Fauda, d’Israël : un drame immoral, qui exploite et transforme la souffrance des Palestiniens en un divertissement

Orly Noy – 7 janvier 2020 – Middle East Eye

La troisième saison de cette série télévisée populaire traite des opérations dans la bande de Gaza assiégée.

La série télévisée Fauda (le « chaos », en arabe) traite de l’histoire d’une unité clandestine israélienne, la Mistaravim, dont les commandos, déguisés en arabes, vont effectuer des missions à l’intérieur des territoires palestiniens occupés.

Parmi les séries dramatiques israéliennes les plus réussies jamais réalisées, le spectacle a reçu de nombreux prix, tant au niveau national qu’à l’étranger. La première saison de la série a été diffusée en 2015 et Netflix l’a acquise l’année suivante, après quoi Fauda a connu un succès international insensé.

Le journaliste Avi Issacharoff et l’acteur Lior Raz ont créé cette série qui se base en partie sur leurs propres expériences au sein de l’unité de commandos Duvdevan de l’armée israélienne. Parmi les consultants de la série, on trouve Gonen Ben-Yitzhak, un ancien coordinateur de la sécurité israélienne, et commando d’élite, et Aviram Elad, un autre gradé de la Duvdevan. 

Une arrogance éhontée

Les deux premières saisons se sont concentrées sur les opérations secrètes de l’unité en Cisjordanie occupée. La troisième saison, qui vient juste de débuter, porte sur des opérations dans la bande de Gaza. Avant que la saison en cours ne soit diffusée, les producteurs ont lancé toute une campagne agressive pour l’annoncer, campagne qui a inondé les rues d’Israël d’énormes panneaux publicitaires.

Chaque fois que je passe devant l’un de ces supports promotionnels ou que je m’arrête à un feu rouge à proximité de l’un d’eux, je meurs de  honte.

La publicité pour cette nouvelle saison montre le visage d’un acteur au regard d’acier, meurtri et ensanglanté, à côté du message « Bienvenue à Gaza », écrit en anglais mais en lettres hébraïques. Je la regarde et je pense à l’incroyable cynisme, à l’arrogance éhontée de cette raillerie.

Bienvenue à Gaza. Bienvenue dans le ghetto dont les issues sont bloquées par Israël depuis plus d’une décennie, punissant d’une mort lente plus de deux millions d’êtres humains. Ceci, apparemment, est le nouveau terrain de jeu virtuel servant à satisfaire le besoin de sensations fortes des téléspectateurs israéliens, conçu en anglais pour souligner la nature américaine de ce mastodonte du divertissement.

Un site de média en hébreu qui penche à droite a décrit la nouvelle saison ainsi : « Fauda et ses opérations secrètes de la Mistaravim commandées par Doron (Lior Raz) reviennent pour une nouvelle saison intense et palpitante. Leur mission principale cette fois est de porter atteinte à l’infrastructure du Hamas en Cisjordanie qui opère depuis Gaza et d’y éliminer le commandant de la branche militaire du Hamas ».

Gaza : un mythe pour les Israéliens

Des défis nouveaux, palpitants et pleins de suspense, et des missions nouvelles, pleines d’audace. Comme dans un jeu vidéo complexe, le spectateur peut se poser contre son dossier et se laisser emporter par le drame, l’écran le protège des scènes dramatiques qui se déroulent à Gaza. La situation cruelle que connaissent les deux millions d’êtres humains assiégés n’est plus qu’un décor scénique pour le scénario.

En tant que tel, le siège de Gaza lui-même devient la meilleure publicité pour les séries télévisées. Grâce à une autre longue année de bouclage, Gaza est devenue une sorte de mythe pour les Israéliens : pas entièrement réelle, au sens où c’est une vraie population qui y vit, et pourtant, en même temps très angoissant et menaçant.  

L’ignorance des Israéliens ordinaires qui fleurit derrière l’écran noir qu’Israël a imposé autour de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, et la peur primitive qu’elle engendre, sont des composants majeurs du succès de cette série.

Il est encore plus grotesque de savoir que de suivre, crispé, les actions de « nos merveilleux garçons » dans Gaza n’empêche pas la plupart des téléspectateurs de Fauda de prétendre, dans des arguments politiques, « Mais nous avons quitté Gaza ! Il n’y a plus d’occupation là-bas ! ». En attendant, ils applaudissent à chaque exécution, détention ou embuscade sophistiquée qu’ils voient sur leur écran télé. Nous nous sommes retirés de Gaza, mais quel beau travail nous y faisons !

Cette aliénation englobe aussi une sorte d’exotisme qui entoure les Palestiniens sous occupation. Pour la grande majorité du public juif israélien, tant l’action qui survient dans Gaza assiégée, que certaines parties de la série qui se déroule en Cisjordanie, décrivent des lieux au-delà des montagnes de ténèbres. Naplouse, Ramallah, Jénine – toutes aboutissent à symboliser des domaines d’un monde souterrain que nos garçons pénètrent et quittent, plutôt que des villes pleines de vie si proches de là où nous vivons.

Je me souviens très bien de la première fois où je suis allé voir un ami à Jénine. Au début, j’ai été incapable de comprendre les instructions qu’il m’avait données. Il n’était pas logique que je doive juste monter dans ma voiture et conduire directement vers lui. J’ai été stupéfié de découvrir combien le trajet était aisé et court.

Terrifiant et exotique

Fauda ne se contente pas de s’appuyer sur la peur des espaces palestiniens, elle l’amplifie, elle la justifie et la normalise. Les Palestiniens sont dépeints comme des créatures terrifiantes et exotiques vivant dans des lieux où seuls les commandos osent s’aventurer. Le sionisme a réussi à transformer les Palestiniens en figures exotiques dans leur propre patrie.

Un argument clé qui se dégage dans de nombreuses discussions de la Fauda est qu’en fait, cette série incarne un programme humain, voire de gauche, parce qu’il « dépeint la complexité » et montre que les gens, de l’autre côté, sont aussi des êtres humains.

Ce point mérite qu’on y réfléchisse un moment, de sorte que nous puissions considérer ce qu’il dit de nous, Israéliens, si après tant d’années de notre règne violent sur des millions de Palestiniens privés de leurs droits, il nous faut nous rappeler qu’eux aussi sont des êtres humains. Mais le défaut moral le plus profond de cet argument, c’est la symétrie qu’il avance : vous voyez, il y a des humains des deux côtés.

Mais étant donné la réalité sous-jacente de la bande de Gaza qui, selon un rapport des Nations-Unies publié il y a plusieurs années, devait devenir impropre à l’habitation humaine d’ici l’année 2020 – une prévision devenue réalité plus tôt que prévue –, il n’existe aucune symétrie.

D’un côté, il y a un endroit où l’existence depuis des décennies a été écrasée par un régime de violence, de pauvreté, de destruction et de mort, régime installé par l’une des armées les plus puissantes au monde ; de l’autre, il y a cette armée qui maintient un contrôle absolu sur le destin de l’autre, sans l’intention de s’arrêter.

Une souffrance indescriptible

La série Fauda a été créée par des gens qui jouent un rôle actif dans ce régime de contrôle et de mauvais traitements. Cette série télévisée est le fruit de cette collaboration, et en tant que telle, elle est, par définition, illégitime.

Il est immoral de transformer la souffrance de la victime en un divertissement pour le bourreau. Il est immoral de succomber à une dépendance à l’adrénaline aux dépens de ceux qui se trouvent dans le collimateur de nos armes. Gaza n’est pas un décor de théâtre pour une série dramatique ; c’est un endroit réel avec une population réelle qui subit la souffrance indescriptible que nous, les Israéliens, leur imposons chaque jour.

Oui, il est important de savoir ce qui se passe dans la bande de Gaza alors qu’elle se désintègre sous le siège, mais pas par le biais d’un divertissement au profit des masses. Nous pourrions, par exemple, apprendre à connaître les voix des jeunes Gazaouis eux-mêmes, via ce site important « Nous ne sommes pas des numéros » (https://wearenotnumbers.org/).

Il est facile de dire, « laisse tomber la politique et la morale », ou « il n’y a pas d’autre choix que de suivre le courant » -, sauf qu’il y a toujours des choix.  Nous pouvons, par exemple, refuser de coopérer à la transformation des victimes en un amusement pour les occupants ou en divertissement pour la communauté internationale  -, cette même communauté internationale qui, depuis tant d’années, permet l’occupation afin de perpétrer ces mauvais traitements.

Orly Noy est journaliste et militante politique, elle est basée à Jérusalem.

Traduction : BP pour l’Agence Média Palestine

Source: Middle East Eye

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