Par Osama Tanous, 25 mars 2020
Nous sommes loin de pouvoir saisir toute l’ampleur des dommages potentiels que l’épidémie de COVID-19 pourrait causer dans la vie des gens et à l’économie. Dans la réalité complexe de la Palestine/Israël, où l’épidémie ne fait que commencer, elle nécessite une analyse plus approfondie. Nous savons par l’histoire que les pauvres et les opprimés sont les plus touchés par les épidémies et les catastrophes, et le danger de ce virus pour les Palestiniens est donc très préoccupant.
Le Titanic en 1912, par exemple, transportait 2 201 passagers et a pu en sauver 1 178 à bord de canots de sauvetage. Bien que plus de la moitié des voyageurs auraient pu être sauvés, seuls 32% ont survécu. Lorsqu’on regarde les chiffres, il est clair que les chances de survie n’étaient pas aléatoires, mais dépendaient de la classe et des privilèges. Alors que le taux de survie a été de 62,5% parmi les passagers de première classe, il tombe à 41,4, 25,2 et 24 pour cent respectivement pour ceux de deuxième classe, de troisième classe et les membres de l’équipage. Le taux de survie des plus pauvres et de la classe ouvrière a été de près de la moitié de ce qu’il aurait pu être. Ce modèle différencié de survie traverse les époques, les géographies et les crises.
Au vingtième siècle, la canicule de Chicago en juillet 1995 a tué 739 habitants. Alors que les corps s’entassaient, la réalité est apparue crument : les quartiers et les personnes n’étaient pas égaux devant la mort. Le taux de mortalité des Noirs était d’environ cinquante pour cent plus élevé que celui des Blancs. Huit des dix quartiers ayant eu le taux de mortalité le plus élevé était des quartiers pauvres. Il est évident que le lieu et la race importent dans la prévisibilité de la mort.
L’ouragan Katrina de 2005 a été un autre exemple horrible de la façon dont les catastrophes mettent en évidence les inégalités dans la société, et une fois de plus, ce sont les Noirs et les pauvres qui ont payé le plus lourd tribut. La violence de la nature s’est ajoutée à des années de violence structurelle, de négligence et de racisme pour exposer et tuer les plus marginalisés. Les Noirs de la Nouvelle-Orléans sont morts de 1,7 à 4 fois plus que les Blancs, et quatre des cinq quartiers où le taux de mortalité est le plus élevé sont majoritairement noirs. Les disparités de tous les jours en matière de santé et les écarts de mortalité sont amplifiés en période de crise sanitaire.
Les épidémies exercent également une pression sur les sociétés qu’elles frappent et elles rendent visibles des structures latentes qui n’apparaîtraient pas de manière aussi évidente autrement. Elles fournissent un outil pour l’analyse sociale et révèlent ce qui importe vraiment à une population et à qui elle accorde réellement de la valeur.
L’un des aspects des réponses aux épidémies est le désir d’assigner des responsabilités. Ce discours de la faute exploite les divisions et les préjugés existants et les idées racistes basées sur la religion, la race ou la classe. C’est apparu clairement dans le contexte palestinien/israélien quand, en 1948, le Dr Avraham Katzinilson a déclaré dans le journal israélien Haaretz que la ségrégation complète entre les populations juives et arabes pendant la guerre avait résulté en une absence de maladies infectieuses comme le typhus ou la dysenterie.
Il existe des conditions spécifiques au colonialisme de peuplement, une forme de colonialisme qui cherche à remplacer la population d’origine du territoire colonisé par une nouvelle société de colons. Le colonialisme de peuplement est mis en œuvre par divers moyens allant du dépeuplement violent des anciens habitants à des moyens plus subtils et légaux tels que l’assimilation ou la reconnaissance de l’identité autochtone dans un cadre colonial.
Israël étant une société coloniale de peuplement, l’histoire médicale du colonialisme fournit quelques leçons. L’Europe a involontairement exporté la variole et la rougeole vers le « Nouveau monde » et l’Afrique par le commerce des esclaves, y ajoutant ensuite le paludisme et la fièvre jaune. Les empires européens étaient saisis de panique et d’anxiétés, concernant les colonies, devant les maladies épidémiques. Le contrôle des agents pathogènes et des personnes qui en sont porteuses était une source de préoccupation majeure dans l’Inde britannique et l’Indonésie néerlandaise.
Aux États-Unis, une autre société coloniale de peuplement*, l’épidémie révèle les fissures dans la société qui affectent les travailleurs de l’économie du spectacle, les pauvres, les prisonniers, les sans-abris et les personnes non assurées. Il existe 574 nations tribales souveraines reconnues au niveau fédéral, réparties dans près de quarante États à l’intérieur des frontières géographiques des États-Unis. Les communautés autochtones sont affectées de manière disproportionnée par les maladies que le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) a spécifiquement identifiées comme accroissant le risque de complications graves de la COVID-19. Plusieurs tribus ont opté pour l’« autodétermination » avec une plus grande flexibilité financière et autonomie médicale – plutôt que de dépendre du Service indien de la santé (IHS), qui souffre depuis des décennies de sous-financement. « Nous avons rapidement reconnu la nécessité de faire des sacrifices pour le bien commun, afin de protéger notre communauté ainsi que la population en général », a dit le Dr Dakotah Lane, directeur médical du service sanitaire tribal de la nation Lummi, une tribu autochtone américaine souveraine. La réserve de Lummi se situe dans le Conté de Whatcom – à 115 km au nord de Seattle, dans l’État de Washington. Alors que l’administration Trump restait inactive, la tribu a rapidement introduit des mesures d’atténuation des risques et de prévention telles que la distanciation sociale, des tests en drive-in, des cliniques de télé-médecine et un service de livraison à domicile pour les personnes âgées.
Malgré sa réputation, le système de santé canadien ne fait pas exception quant à la manière dont les États coloniaux de peuplement traitent leurs populations autochtones. En contradiction avec la réponse d’intention performative de Justin Trudeau, dans son style si charmant comme d’habitude, à la lettre d’un enfant de huit ans à propos du coronavirus : « Nous travaillons super dur », le Canada a travaillé « super dur » à rendre cette épidémie plus mortelle pour les communautés autochtones. Le manque d’eau potable vient uniquement du fait des carences persistantes des infrastructures que rencontrent les communautés autochtones, dont par exemple des logements surpeuplés et le manque de systèmes de traitement des eaux usées, ainsi que d’années de négligence de la part du gouvernement. « Les disparités de longue date qui existent dans le domaine des soins de santé et des conditions sanitaires … exposent notre peuple, nos communautés, à de bien plus grands risques », a déclaré Dalee Sambo Dorough, présidente du Conseil circumpolaire inuit, une organisation qui représente 180 000 Inuits du Canada, des États-Unis, de la Russie et du Groenland.
Aujourd’hui, en Palestine et en Israël, le virus – au contraire des corps des Palestiniens – ne s’arrête pas aux frontières militarisées pour montrer sa carte d’identité aux postes de contrôle. En réponse à l’apparition de cas de COVID-19 à Bethléhem, le ministre de la Défense israélien Naftali Bennet a annoncé le 5 mars que la ville serait fermée par peur de la propagation du virus. « L’entrée et la sortie de la ville seront restreintes pour les Israéliens comme pour les Palestiniens », a-t-il dit. N. Bennet a également déclaré que si l’épidémie prenait des proportions importantes, « le ministère de la Défense prendrait des mesures ».
Le genre de mesures auxquelles N. Bennet faisait référence n’est pas très clair, mais Bethléhem, comme beaucoup d’autres villes palestiniennes, a une grande habitude des couvre-feux et des confinements à domicile. Non seulement l’idée qu’il puisse s’agir de préoccupation pour la vie des Palestiniens et de coopération médicale semble absurde dans un contexte de colonialisme de peuplement, mais les Palestiniens se souviennent également trop bien d’autres commentaires faits par le ministre tels que « j’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie et cela ne pose aucun problème ». Ils ne croient donc pas que N. Bennet se soit découvert un nouvel intérêt pour la vie des Palestiniens, qu’ils soient tués par des balles israéliennes ou par la COVID-19.
Il est assez parlant que le verrouillage de la ville et la fermeture des postes de contrôle à Bethléhem n’aient pas été suivis de mesures similaires à Tel Aviv ou dans d’autres villes israéliennes après qu’un nombre similaire de patients y aient été diagnostiqués. De plus, le Premier ministre B. Netanyahu a rapidement appelé à un gouvernement d’urgence incluant les deux grands partis juifs israéliens mais excluant la Liste conjointe majoritairement palestinienne, qu’il a qualifiée de « soutien aux terroristes ». En outre, les Palestiniens étaient loin de se sentir soulagés lorsque la ministre de la Justice d’extrême droite, Ayelet Shaked, a déclaré qu’elle veillerait personnellement à ce que la surveillance électronique des patients testés positivement à la COVID-19 se fasse avec un minimum de risques.
La pandémie actuelle montre également comment plus de sept décennies de régime colonial, d’occupation militaire, de points de contrôle et d’attaques militaires ont créé une réalité d’une Palestine déjà dystopique, en quarantaine, surpeuplée et incarcérée. Dans la dense bande de Gaza, où quelque deux millions de personnes sont assiégées, avec des établissements de santé surchargés et en ruine, déjà jugés « invivables » par les Nations unies, tout cas potentiel de coronavirus pourrait y créer une crise sanitaire inimaginable. Dans la Cisjordanie fragmentée et divisée, occupée militairement, la situation n’est guère meilleure. Des semaines avant les restrictions imposées, les médecins se sont mis en grève pour protester contre la fragilité du système et les conditions de travail. Son système de soins de santé en ruine sera également poussé au bord du gouffre. Les Palestiniens d’Israël, qui vivent dans des townships où la densité et la pauvreté sont concentrées et que le régime décrit comme une « menace pour la sécurité », n’ont pas le même accès et ne bénéficient pas des mêmes soins que les citoyens israéliens juifs. Les Palestiniens qui sont réfugiés dans d’autres pays – dont beaucoup languissent dans des camps – dépendent des services de santé de donateurs, vivent dans une réalité ghettoïsée et sont confrontés à une discrimination flagrante de la part des pays et des communautés d’accueil.
Enfin, les plus vulnérables d’entre nous sont les prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes, médicalement négligés, incarcérés dans de petites cellules surpeuplées et non ventilées qui sont idéales pour la propagation des virus, et où l’autorité pénitentiaire a pris des mesures pour empêcher les visites des avocats et des familles sans fournir d’informations sur la façon dont elle prévoit de faire face à la crise sanitaire.
Dans des moments comme celui-ci, les Palestiniens, comme les autres populations autochtones, les personnes de couleur et les réfugiés, sont traités par le régime comme des « autres » ingrats, alors que l’atmosphère de peur et d’hystérie renforce et alimente le racisme, la violence d’État et l’exclusion – ce qui a très probablement pour résultat de causer beaucoup plus de tort à la population opprimée et contrôlée. En substance, les épidémies et les catastrophes mettent à nu les structures de pouvoir de la souveraineté, de la richesse et du contrôle, faisant remonter à la surface des relations de pouvoir profondes.
Traduction : MV pour l’Agence Média Palestine
Source : Jadaliyya