« La résistance civile palestinienne réussira, car on peut tuer une personne, pas un mouvement » Conversation avec Anne de Jong

Par Sara Azeem – The Polis Project (Le Projet Polis)

On estime l’arsenal nucléaire d’Israël à 80 ogives, à égalité avec l’Inde et le Pakistan. Le Système de Défense Antimissiles israélien est une architecture multi-couches qui comprend la Flèche, la Fronde de David et le Dôme de Fer – technologie extrêmement sophistiquée qui peut détecter, traquer et intercepter des missiles d’aussi loin que de 300 miles, et même définir où le projectile qui arrive va atterrir. Les militaires israéliens peuvent manoeuvrer à distance des robots Guardium (véhicules terrestres sans pilote, déployés en Syrie et dans la Bande de Gaza) équipés de caméras et d’armes munies de détecteurs afin d’éviter tout risque de contact avec les forces ennemies.

Les Palestiniens possèdent 50 véhicules blindés,presque tous en Cisjordanie, et 62.000 membres de forces terrestres. La plupart de leurs roquettes sont artisanales, incapables d’infliger de nombreuses pertes civiles. Norman Finkelstein cite un vétéran du contre-espionnage de la CIA : « Les roquettes du Hamas peuvent tuer des gens, et elles l’ont fait, mais si on les compare à ce qu’utilisent les Israéliens, les Palestiniens tirent des roquettes biberons. »

Avec des effectifs militaires de 3.600.000 de personnes et un budget de la défense de 20 milliards $ pour une population presque aussi petite que celle de la ville d’Amsterdam, l’armée d’Israël est l’une des plus importantes au monde. La Palestine, de son côté, n’a pas de force aérienne, pas de marine, pas de tanks ni de missiles. Pourtant, les médias dominants et les érudits voudraient vous faire croire que le « conflit israélo-palestinien » s’est joué entre égaux. Essayons d’illustrer encore mieux pourquoi cette présentation du « conflit » qui met au même niveau Israël, avec toute sa puissance militaire et le soutien de l’Occident, et les Palestiniens, prisonniers sur leur propre terre, humiliés et réduits à l’impuissance, est si troublante et même odieuse.

En outre, l’État d’Israël exerce un contrôle presque total, non seulement sur les mouvements des marchandises et des gens, mais aussi sur les ressources naturelles disponibles pour la population palestinienne enclavée. Un tiers de la population n’a pas accès à l’électricité, et l’eau est limitée de 60 à 90 litres par personne et par jour, tandis que certains sont contraints à survivre avec 10 à 20 litres par jour. Une étude conduite par l’université du Sussex sur la Commission Mixte Israélo-Palestinienne de l’Eau révèle une relation si asymétrique que l’auteur juge impropre de la classer comme un exemple de coopération internationale sur l’eau puisque Israël maîtrise pratiquement toutes les ressources en eau.

 Nidal Elkhairy

Pourquoi le prisme à travers lequel nous sommes amenés à regarder cette question est-il si biaisé ? Qu’apporte-t-il aux possibilités de résolution ? Y en aura-t-il jamais une ?

Pour éclairer ces questions et fouiller plus profondément dans la nature de la relation entre Israël et la Palestine, nous avons parlé avec Anne de Jong, anthropologue et militante politique. Dr. De Jong a étudié la résistance civile au Moyen Orient. Pendant ses recherches dans les territoires occupés de Palestine, elle a remarqué la propension de l’université à regarder Israël et la Palestine comme deux entités égales combattant pour la paix – concept dont elle a réalisé qu’il était loin d’être précis. Elle a consacré son travail à redresser cette fausse dichotomie en présentant l’inégalité des relations de pouvoir entre les deux. Ici, avec Sara Azeem pour Le Projet Polis, elle parle de ses recherches sur l’hégémonie sioniste, les formes de violence et leur effet sur la lutte coloniale palestinienne, et l’idée de co-résistance. Vivant actuellement en Afrique du Sud, de Jong regarde le militantisme de la solidarité internationale envers la Palestine et le rôle de la pression extérieure, et principalement le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions.

Sara Azeem : Il y a des conflits partout, qu’est-ce qui a rendu le Moyen Orient attrayant pour votre étude ?

Anne de Jong : Eh bien, tout d’abord je pense que le véritable choc a été quand je me suis rendue compte que tout ce que je pensais savoir sur région s’est avéré faux. Je me considérais comme une étudiante d’esprit critique et ouvert, mais quand j’y suis allée, c’était si différent à tout point de vue que je n’ai tout simplement pas pu m’arrêter de me demander comment tout cela était arrivé. Comme l’idée que le conflit a deux côtés, comme l’expérience au quotidien de la vie dans une ville palestinienne, dans sa culture. Et tout ce que vous aviez appris précédemment était si contraire à la réalité que ça a réellement attiré mon attention. Il s’agit de l’une des injustices les plus odieuses et elle perdure. Je suis une militante universitaire ou une universitaire militante et je pense qu’il est impossible de déconnecter les universités -l’académie- et la connaissance, du pouvoir et de la politique dans le monde qui nous entoure. Elle ne devrait pas être déconnectée, de même que, d’un côté il y a l’académie et de l’autre la société que nous étudions. Elle fait partie de la façon dont nous regardons la vie et dont nous faisons de la politique et dont les biens sont distribués et dont nous regardons le monde qui nous entoure. Partant de là, si vous rencontrez une situation aussi injuste, je crois que ne pas écrire à ce sujet, c’est presque en être complice.

Pourriez-vous partager un moment, ou un exemple, pour développer cela ?

Une chose à laquelle j’ai été immédiatement confrontée fut l’idée qu’il y a un Israël et une Palestine et que les gens pensent qu’ils se battent entre eux. Et lorsque vous arrivez là-bas, vous voyez qu’il n’y a pas une simple dichotomie, pas de distinction binaire, ni géographiquement, ni démographiquement, ni idéologiquement. Géographiquement, la région que nous connaissons comme Israël et les Territoires Palestiniens Occupés, dont Gaza et Jérusalem Est, est entièrement sous contrôle israélien, d’une façon ou d’une autre. Il n’y a pas d’entité palestinienne mais plutôt, disons, les Bantoustans de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Israël n’a jamais défini ses frontières extérieures. Si vous traversez la Ligne Verte (frontière) de 1967, il n’y a aucune signalisation. Vous y entrez ou en  sortez sans remarquer aucune distinction entre l’Israël où vivent les Israéliens et la Palestine où vivent les Palestiniens. C’est parce que 1.5 millions de citoyens israéliens sont palestiniens et que plus de 500.000 colons israéliens vivent en Cisjordanie. Et donc, cette distinction rigide, binaire ne reflète absolument pas la réalité sur le terrain.

Quelle importance pensez-vous qu’a la lentille à travers laquelle on regarde le conflit ? Pour beaucoup d’occidentaux, c’est l’histoire d’un conflit intransigeant, tandis que d’autres avancent qu’il s’agit d’une lutte coloniale…

C’est très difficile à résoudre, même dans mon propre langage, mais j’essaie de contester l’idée qu’il y a quelque chose comme le « conflit » Israël-Palestine. J’ai observé ce que j’appelle le paradigme paix et conflit – la supposition de deux côtés avec le souhait d’une solution pacifique entre eux – et je fais objection à ce paradigme qui est vu comme « objectif » ou « neutre ». C’est en réalité un paradigme très biaisé avec des conséquences considérables. Géographiquement, vous avez Gaza, qui est assiégée ; en Israël proprement dit, il y a une discrimination institutionnalisée ; puis il y a Jérusalem où sévit l’apartheid, et la Cisjordanie militairement occupée. Il n’y a donc pas deux côtés, et encore moins deux pays.

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L’appeler « conflit » aseptise vraiment, légitime même, des relations de pouvoir très inégales. D’un côté il y a Israël, pays possédant la quatrième armée la plus puissante du monde, et de l’autre il y a une population éparpillée, dépossédée, qui lutte pour sa liberté, son autodétermination, et même ses droits fondamentaux tels que la liberté de circulation. Il n’y a donc pas deux côtés ni deux côtés égaux. Cela occulte aussi l’idée de paix et de conflit. Le présenter comme un ‘conflit entre les deux côtés’ occulte ce que c’est en réalité : une lutte classique pour les droits de l’Homme.

Il ne s’agit donc pas d’Israël d’un côté et de la Palestine de l’autre. Il ne s’agit pas non plus des Juifs d’un côté et des Musulmans de l’autre, ni même d’Israël contre les Arabes. C’est un conflit entre ceux qui acceptent et se soumettent à l’exceptionalisme sioniste et qui croient que les droits fondamentaux et les droits civiques dépendent de lethnonationalisme de chacun. Israël est une démocratie pour ses citoyens juifs, c’est parfaitement vrai – ils ont le droit de vote, le droit à l’eau et aux équipements de base, et ils peuvent faire appel à un juge ou à la police si nécessaire. Il n’en est pas ainsi pour les Palestiniens de Cisjordanie ou de Gaza, ni même pour les Palestiniens citoyens d’Israël parce que ces droits dépendent de l’ethnonationalisme de chacun, du fait que vous soyez juif ou non. Ainsi, tout le paradigme paix et conflit occulte fondamentalement le fait que cela se passe entre ceux qui sont d’accord avec l’ethnonationalisme sioniste et ceux qui disent, bon, attention, les droits fondamentaux doivent s’appliquer à tous.

Vous avez plaidé pour mettre l’accent sur le processus de fabrication de la connaissance et le renouveau de la connaissance assujétie pour comprendre ce que vous appelez la cacophonie de l’expérience palestinienne. Pouvez-vous développer ?

Je voulais poser quelques questions : Comment en sommes nous arrivés à penser à un conflit en tant que terme neutre ? Et qu’est-ce qui est à l’origine de notre façon de penser au ‘conflit Israël-Palestine’ en terme de conflit et comment est-ce devenu normal et objectif ? Aussi, ai-je mené mes recherches dans la généalogie du conflit. La généalogie est une méthodologie qui découle du regard sur le pouvoir derrière la connaissance. Comme l’a dit Foucault à la suite de Nietzsche, la généalogie regarde les relations de force derrière les interprétations de l’histoire – comment nous en sommes arrivés à regarder l’histoire comme nous le faisons, comment nous parlons et pensons, les possibilités de réfléchir aux situations, comment elles sont survenues, comment tout cela s’est normalisé…

J’ai fait des recherches dans les archives pour savoir quand les gens ont commencé à parler d’Israël-Palestine en terme de conflit, cherchant plus spécifiquement dans les écrits et correspondances sionistes. J’ai découvert qu’il ne s’agissait pas du tout en fait d’un processus spontané, mais plutôt d’une stratégie sioniste très consciemment défendue, qu’ils ont discutée entre eux et consciemment appliquée pour contrer les accusations de colonialisme de peuplement. Regardez le dans le contexte de l’époque : A la fin du 19ème siècle, lorsque le mouvement politique sioniste est apparu, le colonialisme de peuplement n’était pas encore condamné comme il l’est maintenant. C’était une entreprise légitime. Le peuple juif de cette époque en opposition aux pogroms, par exemple en Russie, décida qu’il avait besoin d’un mouvement national pour créer un Etat, et il a choisi de le faire en Palestine.

Mais il a rencontré la résistance, non seulement des Palestiniens qui ont dit ‘attendez, nous sommes déjà là’, mais aussi des dirigeants et des autorités juives d’Occident parce qu’ils pensaient que le Judaïsme ne parle pas d’un Etat-nation comme le Sionisme, mais de la Torah. Très tôt, le mouvement sioniste a été contré par les dirigeants religieux juifs, comme le rabbin Samson Raphael Hirsh (1808-1888), qui a très justement observé à l’époque qu’il y a un pas entre être Juif à cause de ce en quoi on croit, la Torah, et être Juif à cause de ce que l’on est, connexion ethnique.

Une fois que le mouvement sioniste a remporté quelques succès et démarré le courant d’immigration vers la Palestine, l’opposition a grandi envers les Sionistes, particulièrement accusés de colonialisme de peuplement. Pour y réagir, Ben Gurion, célèbre Sioniste, a dit ‘bon, nous avons besoin d’élargir ce cadre ; ils nous regardent comme si nous étions des colonialistes qui s’imposent à la population indigène, alors nous élargissons le cadre, et parlons de nous, les Juifs, petite nation persécutée, revenant sur notre terre face à un gros Goliath arabe agressif’. Il a dit que nous ne devrions jamais parler du mouvement sioniste ni des Palestiniens. Par contre, nous devrions parler d’un David juif pacifique face à un Goliath arabe agressif.

Cela a changé la dynamique du pouvoir. Premièrement, il s’est agit de « retour » plutôt que de peuplement colonial. Deuxièmement, les sionistes ont dénié aux Palestiniens leur identité nationale spécifique – eux qui vivaient là avant la période documentée – et les ont fondus dans une plus large entité arabe, déconnectés de leur terre.Troisièmement, ils ont créé l’opposition binaire en tant que petite nation sioniste qui se défend plutôt qu’oppresseur colonial. Ceci est devenu le coeur du discours et du mythe sionistes, non seulement pour s’opposer aux Palestiniens, mais aussi pour établir une base sioniste là où tous les Juifs n’étaient pas immédiatement sionistes. Très tôt, il a été très facile à un Juif de dire ‘Je ne fais pas partie du mouvement sioniste, je suis un Juif, je fais partie de cette synagogue’. Plus tard, c’est devenu beaucoup plus difficile de dire ‘Je ne suis pas un citoyen’ ou ‘Je ne fais pas partie de ce [sionisme]’.

Finalement, le mythe est devenu largement accepté comme une réalité, gagnant le soutien de l’Amérique et du Royaume Uni (qui ont immédiatement reconnu l’État). Alors, si vous vous exprimez clairement devant une dichotomie telle que celle-ci, vous devez choisir les côtés. En disant ‘Je suis contre le colonialisme de peuplement’ (ce qu’est Israël), vous êtes antisémite parce qu’ils ont confondu le mouvement colonial avec le judaïsme.

Pourriez-vous en dire plus sur la façon dont le mouvement sioniste a joué l’opprimé et comment il a gagné du soutien à l’international ?

Je ne pense pas qu’à son début, le mouvement sioniste se soit considéré comme opprimé : il s’est sciemment dépeint ainsi. Regardez ses premiers écrits, il était conscient de déposséder tout un peuple et certains ont même dit ‘Oui, c’est regrettable, mais si vous voulez une majorité juive, alors vous devez utiliser les moyens nécessaires’. Des lettres entre les premiers dirigeants sionistes sont caractéristiques, ils discutaient de la force qu’ils envisageaient d’utiliser et de la façon de la légitimer face au reste du monde. Ainsi, le mythe s’est transformé en réalité pour quantité de gens. Vous pouvez clairement prouver que ce n’est pas ce qui s’est passé, et pourtant plein de gens pensent que c’est vrai. Pour beaucoup, c’est devenu un sujet émotionnel.

La diaspora juive a grandi avec une puissante machine de propagande sur les Israéliens constamment menacés, sur le point d’être jetés à la mer. Mais en réalité, c’est Israël qui opprime les Palestiniens. Il parle de roquettes venues de Gaza comme de menaces, mais ces « roquettes » sont des engins artisanaux qui ne peuvent même pas être correctement dirigés pour frapper leur cible. Ils n’ont ni tanks, ni hélicoptères, ni soldats qui pourraient réellement combattre. Il n’y a pas d’armée. Il n’y a pas de menace.

Internationalement, il faut comprendre qu’il existe deux autres groupes de soutien. Tout d’abord, il y a beaucoup de Sionistes religieux, non pas juifs mais chrétiens qui, dans une perspective biblique, croient que le Moyen Orient est le lieu de retour du Messie et croient par conséquent qu’il doit être habité par des Sionistes. Deuxièmement, nous devons reconnaître qu’il existe une grande dose de culpabilité àpropos de l’Holocauste, comme ce devrait être le cas. L’Europe a été complice de l’Allemagne nazie. Tandis que nous célébrons la résistance et faisons porter toute la faute sur les Nazis, le fait est que la plupart des pays européens, comme les Pays Bas, ont volontairement extradé leur population juive. La résistance n’a concerné que des groupes clandestins ; elle n’est pas venue de l’État et il devrait donc y avoir de la culpabilité à ce sujet.

A la même époque, les Palestiniens ne sont pas ceux qui ont créé l’Holocauste. Cela ne va pas de dire que, à cause de l’Holocauste en Europe, Israël et le peuple juif ont maintenant le droit d’opprimer un autre peuple. Mais là sont les dynamiques qui fonctionnent internationalement. C’est une époque intéressante parce que beaucoup de ces groupes et de ces croyances tremblent et frissonnent maintenant.

Il est intéressant que vous ayez mentionné cela et je vais y revenir après un léger détour. Vous avez parlé de réviser votre conviction de ne pas mêler une étude anthropologique et du militantisme, de la façon dont vous avez d’abord évité cela mais comment des événements ultérieurs vous ont fait changer d’avis et choisir d’agir en tant que militante tout en menant à bien un travail universitaire. Pourriez-vous nous en apprendre un peu plus sur cette transition ?

De l’école primaire, en passant par le lycée et l’université, vous apprenez que la connaissance académique est neutre et objective. Comme n’importe qui d’autre, j’y ai cru. Pourtant, si vous regardez le monde alentour, vous voyez comment il est façonné  par la connaissance académique ; cette connaissance nous aide à donner du sens au monde, et la connaissance n’existe donc pas isolément.

J’ai de l’asthme, j’ai des inhalateurs partout autour de moi. Je pense à l’époque où j’ai rendu visite à une amie à Gaza pendant mes années de recherche. Sa fille de 12 ans est morte d’une crise d’asthme parce qu’Israël n’autorisait pas l’entrée des médicaments à Gaza. Comment est-ce que vous faites avec ça ? Comment est-ce objectif de ne pas mentionner ce chagrin, cette peine ? Comment est-ce possible de décrire cela objectivement d’un côté et Israël de l’autre ? Comment devrais-je considérer ces deux expériences ?  N’est-ce pas scientifiquement plus transparent et légitime si je décris mes recherches et m’en tiens à mes découvertes, qui montrent des relations de pouvoir très inégales, qu’il y a de l’injustice et que c’est entièrement contraire aux droits de l’Homme ?

La connaissance académique a des conséquences si bien que je pourrais en être consciente, et le pouvoir et le privilège que j’ai en tant qu’universitaire d’influencer le monde qui m’entoure. J’ai une chance incroyable de pouvoir aller à Gaza (plus maintenant). La prochaine étape logique, c’est d’utiliser ce pouvoir et ce privilège et d’écrire pour les subalternes, pour ceux à qui on refuse la parole. Ceci s’est graduellement transformé, pas seulement en une simple observation du militantisme et de la résistance que j’étudiais, mais aussi en me plaçant activement comme une partie de la façon dont le monde qui nous entoure est construit. Je ne voulais plus faire partie de la majorité silencieuse, et j’ai essayé d’utiliser ma position, mes connaissances et mes talents.

En ce qui me concerne particulièrement, c’est arrivé en 2010 lorsqu’une grande partie de mon groupe de recherche a décidé d’organiser une Flottille de la Liberté pour briser le siège de Gaza. Ces bateaux ont été attaqués, dix personnes ont été tuées, nous avons été détenus, ce fut très sanglant, horrible, mais cela a brisé le silence sur le siège autour de Gaza. Avant, les gens ne savaient pas que c’était un tout petit morceau de terre complètement entouré par l’air, la mer et la terre et contrôlé par Israël. Mais après, il n’était plus possible de revenir en arrière et cela a simplement approfondi mon engagement à être une universitaire militante. J’ai décidé que mes connaissances ne devaient pas rester enfermées dans des bibliothèques, mais devraient aider les gens que j’étudie.

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Vous avez mentionné, dans un de vos articles que la Flottille de la Liberté était un microcosme des événements qui se déroulent pour les Palestiniens – des gens ont été capturés tandis que les nouvelles étaient contrôlées par Israël. Il y a des parallèles avec ce qu’il se passe maintenant – La Grande Marche du Retour. Pourriez vous remettre en contexte comment cette dernière série de manifestations de la part des Palestiniens est un acte de plus de résistance pacifique par un peuple infortuné qui n’est pas mis en avant comme il le devrait ?

Bon, cela a été désespéré et poignant, mais aussi positif et plein d’espoir. Cela peut sembler bizarre quand on considère la violence extrême et les morts mais je vais m’expliquer. Il est désespérant de voir qu’un mouvement de masse de protestation non-violente renvoie à 70 ans d’expulsion des Palestiniens de leur terre. Ils avaient prévu de manifester pendant six semaines pour revendiquer leur droit au retour (internationalement reconnu). Ils manifestent de façon non violente, il n’y a pas de personnalités politiques, les gens vont à la frontière, et ils se font affreusement tirer dessus à distance, même pas dans la proximité d’un « clash ». Pas un seul Israélien n’est blessé et pourtant les medias israéliens ont parlé de « confrontations ».

Leurs foyers, leurs maisons, leurs villages, les lieux dont ils ont été expulsés lors de la Nakba de 1948 (l’indépendance d’Israël) sont là, à moins de 97 km de Jérusalem. Et cette population civile demande son droit non seulement de retourner mais aussi de vivre à Gaza où la situation est intenable. Il n’y a qu’au maximum 4h d’électricité par jour, les ressources en eau sont extrêmement polluées, plus de 40% de la population sont au chômage, les gens ne peuvent pas sortir de la bande de Gaza sans la permission d’Israël. Les femmes sont particulièrement frappées. Il n’y a pas assez de moyens pour traiter le cancer du sein. Donc ils sont complètement contrôlés par Israël et enfermés dans ce que les gens appellent une prison à ciel ouvert, mais je dis que ces gens ne sont même pas reconnus coupables de faire quoi que ce soit de mauvais. C’est comme une cellule de détention ; les gens manifestent et sont tués.

Donc cette notion de « clash » ignore complètement les relations de pouvoir qui sont à la base. Elle présente les Palestiniens comme agressifs et attaquant Israël ou menaçant la frontière avec Israël alors qu’il n’y a pas de frontière. Israël refuse d’établir ses frontières parce qu’il contrôle toute la terre, de la mer au fleuve. Alors c’est présenté comme un conflit entre le Hamas et Israël. Je répète, il n’y a rien qu’on puisse appeler un État palestinien. Oui, le Hamas est élu dans la bande de Gaza et le Hamas a été élu un jour, il y a des années, en Occident, mais dire cela c’est ignorer totalement le fait que les Palestiniens ne jouissent pas de l’autodétermination. Le Hamas ne peut pas délivrer un passeport avec lequel des Palestiniens de la bande de Gaza puissent partir.

Ce qui est intéressant et qui donne de l’espoir c’est que les dynamiques changent. Ils ne laissent pas entrer les journalistes internationaux à Gaza mais avec des téléphones mobiles et les réseaux sociaux, les horribles images ne peuvent plus être enterrées sous la propagande de l’État israélien. Cela montre l’inégalité des relations de pouvoir et se répercute dans les réactions des gens dans le monde sur le thème « c’est comme les militants noirs qui se faisaient tirer dessus en Amérique du temps de la ségrégation ». Je trouve ce changement fascinant et significatif. 

Cela nous ramène à ce dont vous avez parlé à propos du soutien international, de la culpabilité en Europe sur l’expulsion des juifs et comment cela est en train de changer un peu

Vous voyez, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, le gouvernement vient d’adopter une nouvelle définition de l’antisémitisme qui inclut la critique d’Israël. Non seulement cela cache la violence poliltique sur la totalité d’un groupe de gens, mais c’est une atteinte à la liberté de parole et en vérité, cela assimile tous les juifs du monde à Israël. Ce sont des éléments effrayants. Ce qui est positif, c’est que de plus en plus de Juifs s’expriment et disent que ce n’est pas en leur nom, que cela ne correspond pas à l’idée, au sentiment ou au lien qu’ils ont à Israël  ni avec ce que signifie le judaïsme. Je trouve qu’il y a là de l’espoir.

Dans le mouvement de solidarité internationale, plus de Juifs prennent la parole parce qu’ils peuvent casser ce mythe selon lequel Israël parle pour tous les Juifs. L’idée qu’Israël parle pour tous les Juifs du monde est antisémite. Il y a aussi maintenant un groupe croissant d’Israéliens très critiques ainsi que des Juifs dans le monde qui agissent avec des Palestiniens et qui sont conscients des mécanismes du pouvoir.  Ils ne veulent pas parler à la place des Palestiniens mais leur voix est entendue, donc ils offrent une plateforme aux militants palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.  

Vous avez parlé du pouvoir et de la résistance comme d’un lieu d’expertise dans la vie de tous les jours. Certains ressentent que la résistance ne peut pas être tout le temps pacifique. Même Mandela réalisa qu’il ne pouvait pas obtenir la victoire par les seuls moyens pacifiques. Comment la résistance peut-elle agir face à un Israël impitoyable, ou lunatique (selon les mots de Norman Finkelstein) ?

L’idée que la résistance non-violente est toujours pacifique par opposition à la résistance violente est basée sur deux incompréhensions. Nous devrions penser au militantisme de paix d’un côté et à la non-violence d’un autre côté. Je reviendrai sur cette distinction. Mais tout d’abord, la résistance non-violente ce n’est pas être main dans la main et aimer son ennemi. Ce n’est pas une stratégie qui fait appel au cœur de l’oppresseur. C’est une stratégie basée sur une analyse des relations de pouvoir. Si vous considérez n’importe quel régime d’oppression, ce n’est pas un monstre massif, tout puissant sortant de nulle part.

Au contraire, le pouvoir est toujours dynamique. Il n’est jamais total au sens où un seul côté aurait tout le pouvoir. On peut l’imaginer comme une maison dont le toit est le régime oppressif, comme l’État d’Israël sur la Palestine. Ce toit n’existe pas seul ; il dépend de piliers qui le soutiennent et exercent leur pouvoir. Un dictateur  sans armée peut crier autant qu’il veut, il n’a pas le pouvoir d’agir. Ensuite il y a d’autres piliers comme les medias, l’appareil militaire, les services fiscaux, les sanctions, la prison, soit ce qui complète le monopole de la violence.

La résistance non-violente attaque ces piliers de soutien. Elle attaque l’idée qu’Israël est un État légitime. Par exemple, eux tirent sur des manifestants non armés, ça bouscule l’idée qu’Israël est légitime. Ça attaque le pilier des media. C’est une stratégie qui consiste à casser consciemment les piliers pour que le toit s’écroule. On peut voir ça dans le cas de Milosevic (je préfère un exemple plus récent parce que Gandhi et Martin Luther King n’étaient que deux). Erica Chenoweth a écrit un livre, Why Civil Resistance Works, (Pourquoi la résistance civile ça marche), qui montre que ça marche mieux que les soulèvements violents. Si on attaque ces piliers, il y a 189 actions différentes qui vont du boycott à la manifestation.

On peut les mettre en gros dans trois catégories. La première est l’action directe, comme cette manifestation à Gaza en ce moment même. La seconde est la désobéissance civile, par laquelle les gens n’obéissent plus au régime. Ils refusent de payer des impôts, ils refusent de rejoindre l’armée israélienne en tant qu’objecteurs de conscience. La troisième est la construction de voies alternatives, une forme de résistance qui fait moins dépendre la population de son oppresseur. Une partie de cela peut aussi être la reconstruction de maisons palestiniennes ou le fait de trouver des media alternatifs dans le monde tels qu’on en voit émerger.

Donc, le changement social se produit à travers la non-violence, et non parce que quelqu’un décide tout d’un coup de vous aimer. C’est soit par conversion – on se convainc qu’il faut qu’ils arrêtent leurs pratiques oppressives – soit, la plupart du temps, c’est par un arrangement – il leur faut ou ils sont forcés d’accepter qu’ils ne peuvent soutenir un régime. Ou, ce qui arriverait dans le cas d’Israël-Palestine, c’est qu’ils vont être forcés de laisser faire même s’ils ne le veulent pas. C’est ce qu’on a vu dans l’ex- Yougoslavie lorsque Milosevic a donné l’ordre à ses troupes de tirer. Les troupes se tenaient en face de la population et ont reçu l’ordre de tirer, mais la police n’obtempéra pas. Un des plus féroces dictateurs des dernières décennies n’a pas pu se faire obéir parce que personne ne l’écoutait plus et son pouvoir s’est effondré.

Si vous considérez la non-violence comme de la résistance, par opposition au militantisme pour la paix, vous voyez que ce n’est pas l’opposé de la résistance violente. La Palestine a le droit, sous l’égide du droit international, de résister à une occupation de toute façon. On peut voir ça par opposition à la violence parce que la violence est partout et imposée aux Palestiniens de toutes les manières possibles. La non-violence que vous voyez à Gaza en ce moment ne vient pas d’une croyance qu’il devrait y avoir la paix. Ce n’est pas une alternative à la résistance violente mais une stratégie différente, à laquelle chacun peut prendre part.

Et puis, il y a aussi une distinction importante entre la résistance non-violente et le militantisme pour la paix. On les confond souvent. Le mililtantisme pour la paix est souvent fondé sur la compassion, ou sur la croyance que, par exmeple, les bombardements d’Israël, c’était trop. Cela ne casse pas le paradigme de paix et conflit. Ça marche encore très bien avec l’idée sioniste d’Israël-Palestine, et ça propage les discussions et le dialogue entre les deux côtés. Ce que cela fait en réalité est de reproduire des relations de pouvoir inégales sans aller au cœur du problème. Cela établit seulement qu’il y a deux narrations, deux victimes et que les deux sont légitimement insatisfaites, ce qui reproduit les relations de pouvoir existantes.

Par exemple, il y a beaucoup d’organisations juives-israéliennes pour la paix comme La Paix Maintenant qui disent « bon, le blocus est trop strict ». Elles ne disent pas que le blocus est injuste. On peut voir la reproduction de ces relations de pouvoir même dans les décisions prises dans ce cadre militant. Les militants israéliens peuvent effectivement faire des demandes de permis pour leurs partenaires palestiniens de Cisjordanie mais ça ne casse pas le système d’altérisation. Ce militantisme pour la paix en Israël-Palestine est souvent appelé coexistence, dans l’idée que deux groupes devraient être main dans la main et arriver à se connaître et que tout irait bien.

D’un autre côté, il existe une corésistance : des Israéliens et des Palestiniens luttant ensemble à partir de l’idée que la réalité c’est le colonialisme de peuplement et l’apartheid. Leurs discours et leurs pratiques reflètent une conscience des relations de pouvoir sous-jacentes entre les deux. Les Israéliens peuvent rentrer chez eux en fin de journée et reposer en paix dans leur lit tandis que les villageois palestiniens subissent souvent des raids la nuit. Si des Palestiniens sont arrêtés, ils peuvent être mis en prison pour trois mois sans explication ni compensation. Pour les Israéliens c’est l’affaire d’un jour. Plutôt qu’ignorer ces relations de pouvoir, ils s’en servent pour construire la résistance. 

Un exemple très stimulant venu de Cisjordanie est celui des Israéliens qui se nomment eux-mêmes les « arrêtables ». Sachant très bien que les conséquences des relations de pouvoir sont différentes pour les militants israéliens et palestiniens, ils se mettent en avant pour pouvoir être arrêtés à la place des Palestiniens. Ces militants juifs utilisent leur privilège par lequel ils peuvent être traduits en justice et s’en tirer avec juste une amende. Donc la différence entre le militantisme pour la paix et la résistance non-violente est vraiment celle entre coexistence versus corésistance.

À propos de corésistance, certains ont l’impression que pour avancer il faut construire des mouvements et de la solidarité transnationaux, que les Palestiniens ne peuvent le faire seuls et que les mouvements aux États-Unis et en Europe doivent faire pression sur leurs États, qui sont les premiers soutiens d’Israël, et travailler de concert avec les Palestiniens. Comment est-ce réalisable ?

Ce à quoi sont confrontés les Palestiniens en ce moment n’a jamais été aussi éhonté et raciste. Le geste de Trump pour déplacer l’ambassade à Jérusalem est un mépris éhonté et les médias parlent des enfants palestiniens comme de terroristes. Pour autant, le mouvement de solidarité internationale est très prometteur. Il ne remplace pas les Palestiniens et ne ne devrait pas leur dire quoi faire. Ce sont les Palestiniens qui appellent à un soutien international. En 2005, ils ont publié une déclaration de Boycott, Désinvestissement et Sanctions. Et les gens demandent si c’est réalisable et si ça marche.

Tout d’abord, nous devrions penser au nœud de pouvoir derrière ce point. Les gens étudient tout le temps la violence, la guerre, le conflit, on ne leur demande pas si ça marche. Ne poser que la première question « est-ce que la non-violence, ça marche ? » ou « si les protestations internationales, ça marche ? » délégitime la résistance avant même qu’elle ne se produise. C’est une lutte qui mériterait de l’attention, comme d’autres formes de lutte. Deuxièmement, il est demandé si c’est une lutte victorieuse. Bon, elle existe déjà. Elle peut ne pas avoir encore réussi mais elle remporte des succès constants. On voit des fonds de pension se retirer de compagnies israéliennes et des groupes qui manifestent en solidarité avec les Palestiniens.

Tout récemment, plus de 150 universités ont participé à la semaine de l’apartheid israélien. Elles se mettent sous la direction des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, pas seulement quand ils sont attaqués. On a pu voir se rassembler des gens dans le monde, pas tellement de gouvernements, mais des gens. Et aussi les voies alternatives qu’ils créent. Il y a de nombreuses autres plateformes critiques comme le Projet Polis, qui luttent pour une interprétation alternative des connaissances existantes. Elles ne disent pas aux gens ce qu’il faut penser mais elles leur donnent les outils pour avoir une pensée critique sur les situations.

Vous voyez ainsi une campagne anti normalisation. Par exemple Israël a participé à l’Eurovision (et a gagné, mais ça c’est une autre histoire). Mais pourquoi avons-nous des liens diplomatiques et un commerce des armes avec Israël quand il est prouvé de toute évidence qu’ils les utilisent contre une population civile ? Pourquoi y a-t-il des échanges commerciaux normaux entre l’UE et Israël ? Les gens protestent contre les millions des impôts américains qui sont déversés chaque année en Israël.

Depuis les étudiants jusqu’aux mouvements de désinvestissement, une campagne mondiale, au bout du compte, délégitimise les pratiques du régime israélien à Gaza et en Cisjordanie. C’est une situation qui donne de l’espoir et elle est très fortement basée sur une connaissance stratégique de la résistance non-violente. Pas de militantisme pour la paix – parlons et prenons nous les mains – mais obligez plutôt votre fonds de pension à désinvestir d’Israël, forcez les universités à ne pas collaborer avec les universités israéliennes qui sont complices de l’occupation. C’est un mouvement mondial qui prend différentes formes dans différents pays. C’est une force avec laquelle il faut compter.

Il y a eu une énorme réaction officielle contre BDS en Europe. En Allemagne, la ville de Francfort a déclaré BDS hors la loi ; Berlin et Munich ont déclaré que BDS emploie « le langage de la période nazie ». En France des militants de BDS ont des procès à la suite d’une décision de justice. Même Noam Chomsky a dit que tout en soutenant BDS, il a le sentiment qu’appeler au boycott d’Israël va conduire à des accusations d’antisémitisme, qu’un travail éducatif doit être fait d’abord, pour informer les masses. Est-ce que BDS recule en Europe ?

Il y a eu beaucoup d’opposition à BDS, récemment, certains utilisant l’appareil d’État pour le rendre illégal. C’est effrayant parce que cela amoindrit la liberté de parole dans une démocratie et nous force à accepter qu’Israël c’est le judaïsme. Si, cependant, on regarde cela d’un point de vue scientifique, c’est vraiment prometteur d’une certaine manière. Parce que, bon, comme on dit, d’abord ils vous ignorent, puis ils vous combattent et ensuite vous gagnez. BDS n’est plus ignoré. Ce n’était pas une force avec laquelle il fallait compter. C’était perçu comme quelque chose de stupide, mais je pense qu’Israël a maintenant une conscience aiguë du pouvoir de BDS.

Ils ont mis en place une machine d’hasbara complète (conçue comme publicité positive pour l’État). Ils ont commencé à sentir la pression de la part des gens. Il y a partout un vaste fossé entre les gens ordinaires et leurs gouvernements et je pense que ce genre de lois oppressives commence à apparaître. Ce n’est pas quelque chose dont on ne doive pas se soucier, mais cela fait partie du processus et devrait être pris pour une victoire. Ils ne vous combattent pas si vous ne remportez pas des succès. 

Vous travaillez aussi sur, et avec, le mouvement de solidarité sud-africain, à construire des mouvements de justice sociale transnationaux. Quelle est la réaction de gens ordinaires à de telles initiatives ? Il se peut que certains n’aient pas de sympathie pour cette notion de solidarité en ayant le sentiment que les Palestiniens en Israël même ne sont pas confrontés à la même sorte de discrimination dont ils ont eux-mêmes souffert, tandis que la situation des Palestiniens dans les territoires occupés, même si elle est épouvantable, n’est pas référée à l’apartheid…

C’est une question intéressante parce que tous les Sud-Africains ne pensent pas la même chose. Mais en général, comme aux Pays-Bas et au Royaume-Uni (les différents pays dans lesquels j’ai travaillé et vécu au cours de ces dernières années), ça change. En Afrique du Sud, il y a eu un puissant mouvement anti-apartheid et ceux qui se sont impliqués dans la lutte ont beaucoup instruit leurs enfants sur la dynamique du pouvoir. Tout le monde ne fait pas immédiatement le lien entre la Palestine et la situation en Afrique du Sud mais il y a des tas d’initiatives. Récemment, une immense tente a été installée au Cap où des élèves de lycées étaient invités à regarder le film Roadmap to Apartheid (La Feuille de route pour l’Apartheid) et à en discuter, ce film qui observe comment l’apartheid opérait en Afrique du Sud et comment il fonctionne en Israël-Palestine aujourd’hui.

Donc, il y a ici beaucoup de débats ouverts que je n’ai vu nulle part ailleurs dans le monde. Cela ne veut pas dire qu’ils sont tous pour la cause palestinienne mais au moins il y a un débat ouvert sur ce qu’il se passe, ce que sont les crimes contre l’humanité par rapport à des crimes contre des individus, la prise de conscience est massive. En même temps, l’ANC soutient la Palestine mais fait du commerce des armes avec Israël. Alors comment faire advenir le changement ? Le militantisme solidaire est très différent au Royaume-Uni et aux Pays-Bas parce que la connaissance y est faible, même si ça change, sur ce qu’il se passe en Palestine. Il y a dix ou vingt ans, j’aurais dû expliquer pourquoi j’employais le mot « occupation » et en quoi ce n’était pas biaisé.

Nous ne devrions pas oublier les étapes par lesquelles nous sommes passés ni la connaissance qui est facilement disponible. Il y a encore beaucoup à faire mais le changement dans l’opinion publique est significatif. Des sources alternatives de connaissance se sont beaucoup développées. Je vois des élèves de lycées et des étudiants : non seulement ils ont plus de connaissances sur la Palestine mais ils sont bien plus avertis sur le racisme en général et sur comment les processus d’exclusion liés à la classe et au genre sont entremêlés et intersectionnels. J’ai bon espoir.

Les gens apprennent désormais à un âge beaucoup plus précoce à être critiques des structures de pouvoir qui les environnent. On n’en est pas encore là, mais il est pratiquement inévitable qu’à un certain moment, tout comme la ségrégation aux États Unis et l’apartheid, ces structures s’écroulent. Peut-être le président du moment dira qu’ils ont toujours été contre l’occupation ; c’est ce qu’on a entendu après la fin de l’apartheid. Ce sont les entreprises, les affaires et les gouvernements  qui se sont inclinés en dernier, et les gens en premier. Et la plupart des gens en sont déjà à ce point, ils réalisent que ce qu’ils ont su sur Israël-Palestine n’est pas aussi simple que ce qu’ils pensaient. Il va être fascinant de suivre ce qui va se passer. Ces derniers temps ont été désespérants, mais si on regarde les gens sur le terrain, il y a des raisons d’espérer. 

 Suhail Naqshbandi.

Oui, je voulais vous demander comment vous voyez la situation se déplier dans un avenir proche et à long terme, vos espoirs pour le futur des Palestiniens, étant donné à la fois la triste réalité et les perspectives d’espoir que vous avez décrites.

Je suis une scientifique, je ne suis pas dans la prédiction d’un avenir incertain. Cela dit, des avancées, des mouvements dont nous avons évoqué certains, vont inévitablement donner forme à l’avenir des Palestiniens et des Israéliens. Et je suis de nouveau prise entre l’espoir et le désespoir. À court terme c’est plus de désespoir, parce que le bombardement de Gaza, la mise en œuvre de lois encore plus racistes en Israël et la répression contre BDS sont des exemples d’une déshumanisation continue de la Palestine. La situation internationale actuelle ne présente aucun espoir non plus ; l’opinion publique en Israël (il reste des exceptions bien sûr) va certainement dans le sens d’interventions plus violentes, peut-être même une offensive militaire totale sur Gaza ou la Cisjordanie.

À plus long terme, n’oubliez pas qu’il y a simplement trop d’activités, trop de groupes locaux, et trop de lieux pour stopper le mouvement de solidarité sur les droits humains ou la base civile de la résistance sur le terrain. On peut suprimer, emprisonner ou tuer une personne mais on ne peut pas tuer un mouvement. Il suffit de se tourner vers l’histoire pour voir que des violations des droits humains, la déshumanisation à grande échelle ne peuvent durer. L’apartheid s’est écroulé, la ségrégation a pris fin, l’esclavage a été aboli ; à long terme, mais certainement de mon vivant, cette lutte pour les droits humains, cette résistance civile triompheront.

Sara Azeem est chercheure en sciences sociales et écrivaine. Diplômée de l’Université d’Amsterdam, elle a mené des recherches sur le thème de la gouvernance au Pakistan et en Afrique du Sud. Twitter @sara_azeem.

Traduction : J Ch et SF pour l’Agence Media Palestine
Source : The Polis Project

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