Faire sa loi

Par Salma Karmi-Ayyoub, The Electronic Intifada, 22 octobre 2019

(La justice pour certains: Le droit et la question de la Palestine, Noura Erakat, Stanford University Press, 2019)

Noura Erakat explore le rôle du droit international dans le combat palestinien pour la libération nationale dans son dernier livre La justice pour certains.

Ce livre est différent d’autres livres sur la question du droit et de la Palestine – comme celui de Victor Kattan, The Palestine Question in International Law (La question de la Palestine en droit international) ou celui de John Quigley, The Case for Palestine: An International Law Perspective (Le cas de la Palestine : La perspective du droit international) – qui présupposent qu’il est possible d’arriver à des conclusions définitives sur les droits et les obligations imposés par le droit. 

Au contraire, le point de départ de Noura Erakat est que « le droit est politique : sa signification et son application sont contingentes de la stratégie que les acteurs juridiques déploient, ainsi que du contexte historique dans lequel la stratégie est déployée ».

Ainsi, le livre ne tire pas de conclusions sur qui viole la loi mais explore les relations entre le droit et la politique, examinant les manières différentes dont Israël et les Palestiniens se sont servis du droit pour promouvoir leurs objectifs politiques.  

Travail juridique

Un thème majeur du livre est le « travail juridique » qu’Israël a effectué depuis des décennies – c’est-à-dire les efforts réalisés par Israël pour s’assurer que les normes juridiques soient interprétées d’une manière qui favorise son projet politique – et comment cela a privé les Palestiniens de leurs droits. 

Par exemple, écrit N. Erakat, lorsque la résolution 242 a été passée au Conseil de sécurité de l’ONU en 1967, appelant Israël à se retirer des territoires qu’il avait conquis, Israël a exploité une ambigüité dans le texte de la résolution en anglais (l’absence du mot « les » devant le mot « territoires ») pour soutenir que la résolution ne rendait pas obligatoire un retrait de tous les territoires conquis en 1967 – une position qu’Israël maintient aujourd’hui encore pour légitimer sa colonisation de la Cisjordanie. 

De même, après le déclenchement d’une deuxième intifada en 2000, Israël a cherché à justifier sa politique d’assassinats de Palestiniens – une pratique considérée comme illégale en droit international – par une nouvelle interprétation de la loi. Israël a invoqué en particulier la nature armée de la deuxième intifada pour alléguer que le conflit avec les Palestiniens était « un conflit armé sans guerre » – un concept inconnu en droit international. 

En invoquant cette qualification, Israël cherchait à se prévaloir du droit des États à utiliser la force létale de manière extrajudiciaire contre des combattants hostiles en temps de guerre. En même temps, en affirmant que le conflit était « sans guerre », Israël espérait dénier aux combattants palestiniens le même droit à l’usage létal de la force contre les soldats israéliens. 

Les efforts d’Israël pour changer la loi

Les tentatives de réinterprétation du droit par Israël dans la poursuite de ses objectifs n’ont pas seulement apporté une force de légitimation à ses actions, elles ont également contribué à changer le droit lui-même. 

Comme l’explique N. Erakat, cela a été possible parce que le droit coutumier – l’une des sources du droit international – inclut ce que les États font (la pratique étatique) et ce que les États considèrent comme légal (opinio juris). Ainsi, si assez d’États violent la loi assez longtemps, et présentent leurs actions comme légales, une nouvelle règle peut apparaître dans le droit coutumier pour refléter cet état de fait. 

De fait, le livre décrit comment Israël, conscient de cette spécificité du droit coutumier, a agressivement promu de nouvelles interprétations du droit pour provoquer un glissement dans l’interprétation de certaines normes de droit à son avantage.  

Par exemple, écrit N. Erakat, lorsqu’Israël a commencé sa politique d’assassinats ciblés en 2000, les autres pays ont fermement condamné cette politique comme illégale. Cependant, après plusieurs années de promotion par Israël d’interprétations juridiques justifiant cette pratique, et avec le déclenchement par les USA de la « guerre au terrorisme » à la suite des attentats du 11 septembre – dans laquelle les assassinats de « terroristes » présumés ont été très nombreux – l’attitude des États vis-à-vis des assassinats s’est assouplie, et cette politique s’est déplacée de la zone de ce qui est définitivement illégal vers celle de ce qui est potentiellement légitime. 

Le problème de l’exception souveraine

La possibilité pour le droit international d’être changé par le travail juridique des États est une conséquence de la place centrale de l’État dans le droit international, ce qui, selon N. Erakat, désavantage automatiquement les acteurs non étatiques tels que les Palestiniens. 

Un aspect connexe du droit qui a causé du tort aux Palestiniens est le concept d’« exception souveraine ». Il s’agit d’un mécanisme par lequel les États peuvent suspendre l’application du droit en affirmant qu’ils sont confrontés à une situation exceptionnelle dans laquelle les règles normales ne s’appliquent pas. 

N. Erakat rapporte que ce mécanisme a été utilisé fréquemment, d’abord par la Grande Bretagne puis par Israël, pour nier le nationalisme palestinien et promouvoir le colonialisme de peuplement d’Israël. 

Israël a ensuite utilisé la même justification pour faire passer des lois d’expropriation et de dépossession des Palestiniens et pour les soumettre à la loi martiale. 

Le refus d’Israël de l’application de jure de la 4e Convention de Genève à la Cisjordanie occupée et à Gaza, ainsi que son affirmation que les défis uniques que pose la deuxième intifada justifient un droit étendu de l’usage de la force contre les Palestiniens, sont également des exemples de l’application de l’exception souveraine. 

L’utilisation du droit par les Palestiniens

Tout en restant très critique du rôle qu’a joué le droit international dans la répression des droits des Palestiniens, N. Erakat n’est cependant pas pessimiste quant au « potentiel émancipateur » du droit, dont elle affirme que les Palestiniens peuvent le mettre à profit s’ils le « manient de manière sophistiquée au service d’un mouvement politique dirigé vers la structure géopolitique qui a rendu leurs revendications exceptionnelles et donc non justiciables ». 

Un exemple d’une telle utilisation du droit par les Palestiniens est le travail impressionnant que l’Organisation de libération de la Palestine a effectué dans les années 1970, qui lui a valu la reconnaissance internationale de la cause palestinienne. Bien que l’OLP n’ait jamais résolu la tension qui existait entre sa politique révolutionnaire de libération de toute la Palestine par le conflit armé et sa tendance pragmatique à viser la création d’un État sur une partie de ce territoire, l’OLP a cependant réussi à capitaliser sur le soutien politique qu’il avait à l’ONU pour en obtenir des résolutions innovantes.

Celles-ci ont reconnu le statut juridique des Palestiniens comme peuple ayant droit à l’autodétermination et garanti à l’OLP le statut d’observateur à l’ONU, ce qui lui a donné accès à de nombreuses instances internationales. En outre, l’OLP a contribué à la création de nouvelles lois là où il n’en existait pas auparavant (le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève) qui ont légitimé l’usage de la force par les mouvements de libération nationale tels que le sien. 

Le droit est-il vraiment la continuation de la politique par d’autresmoyens ?

Une question centrale au rôle du droit dans la lutte des Palestiniens que le livre ne traite pas, cependant, est celle-ci : pourquoi, si « le droit est politique », comme l’affirme N. Erakat, le pouvoir politique considérable d’Israël, qu’il a mis à profit pour promouvoir des interprétations du droit favorables à ses objectifs, n’a-t-il pas affecté le poids du jugement international, des résolutions de l’ONU et des positions juridiques des États, qui condamnent massivement la politique israélienne ?

En d’autres termes, pourquoi, malgré le pouvoir d’Israël, le droit est-il essentiellement du côté des plus faibles – les Palestiniens ?

Une explication est que ce n’est pas vrai, en fait, que le droit est politique. Le fait est, au contraire, que le droit international, bien qu’il soit sensible aux agendas politiques des États qui l’élaborent et peuvent donc le façonner et l’interpréter pour servir leurs intérêts propres, impose cependant des limites à la mesure dans laquelle la signification de la loi peut être étendue dans une situation donnée. 

Cela protège les parties les plus faibles contre les violations de la loi perpétrées par des acteurs puissants qui tentent de légitimer leurs actions en promouvant des interprétations de la loi qui servent leurs intérêts.

Une autre explication implique de distinguer entre deux corpus différents du droit international et leurs relations respectives à la politique. 

Le premier est le corpus qui traite de l’émergence, des droits et des obligations des États et des mouvements de libération nationale. Ce droit est intimement lié à la politique du fait que la détermination de quelle loi s’applique dans une situation donnée dépend des réalités sur le terrain. 

Par exemple, le droit ne considérera un mouvement politique comme un mouvement de libération nationale représentant un peuple ayant droit à l’autodétermination que lorsque ce mouvement aura réussi à obtenir la reconnaissance de sa cause par la communauté internationale.

De même, une entité politique ne sera en général considérée comme un État, avec tous les avantages que ce statut confère dans le système international, que lorsqu’elle aura acquis le contrôle effectif d’un territoire et d’une population. Ainsi, la loi jouera seulement en faveur des mouvements politiques qui auront déjà créé, par d’autres moyens, une certaine « réalité du terrain ». 

Cela explique pourquoi, par exemple, des initiatives juridiques prises récemment par les Palestiniens pour obtenir la reconnaissance diplomatique de leur accession à l’indépendance n’ont pas permis la création d’un État indépendant en pratique : la loi suit les faits, et non l’inverse. 

En revanche, le corpus de traités de droits de l’homme rédigés durant le 20e siècle, qui reflète le consensus de l’après-guerre à vouloir éviter la perpétration d’atrocités, et ensuite les valeurs défendues par les nouveaux États postcoloniaux émergents, sont moins vulnérables aux forces de la realpolitik. 

Ces traités consacrent des droits qui s’appliquent face au pouvoir brutal de l’État, et leur signification est assez étroitement définie. C’est ce deuxième corpus juridique qui est sans doute le plus favorable aux Palestiniens et qu’Israël, malgré tous ses efforts pour promouvoir des interprétations manipulées du droit, n’a pas réussi à détourner. 

Le droit ne peut pas remplacer la politique

De quelque manière qu’on considère la relation entre droit et politique, on voit cependant clairement que peu importe le nombre de décisions judiciaires et de résolutions des Nations Unies favorables aux Palestiniens si elles demeurent inappliquées. 

Comme le souligne N. Erakat, le droit international n’a pas de mécanisme d’application hiérarchique et sa mise en œuvre dépend donc entièrement de la volonté politique des États et d’autres organismes. 

Ainsi, le message central du livre de N. Erakat, qui est que le droit ne pourra être utilisé avec succès que s’il est mis au service d’un programme politique qui vise à la mise en œuvre des droits contenus dans la loi, est exact, même si la thèse principale du livre, que « le droit est politique » ne l’est pas. 

D’ailleurs, le chapitre de conclusion du livre de N. Erakat est plus une critique de la politique que du droit. Elle suggère que le manque actuel d’une vision politique claire chez les Palestiniens n’a permis à aucune des initiatives juridiques palestiniennes récentes, telles que l’obtention d’un avis juridique de la Cour pénale internationale sur le mur israélien de l’apartheid en 2004 ou la reconnaissance par les Nations Unies d’un État palestinien en 2012, de suffire pour que des changements aient lieu. 

Elle suggère que les Palestiniens devraient donc élaborer un nouveau programme politique d’émancipation qui cherche, au-delà de l’indépendance, d’autres voies vers la décolonisation et la liberté. 

La vraie question est peut-être de savoir si les Palestiniens relèveront le défi ?

Salma Karmi-Ayyoub est une avocate spécialisée en droit pénal et une consultante juridique sur les questions des droits de l’homme en Palestine. 

Traduction : MUV pour l’Agence Média Palestine

Source : The Electronic Intifada

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