Voilà pourquoi les Palestiniens protestent contre l’expression « cuisine israélienne » : c’est parce qu’elle nous efface de l’histoire

Par Reem Kassis, 18 février 2020

Il y a quinze ans, alors que j’étais assise dans la chambre à coucher de mon enfance, à Jérusalem, essayant désespérément de mettre tout ce que je pouvais dans deux valises, ma mère (en bonne mère palestinienne qu’elle est) entra avec des sacs et des pots de nourriture : freekeh, sumac, za’atar et bien d’autres. Je lui ai dit : « Quoi, tu penses qu’il n’y a pas de nourriture en Amérique ? » Mais elle a insisté.

Peu de temps après mon arrivée à Philadelphie pour commencer mes études supérieures à l’université de Pennsylvanie, j’ai été nostalgique de ma famille, de notre façon de vivre et bien sûr, de notre nourriture. Ces pots et ces sacs sont devenus une ligne de vie, la première fois que j’ai été mise en face du fait que la nourriture peut contenir beaucoup de nos identités, de nos mémoires et de l’histoire de nos familles.

J’en ai vu le revers quand des amis ont suggéré que nous essayions un restaurant israélien qui venait d’ouvrir. Son menu faisait le tour des plats de ma jeunesse : houmous, taboulé et freekeh (le blé vert que ma famille récoltait, triait et fumait pendant des jours chaque printemps). J’ai éprouvé du réconfort à manger du freekeh qui avait exactement le même goût que celui de ma mère. Mais j’ai été aussi frustrée de voir que le meilleur plat palestinien que j’avais goûté, depuis mon arrivée, était servi dans un restaurant israélien — sans mention de son origine, ni de l’origine de la plupart des plats sur le menu, qui me rappelaient beaucoup les plats iconiques de mon enfance.

Comme pour beaucoup de Palestiniens, le terme de « cuisine israélienne » est dur à avaler pour moi. Ce n’est pas que je sois opposée à l’idée, ou que je ne puisse tolérer la diversité culturelle et la fusion. Au contraire, je sais très bien que notre cuisine palestinienne, comme toute autre, est un produit dérivé de l’évolution et de la diffusion. En fait, le concept de cuisine nationale est de construction relativement récente, il est apparu au tournant du XIXe siècle à la suite de l’avénement de l’état-nation.

Mais la diffusion culturelle est autre chose que l’appropriation culturelle. La diffusion est le résultat de ce que des personnes de cultures différentes vivent à proximité les unes des autres et interagissent les unes avec les autres, ou apprennent les unes des autres. L’appropriation culturelle, quant à elle, repose sur l’exploitation et l’effacement qui en découle, suivis par un déni volontaire de ces actions. La nourriture, après tout, est une expression de l’histoire, de la culture et de la tradition. Mais ce symbole — présenter des plats de provenance palestinienne comme « israéliens »— ne fait pas que nier la contribution palestinienne à la cuisine israélienne, il efface notre histoire et notre existence mêmes.

Une femme commande des falafels à un restaurant de Bethléem en Cisjordanie. (iStock)

Quand je réfléchis sur mes années de formation et sur les valeurs qui sont chères à mon coeur, il semble inévitable que je devais quitter une carrière dans le monde des entreprises pour une vie en cuisine, culminant avec mon livre de cuisine de 2017, « The Palestinian Table » [La Table palestinienne]. En 2014, après avoir donné naissance à ma première fille à Londres, j’étais entourée d’un nombre croissant de restaurants israéliens qui ignoraient souvent les origines palestiniennes de la variété des plats arabes qu’ils servaient. J’étais déjà inquiète d’élever ma fille loin de son pays et de la culture qui m’avait donnée des racines dans un monde de plus en plus éphémère. Brusquement, le désir de capturer l’histoire et les traditions de la cuisine palestinienne, pour elle, m’a semblé plus urgent.

L’histoire du Levant — au croisement du commerce, de l’histoire et de la géographie —est marquée par d’innombrables forces qui ont façonné sa cuisine, rendant ainsi difficile de retracer les origines de chaque plat. Les Libanais, les Syriens, les Jordaniens et les Palestiniens savourent tous des nourritures similaires. Ces groupes se disputent gaiement pour décider qui fait le meilleur houmous ou quelle est la façon correcte de fabriquer du taboulé, mais peu s’investissent en profondeur dans un débat pour savoir qui est à l’origine des plats. Cependant, les débats sont définitivement plus houleux quand ils impliquent Israël, car la nourriture devient un substitut pour le conflit politique et l’occupation longue de plusieurs décennies.

Dans l’effort pour créer un état pour le peuple juif et une nouvelle identité juive en Palestine historique au début et au milieu du XXe siècle, la nourriture a été un élément utilisé pour réaliser un sentiment de nationalisme israélien. Les immigrants juifs passaient de la riche nourriture d’Europe de l’Est de leurs pays d’origine vers un régime plus sain riche en ingrédients locaux comme les fruits, les légumes et les produits laitiers. L’accent sur la connexion au pays est probablement une des raisons pour lesquelles l’humble nourriture palestinienne de rue —houmous, falafel, za’atar et ka’ak— a plus attiré la nouvelle population juive que les joyaux élaborés de la cuisine palestinienne, comme le msakhan, le maftool, le maqlubeh et le mansaf.

Certains pourraient répliquer que c’étaient les juifs misrahim qui ont apporté ces plats en Israël. Mais l’houmous et les falafels ne faisaient pas partie du répertoire culinaire de la plupart des juifs misrahim, avant leur immigration dans les années 1950, étant donné qu’ils étaient consommés en général au Liban, en Jordanie, en Syrie et en Palestine, plutôt qu’en Afrique du Nord, au Yémen et en Iraq, d’où venaient la plupart des immigrants miszrahim.

D’autres sceptiques peuvent affirmer que la nourriture d’Israël est un méli-mélo de cultures, exactement comme les immigrants composant le pays. De fait, des plats ont été apportés en Israël depuis l’Afrique du Nord (shakshuka), l’Europe de l’Est (schnitzel), l’Iraq (amba) et les Balkans (kebabs et burekas). Mais si un juif immigrait en Israël depuis le Japon et commençait à faire des sushi dans un restaurant, est-ce que les sushis deviendraient israéliens ?

Dans l’ensemble, les plats qui forment le répertoire de la « cuisine nationale» israélienne (houmous, falafel, msabaha, baba ghanoush, knafeh) ont été appris de la population palestinienne, comme des spécialistes israéliens majeurs de la cuisine, tels que Ronald Ranta, Yonatan Mendel, Dafna Hirsch et Ilan Baron l’ont reconnu après des recherches étendues.

J’ai assisté à des discussions dans lesquelles il a été dit que ces plats ont évolué grâce à leur rencontres avec les cultures immigrantes en Israël : les falafels sont servis avec l’amba, l’houmous est garni de mille et une garnitures différentes, les schnitzels sont maintenant faites de poulet et mangés dans une pita, les ka’ak al quds (ces bagels au sésame de Jérusalem) sont utilisés pour faire des sandwichs toastés, etc. Adouber ces plats comme « israéliens » en nom n’efface pas l’origine de leurs composantes, ni le fait que la plupart sont encore servis à l’intérieur d’un artefact culinaire palestinien, ou à côté. L’ironie, cependant, est que la culture culinaire israélienne nouvellement construite se vante d’être un produit dérivé de beaucoup d’influences et de forces immigrantes, tout en échouant à mettre en lumière l’influence la plus importante — celle de la culture culinaire palestinienne locale.

Des Palestiniens achetant à un restaurant de shawarma dans le marché principal du camp de réfugiés de Jebaliya dans la bande de Gaza.
(Adel Hana/AP)

Dans beaucoup de restaurants et de livres de cuisine, les Israéliens n’ont aucun problème à inclure des éléments tels que « schug yéménite », « sabich irakien » ou « salade tunisienne ». Mais l’absence du mot « palestinien » de leurs menus et de leurs livres est une omission flagrante. Comme beaucoup d’universitaires et d’écrivains culinaires israéliens eux-mêmes l’ont remarqué, le mot « palestinien » est toujours considéré par beaucoup d’Israéliens comme une menace à leur existence.

Un des exemples les plus frappants est la « salade israélienne », un mélange de tomates coupées, de concombres, d’herbes et d’huile d’olive qui, après 1948, est arrivé dans les cuisines israéliennes via les cantines des kibboutz, où il avait été récupéré des fermiers palestiniens. L’écrivain culinaire israélien Gil Hovav a même dit : « Cette salade que nous appelons salade israélienne, en fait, c’est une salade arabe, une salade palestinienne ». Néanmoins, restaurants, magazines et blogs ici en Occident se réfèrent à cette salade comme « israélienne ». Ironiquement, en Israël, les gens l’appellent salat aravi, ou « salade arabe ».

Pour les Palestiniens, dont l’identité nationale est constamment sapée, sans un état indépendant, des constructions autres que géographiques deviennent vitales pour donner des racines et un sentiment d’identité. La nourriture devient pour les Palestiniens une manière de réclamer notre pays, sinon géographiquement, du moins psychologiquement et émotionnellement. C’est un substitut tangible avec lequel discuter des questions plus larges sur le terrain. C’est pourquoi se référer à des plats traditionnels adoptés des Palestiniens comme étant israéliens, sans considération pour leurs origines, est perçu comme jetant de l’huile sur le feu : d’abord la terre, maintenant la nourriture et la culture ?

Aujourd’hui, quand je fais des recherches sur l’histoire de la nourriture pour mon prochain livre de cuisine, sur les nourritures en évolution, transculturelles, du Moyen-Orient, je ne peux ignorer une sombre réalité : sous le vernis d’inimitié et d’indifférence manifesté par beaucoup de juifs israéliens envers les arabes palestiniens, il y a un sentiment ambivalent d’admiration et d’émulation, qui pour des raisons socio-politiques, a été nié par les Israéliens. C’est là que se trouve une graine d’espoir. Cependant, si cette graine doit prendre racine, et que nous devions atteindre une paix durable entre nos deux peuples, cela ne viendra pas seulement de la reconnaissance par Israël des origines des plats adoptés des Palestiniens. Mais cela pourrait un bon endroit pour commencer.

Kassis est l’auteur de « The Palestinian Table ».

Traduction par CG pour l’Agence Média Palestine

Source : The Washington Post

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