Le conflit israélo-palestinien n’est pas un “Clash de Cultures.” C’est une question de colonialisme.

BERNARD PORTER – JACOBIN – 3 MAI 2020

La Palestine est malmenée depuis plus d’un siècle, pourtant le narratif d’un « clash tragique » entre deux peuples revendiquant le même territoire prévaut toujours. Il est faux de présenter les choses comme cela – les souffrances de la Palestine sont le produit d’une conquête coloniale de peuplement.

Revue du livre de Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine: A History of Settler Colonial Conquest and Resistance. 319pp, illustré. Profile Books, 2020. (La guerre de cent ans contre la Palestine : histoire d’une conquête coloniale de peuplement et de résistance)

Des soldats israéliens prenant position tandis que des Palestiniens se rassemblent pour la Marche du Retour, le 13 avril 2018. Lior Mizrahi / Getty Images

Les historiens de l’Empire savent à quoi ressemble le colonialisme. L’histoire de l’Israël moderne entre parfaitement dans cette catégorie. C’est pourquoi les gens de gauche, qui ont toujours été aux premières lignes de la lutte internationale anti-coloniale, sont plus portés au soutien des Palestiniens dans le désastreux conflit actuel entre eux et l’État d’Israël. Cela n’a rien à voir avec « l’antisémitisme » au sens propre du mot.

Le nouveau livre de Rashid Khalidi, en partie historique, en partie politique et en partie fait de souvenirs personnels – il a été impliqué dans nombre des derniers  événements qu’il décrit – retrace l’histoire du conflit d’un siècle entre les Arabes et les sionistes depuis 1917. C’est une histoire qui n’est pas dite de façon totalement impartiale, étant racontée d’un point de vue palestinien, mais équitable au regard du narratif pro-israélien majoritaire qui a généralement prévalu jusque récemment et qui nécessitait une contrepartie, en particulier aux États Unis, l’État-patron d’Israël.

Le « colonialisme » est le thème qui traverse le livre et qui suscite un parallèle entre le sionisme et nombre d’exemples européens désormais notoires de ce phénomène en Afrique, en Inde et en Asie du sud-est. Ces événement n’étaient certes pas aussi notoires lorsqu’ils se sont produits, juste au moment où l’idée de Juifs européens de « coloniser » la Palestine prit naissance, les sionistes n’étant pas alors embarrassés par l’usage du mot.

Ce n’est que plus tard que le colonialisme est tombé en disgrâce et c’est pourquoi Israël préfère maintenant un narratif qui place les Juifs comme les indigènes d’origine du pays (leur titre leur étant garanti par Dieu, rien de moins), et les Arabes comme envahisseurs. Soit cela, soit voir tout le pays comme ayant été pratiquement vide de population, sinon de tribus errantes et de sauvages : une terra nullius, donc, comme l’Australie ou l’Amérique du Nord avant la colonisation, que les Juifs pouvaient « élever vers la civilisation » (un lieu commun impérialiste). Le sionisme n’a jamais pu reconnaître la « nation » que de nombreux Arabes palestiniens revendiquaient. La première partie de ce livre recèle beaucoup de preuves pour ceux désireux de débattre de l’une ou l’autre de ces approches.

Le reste du livre de Khalidi est une contribution sur la « guerre » unilatérale entre les nationalistes palestiniens modernes d’un côté et les Juifs sionistes et leurs puissants alliés – en premier lieu la Grande Bretagne, puis les États Unis – de l’autre. La plupart de cette histoire est assez bien connue de ceux qui ont fait en sorte de se libérer de l’image hollywoodienne de l’Exodus dans la création de l’État d’Israël, mais elle gagne en instantanéité, par l’expérience personnelle de la famille Khalidi racontée dans le livre.

À côté  des sionistes qui ont conquis la Palestine pour leur nouvel État à base ethnique, Khalidi introduit un débat sur les mandataires britanniques d’origine, les gouvernements américains successifs qui les ont soutenus et les autocraties arabes voisines qui, pour des raisons qui leur étaient propres, ont été – Khalidi l’affirme – presque autant complices. Les Palestiniens auraient dû s’attendre à davantage d’aide de leur part. Mais leurs propres dirigeants étaient également coupables, du fait de leurs divisions fratricides, de leurs faiblesses personnelles et du manque de talent diplomatique et propagandiste, dont le côté israélien était abondamment doté. En tant que citoyen étatsunien – il est actuellement titulaire de la chaire Edouard Saïd des études arabes modernes à Columbia – Rashid Khalidi est bien conscient du grand décalage dans le soutien et le financement entre les causes israélienne et palestinienne.

Il se pourrait aussi que la pure cruauté des forces israéliennes armées et de renseignement les ait effrayés, ce qui était l’objectif : tirs et bombardements sans discrimination, assassinats planifiés de dirigeants palestiniens, torture, emprisonnements de masse, exil, dont beaucoup sont ici décrits ; et leur habile diffusion de désinformation en occident.

Deux formes de celle-ci ont été la sur-identification de la cause palestinienne à des phénomènes plus larges  de « terrorisme » islamiste, de manière à discréditer la cause ; et la confusion délibérée de l’anti-sionisme avec la souillure de l’antisémitisme, à laquelle évidemment personne à gauche ne voulait être associé. La cause palestinienne n’a rien de comparable avec l’expertise et l’argent que le lobby américain pro israélien a pu drainer.

En guise de conclusion, Khalidi exprime l’espoir que le mouvement d’opinion puisse maintenant commencer à se tourner vers la Palestine, au moins parmi les jeunes Américains et Israéliens – il en veut pour preuve le mouvement de « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » (BDS) dans les universités américaines.  Les atrocités israéliennes à Gaza et en Cisjordanie, largement diffusées, auront eu une bonne part dans ce changement d’opinion, ayant contribué à une évolution remarquable de la place d’Israël dans l’estime de beaucoup de gens au cours des trente dernières années.

Peut-être que simplement reconnaître cela, aiderait ; comme Khalidi lui-même reconnaît tout à fait la souffrance des Juifs par le passé comme une raison puissante de leur désir d’avoir leur propre nation ainsi que les craintes actuelles d’Israël vis-à-vis de ses voisins, bien qu’il les estime exagérées. Il pense néanmoins qu’Israël doit abandonner le sionisme intégral – l’Eretz Ysrael ultra colonialiste, qui est clairement toujours le rêve ultime de Netanyahou, par exemple – et doit reconnaître que les Palestiniens constituent une véritable « nation » eux aussi.

Cela ouvrirait la voie à la solution à deux États qu’Israël a toujours méprisée, mais à laquelle l’OLP s’est ralliée relativement récemment. Elle exigerait néanmoins que les Palestiniens reconnaissent, de leur côté, la réalité des références « nationales » d’Israël , en dépit de leurs moindres racines historiques crédibles – sauf à être un fondamentaliste de la Bible – que celles qu’ils revendiquent pour eux-mêmes. Comme le fait remarquer Khalidi, personne ne contestes cela dans les comparaisons avec d’autres États ayant résulté récemment du colonialisme, comme le Canada et l’Australie.

Les États Unis demeurent cependant un problème pour la nation palestinienne. Quelque peu à part du puissant lobby pro Israël, qu’on n’ose pratiquement pas mentionner ces temps-ci, de peur d’être catalogué antisémite, Khalidi suggère de façon intéressante que la célébration par l’Amérique de sa propre histoire coloniale est susceptible de jouer un rôle dans son soutien à l’extension de colonies israéliennes dans les Territoires occupés.

Pour ces raisons, et d’autres, les Palestiniens devraient arrêter de considérer les États Unis comme un médiateur possible et les traiter plutôt comme « une extension d’Israël… ce qui représenterait sa position réelle au moins depuis 1967 ».  Tous les accords précédents devraient être supprimés et des négociations commencer de novo. À ce moment là, l’équilibre dans le monde se transformant ainsi que cela semble être le cas désormais, nous pouvons atteindre une position dans laquelle d’autres puissances montantes, plus favorables aux Palestiniens, auront plus de poids dans les affaires moyen orientales : Khalidi évoque l’Inde et la Chine.

« Peut-être », conclut Khalidi, «  de tels changements permettront-ils aux Palestiniens avec des Israéliens et d’autres qui, dans le monde, souhaitent la paix et la stabilité avec la justice en Palestine, d’élaborer une trajectoire différente que celle de l’oppression d’un peuple par un autre. Seul un tel chemin fondé sur l’égalité et la justice est à même de mettre fin à la guerre de cent ans contre la Palestine par une paix durable, une paix qui apporte avec elle la libération que le peuple palestinien mérite. » Ce serait une conclusion plus heureuse de cet épisode particulier dans l’histoire du colonialisme européen, qu’aucune des alternatives espérées et craintes.

Pour ceux qui veulent apprendre le cours du conflit israélo-palestinien jusqu’à aujourd’hui, et qui ont l’esprit ouvert : lisez ce livre. Il opère une brillante synthèse de haute compétence et d’expérience, d’impartialité malgré son penchant ouvert pour la Palestine, et il se lit facilement. Américains et Israéliens en particulier devraient lire ce livre, notamment les jeunes, les plus progressistes, dans les mains desquels doit passer le sort de ces deux nations légitimes de cette région. S’il vous plaît, ne laissez pas cela continuer pendant encore cent ans.

Bernard Porter est professeur émérite d’histoire à l’Université de Newcastle-upon-Tyne et l’auteur de plusieurs livres sur l’impérialisme britannique.

Traduction : SF pour l’Agence Media Palestine

Source : Jacobin

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