De Fauda à Messiah : le narratif « Nous vs Eux » – Un problème Netflix

Par Majed Abusalama , 2 avril 2020

Un panneau en Palestine disant en hébreu, «  Bienvenue à Gaza — Fauda ». Image fournie par l’auteur

Après avoir lu des textes sur la diabolisation des Palestiniens dans la série en ligne Messiah, les publicités sur facebook pour la série Fauda ont commencé à apparaître sur mon fil d’actualité. J’ai suffisamment de Fauda dans ma vie, ai-je pensé. Pourtant, j’ai décidé de regarder la première saison de Fauda (the mot arabe pour « chaos »), un série de télévision israélienne sur Palestine/Israël. Les scénaristes de l’émission sont des membres de l’unité d’occupation Mista’arivim —des soldats qui se déguisent en Arabes —et ont basé ce programme sur les crimes de guerre commis par ces escadrons contre les Palestiniens.

Qu’est-ce que ressent le spectacteur palestinien moyen ?

Que les Palestiniens y soient construits comme des personnes faibles, vulnérables et incapables d’être des humains normaux ne m’a pas surpris, étant donné l’histoire du colonialisme moderne. Mais produire une fausse image visuelle de la vulnérabilité qui ne peut que servir à légitimer la puissance coloniale israélienne mérite questionnement et analyse. Une propagande analogue a entraîné la destruction de l’Iraq et de l’Afghanistan au nom de la « guerre contre le terrorisme ».

Nous pouvons arguer que les scénaristes et les réalisateurs sont eux-mêmes des criminels de guerre à cause des activités et des opérations d’une flagrante illégalité de l’escadron sous couverture dépeint dans cette série, inspirée d’un cas réel. Wikipedia décrit la série comme dérivée des expériences de l’unité Mista’arivim des forces d’occupation israéliennes. Le site web IMDB décrit lui la série comme racontant « les histoires humaines des deux côtés du conflit israélo-palestinien ».

Pour aggraver encore les choses, Fauda a été filmé à Kafr Qasim, un village palestinien situé sur la Ligne verte. L’histoire de ce village est bien connue : en octobre 1956, quelques ouvriers palestiniens sont retournés chez eux pendant un couvre-feu surprise israélien. Les forces d’occupation israéliennes ont eu l’ordre d’assassiner autant de villageois qu’ils pourraient. Ils ont tué quarante-neuf Palestiniens. Treize étaient des femmes. Vingt-trois étaient des enfants. Un était un enfant à naître. 

Une autre chose problématique a été le timing du tournage. Je n’ai pas réussi à imaginer comment ils avaient pu continuer à tourner une telle série pendant la guerre de 2014 contre Gaza, qui a tué plus de 2202 Palestiniens, dont 526 enfants.

Transformer des crimes de guerre contre les Palestiniens en divertissement est immoral et raciste. La représentation et la déshumanisation des Palestiniens sont aussi orientalistes. Les manipulations de l’imaginaire et les disparités de pouvoir sont coloniales et insultantes pour les peuples autochtones du pays. Je n’ai regardé qu’une saison de Fauda. Cela m’a rendu furieux et j’ai été dégoûté que l’émission soit conçue pour endoctriner les spectateurs à l’infériorisation des Palestiniens et les encourager à penser que la lutte de mon peuple pour la libération, la justice et l’égalité est illégitime, non-civilisée, inhumaine, sauvage et stupide.

L’objectif réel de Fauda est rendre le contrôle militaire des soldats israéliens et les manipulations des Palestiniens compréhensibles et excitantes pour le spectateur. La série montre les acteurs incarnant les soldats comme sexy, forts, virils et extrêmement loyaux. Contrastant fortement avec l’image orientaliste des Palestiniens présentés comme trompeurs, désorientés mais pourtant aussi effrayants, refoulés socialement et politiquement sans gouvernance.

Bien sûr, je suis en colère de la manière dont ils se sont arrangés pour nous présenter comme des agresseurs et des terroristes, alors qu’Israël échappe à toute condamnation bien qu’il ait commis tant de crimes contre l’humanité. 

J’ai commencé à imaginer ceux qui regarderont la série dans le monde. Comment réagiront-ils ? Auront-ils peur des personnes et des lieux palestiniens ? Nous sommes décrits comme des créatures effrayantes et exotiques habitant dans des endroits où seules des unités spéciales de sécurité osent entrer. Nos hommes sont décrits comme des petits garçons impuissants et débraillés, déloyaux. Même le plus vénéré combattant palestinien pour la liberté, Abu Ahmed, est finalement dépeint comme un homme incompétent et incapable qui se lance dans des orgies de chocolat lorsqu’il est malheureux. Donner à Abu Ahmed le surnom de la « Panthère » est un insulte implicite au mouvement des Black Panthers [Panthères noires] qui a combattu pour la liberté des Noirs aux Etats-Unis. Et représenter les combattants palestiniens de la liberté comme incompétents, incurables, futiles, stupides, dont l’unique objectif est de tuer autant d’Israéliens qu’ils peuvent, est une représentation pervertie.

Il n’y a pas une seule scène où on montre un respect quelconque pour la résistance palestinienne à l’apartheid israélien. Dans toute la série Fauda, les soldats israéliens sont présentés comme des personnes civilisées avec un code de l’honneur, manifestant une moralité même dans les situations les plus désespérées.

D’un point de vue féministe, la série représente les femmes blanches israéliennes comme fortes, sexy, attirantes, civilisées et profondément empathiques. Elle représente les Palestiniennes comme cruelles, faibles, étourdies et attirées uniquement par les hommes forts israéliens.

C’est le cas avec Shirin, une Palestinienne médecin, jouée par Laetititia Eido, qui est montrée comme facilement conquise par Doron Kavillio, le principal commandant de l’unité militaire, qui la piège et joue l’amant pour collecter de l’information sur la Panthère. Nisreen, la femme d’Abu Ahmed, est un autre exemple de fausseté de coeur. Dans la série, on la convainc de travailler avec le Mossad en échange d’un permis pour fuir la Palestine. De cette manière, les nombreux sacrifices des Palestiniennes dans notre long combat pour la libération sont effacés. 

Toutes ces descriptions déformées sont emblématiques de la façon dont Israël essaie de stigmatiser non seulement les Palestiniens, mais tout Arabe et tout musulman, des femmes et des hommes, de manière raciste. J’imagine comment, si je n’avais pas grandi sous apartheid israélien à Gaza et si je n’avais jamais visité le Moyen-Orient, je pourrais même croire qu’Israël est une démocratie assiégée, avec l’armée la plus morale.

Essentiellement, la série Fauda est construite pour soutenir la machine d’endoctrinement de la diplomatie publique israélienne en représentant chaque Palestinien comme un terroriste ou un sympathisant du terrorisme. Les personnages palestiniens prétendument « aimables » sont ceux qui collaborent, qui ne se révoltent pas contre l’apartheid israélien. Fauda ne légitime pas seulement la violence commise contre les Palestiniens mais tord aussi cette réalité dans d’étranges noeuds, accroissant l’asymétrie dans la puissance visuelle entre les Israéliens, que les Palestiniens ne voient d’habitude que dans des vêtements de soldats, se tenant aux checkpoints, emprisonnant des enfants et démolissant les maisons, et les Palestiniens à qui les droits de vivre normalement comme des êtres humains ou même de retourner dans leurs maisons ont été refusés pendant les soixante-douze dernières années. 

Fauda glorifie les crimes de guerre de l’armée israélienne. Le premier épisode commence avec une unité sous couverture conduite par Doron Kavillio (interprété par Lior Raz) faisant un raid sur un mariage palestinien en vue d’« un assassinat ciblé » de la Panthère. Ils sont découverts et leur mission échoue. Pourtant, alors qu’ils partent, ils tuent le frère de la Panthère, Bashir, le futur marié, ainsi que d’autres Palestiniens. Tout ceci est justifié comme une tuerie pour une juste cause parce que la Panthère est « un terroriste ».

La série exploite la faible connaissance de beaucoup de spectateurs internationaux qui la voit comme un thriller, quand en fait c’est un véhicule de la propagande politique israélienne. (Les plus grands tours promotionnels de la série Fauda sont organisés par l’AIPAC et les groupes chrétiens sionistes américains.) La deuxième saison inclut une intrigue ridicule, mais provocatrice, dans lequel des membres de l’Etat islamique viennent de Syrie pour combattre Israël. Un gros titre de Haaretz annonce la saison 2 de la série comme «  Toujours contestable moralement, toujours divertissante en diable ».

Certains pourraient dire : « Fauda n’est qu’un spectacle. Pourquoi vous en soucier ? ». Un spectacle a un pouvoir énorme. Je ne veux pas voir de spectacles qui incluent des viols de femmes ou des actes violents contre les enfants et les personnes âgées. Alors un « spectacle » qui justifie les crimes contre l’humanité et glorifie les criminels tout en rendant mon peuple en Palestine effrayant pour les auditeurs ?

Fauda inverse tout exactement comme le fait la propagande israélienne.Un gros titre de Haaretz souligne ces parallèles: «  Comment ‘Fauda’ a rendu romanesque l’aspect le plus répugnant de l’occupation d’Israël ». Dans ce rapport, Hager Shezaf présente l’histoire du Mista’arivim sous couverture dont les membres, déguisés comme des journalistes palestiniens, ont fait irruption dans la plus grande université palestinienne — Birzeit — et ont arrêté un leader étudiant. De telles actions sont pratiquées en permanence contre les étudiants palestiniens des universités de Cisjordanie occupée. Shezad indique que les médias d’Israël, plutôt que d’exprimer leur indignation sur le raid d’une université palestinienne au milieu de Ramallah, «  ont offert leur plus haute louange : « Juste comme ‘Fauda’ ». 

Je soutiens que la complicité est un crime. Netflix doit maintenant interdire Fauda au motif que la série blanchit les crimes de guerre israéliens.  

Il n’est pas acceptable d’être complice avec la série Fauda pour quelque raison que ce soit. Inverser la relation entre victime et persécuteur et présenter les Palestiniens dans le rôle des agresseurs fait précisément écho à la pratique institutionnalisée de la terreur contre les Palestiniens par Israël. Netflix ne démontre aucune responsabilité sociale ou politique quand il achète des émissions qui sont manifestement racistes. De fait, ils continuent à présenter et à subventionner des films hypocrites comme Angel,The Spy Who Fell to Earth, et il y a quelques jours maintenant, Messiah, qui est rempli de stéréotypes et de gilets suicide. De tels films ne font qu’alimenter plus de racisme et de ségrégation. Ils contribuent à renforcer un apartheid universel croissant qui ne glorifie que le capitaliste néolibéral et fort et les états à majorité blanche. Et un tel imaginaire présente le sud globalement comme un produit de divertissement, de tourisme, de néo-colonialisme, de peurs engendrées, de préjugés et de stéréotypes qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des passeports rouges. 

Je n’attends pas beaucoup de responsabilité morale ou de réflexion d’une compagnie comme Netflix. Le divertissement est un commerce et nos vies et notre représentation sont sans valeur pour la plupart des commerces de l’histoire moderne.

Quand les Noirs, le combat des peuples autochtones, les Cachemiris, les Irakis, les Vietnamiens, les Iraniens, les Afghans se sentiront-ils représentés avec leurs idées et leurs narratifs sur Netflix et dans la sphère audio-visuelle ? Eux qui depuis des décennies ont lancé de nombreux appels pour obtenir et récupérer des espaces et des ressources pour faire des films qui disent leurs histoires et leurs narratifs, au-delà des intérêts coloniaux et capitalistes.

L’alternative est de continuer à Netflixer et à reproduire les narratifs néolibéraux coloniaux et impéralistes qui ne soutiennent que quelques-uns contre la majorité, de la même manière que les partis, les groupes et les mouvements européens racistes produisent de la propagande qui argumente que l’Europe doit être seulement pour les Blancs — renforçant ainsi la notion que les réfugiés ne doivent pas être autorisés à exister ou même simplement à être dans de tels espaces blancs.

Netflix n’a jamais été pour moi. Je ne m’y sens pas en sécurité. Netflix reproduit et recycle des images culturelles occidentales qui nous ramènent cent ans en arrière. De fait, si nous analysions seulement les films sur Palestine/Israël et sur les Arabes et les musulmans qu’ils offrent aux spectateurs, nous remarquerions combien ils sont abusifs, insidieux et subversifs, combien ils renforcent la suprématie raciale et ethnonationale, combien ils sont hypermasculins et misogynes, trompeurs et immoraux.

La manipulation par Netflix d’une partie gigantesque du narratif visuel est dangereuse. Elle autorise une inégalité et une injustice visuelle pour soutenir et renforcer les régimes néolibéraux tout en offrant à peine un petit coin aux marginalisés. Ainsi la censure et la stigmatisation des Palestiniens, des musulmans et des Arabes comme n’étant que des terroristes et des personnes sans civilisation sont des échecs moraux dans la production cinématographique.

Je suis dégouté. Je n’arrive pas à croire que de nouvelles saisons soient prévues, que la dernière est sur ma ville – Gaza, et qu’elle soit annoncée en Israël avec le slogan : « Bienvenue à Gaza ». Je ne suis pas sûr que je puisse regarder plus de diabolisation et de normalisation de vies dans ce ghetto. Mon coeur ne peut prendre plus d’insultes et d’injures qui peuvent seulement confirmer les biais des colonisateurs et des Blancs contre nous. Mon dégoût est intensifié par le fait que c’est une des séries les plus regardées sur Netflix. 

Il doit y avoir un boycott culturel qui permettrait au public de cesser d’être ignorant et d’avoir de réelles valeurs d’empathie et de compassion. Un jour, nous, le peuple palestinien, ferons nos films de la même façon que le Noirs américains et les Sud-Africains produisent leurs films et nous reconquerrons du fascisme et du colonialisme notre histoire et notre narratif visuels. C’est un long chemin, un chemin qui commence par exposer ces commerces qui forgent une autre forme de discrimination et de discours de haine et qui lui permettent d’être acceptée au nom du divertissement.

L’unité d’occupation Mista’arivim, portant un keffieh palestinien quand elle est sous couverture, et montrée ici en train d’arrêter un enfant palestinien pendant une manifestation non-violente en Cisjordanie occupée. Image fournie par l’auteur.

Trad. CG. pour l’Agence Media-Palestine 

Source: Jadaliyya.com

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