer les perspectives et les positions des Palestiniens de la diaspora, pas du tout. Clairement, à cet instant, je parle en mon nom propre. Mais j’aimerais mentionner certains des aspects les plus tangibles des futurs créatifs qui centrent les Palestiniens en Palestine dans les conversations de la diaspora.
Liftâ, N 31°47’43’’ E 35°11’47.’’ Date de dépeuplement : Jan. 1948 / Les absents, une série de photos de Bruno Fert (2013).
Je crois que maintenant je perçois davantage l’énergie permanente des villageois de Bil’in qui manifestent toutes les semaines contre l’état d’apartheid comme un exemple de la manière de combattre la colonisation avec des moyens à la fois pratiques et innovants. Les mécanismes primaires des manifestants de Bil’in sont leurs corps, qu’ils rendent présents quand c’est gênant. Cette analyse est fortement empruntée à la théorie queer. Je vois les manifestants de Bil’in comme la mobilisation inhabituelle de corps, dans ce cas précis de corps palestiniens, constamment présents et visibles, quand l’état voudrait que seul leur violence soit mise en avant, mais qu’il voudrait invisibles dans des situations dans lesquelles les Nations Unies pourraient les reconnaître, par exemple.
Donc la reconnaissance des Palestiniens dans un cadre légal est sans aucun doute importante pour beaucoup, mais je pense que ce qui attise ma curiosité maintenant — de nouveau, je me fie aux Palestiniens qui sont en Palestine — est de voir comment, par exemple, ma famille qui vit dans les territoires occupés revendiquent continuellement leur présence de manière provocante, marrante mais aussi calme. Simplement être présent, être visible à eux-mêmes, à l’autre dans ces espaces, est profondément important pour perturber la notion d’une colonisation avec un début et une fin en Palestine. La présence constante des Palestiniens eux-mêmes, leur visibilité quand ils sont censés être invisibles, fait écho avec le moment dans lequel je me trouve aujourd’hui, le 20 Janvier 2017, jour d’investiture aux Etats-Unis. Mon Dieu, qu’est ce que ça fait de se retrouver dans cet instant, pour ceux d’entre nous qui ont le plus de risques d’être pris pour cible par le nouveau président et son régime, et comment pouvons-nous être visibles quand nos droits fondamentaux sont davantage menacés et niés dans un futur proche ? Je crois que faire l’expérience de cette horrible situation — qui, comme le colonialisme de peuplement et le racisme en Palestine n’est pas nouveau ou singulier aux Etats-Unis — me rend encore plus admirative des possibilités créatives que les Palestiniens ont imaginées et expérimentées ces soixante-dix dernières années. Je suis juste fascinée et étonnée de la manière dont les gens qui subissent ce brutal régime colonial ont réussit à garder la tête hors de l’eau, mais pas seulement hors de l’eau mais aussi à toujours créer de nouveaux scénarios d’avenir.
Sophia Azeb (Palestinienne) enseigne en post doctorat d’études individualisées à la Gallatin School de l’Université de New York. Elle a passé son doctorat en études et ethnicité américaines à l’Université de Californie du Sud. Sa recherche identifie les articulations historiques de l’identité noire par les écrivains, les musiciens et les artistes de la diaspora basés en Egypte, en Algérie et en France à l’apogée du mouvement tiers-mondiste. Elle écrit régulièrement pour le blog Africa is a Country, et Chimurenga Chronic. En lire plus sur sa page contributeur.
Source : The Funambulist
Traduction par LG pour l’Agence Média Palestine