S’il vous plaît, ne nous appelez pas ‘Arabe’

Par Emad Moussa, le 31 mai 2020

Image d’un artisan palestinien dans le livre, Voyage dans un village arabe, de Miriam Halpern, publié en 1947.
Source : Archives du Projet d’affiche palestinien.

Le livre s’appelle « Arabes et Juifs en Palestine Ottomane » et m’a été suggéré par un ami. Dans ce livre, Alan Dowty essaie d’examiner les racines du conflit israélo-palestinien et analyse dans ce but l’histoire du Yishuv en Palestine à la toute fin de l’ère ottomane et ses relations avec les habitants ‘arabes’ du pays.

Ce qui a retenu mon attention, cependant, c’est la dichotomie réductrice qu’on trouve dans le titre du livre – « Arabes » et « Juifs ». En eux mêmes, chacun de ces mots est assez chargé. Mis ensemble ou en opposition, ces termes ont eu un impact important sur la façon dont beaucoup de gens ont perçu le conflit.

Dans cet article, je m’intéresse principalement au terme « Arabe ». Oui en effet, en ce qui concerne la langue et de l’ensemble de l’héritage culturel, nous Palestiniens faisons intrinsèquement partie du monde arabe. Mais quand on en vient au conflit israélo-palestinien, la question est beaucoup plus complexe. Au cours des années, on nous a faits beaucoup plus Arabes que nous ne le sommes réellement. Notre « Arabisme » a été suretismé aux dépens de notre palestinialisme. En d’autres termes, la deuxième couche de notre identité a été avancée au premier plan afin qu’elle devienne LA dominante. Cela a été fait à dessein, et s’est peu à peu transformé en « bon sens » trompeur. Permettez moi de développer.

Afin de légitimer le droit des Juifs à la Palestine, le Sionisme a cherché à délégitimer l’existence des Palestiniens sur cette terre. Cette démarche comprenait un processus largement psychologique de « nativisation » [transformation en autochtones] des Juifs européens et de « dé-nativisation » [retrait du caractère d’autochtones] des Palestiniens. Finalement, cela a nécessité un déplacement physique (des Palestiniens), puis leur remplacement (par les Juifs européens). Le mot « Arabe » était l’une des tactiques utilisées pour atteindre ce but.

Aujourd’hui, bien que le terme « Palestinien » soit utilisé dans les principaux médias israéliens, le mot « Arabe » est toujours le terme courant dans la rue. En fait après des décennies d’occupation, il est devenu un terme de bon sens, même pour beaucoup de Palestiniens. Qui dit que l’auto-colonisation n’existe pas ?

Mais pourquoi est-ce important ? Après tout, les Palestiniens sont des Arabes, a expliqué mon ami juif israélien.

Je ne blâme pas mon ami juif israélien, il est né dans ce « bon sens » trompeur et n’a probablement pas été confronté à différents systèmes de référence. Nous Palestiniens sommes également coupables de travers similaires. Beaucoup d’entre nous utilisent les termes « Juif » et « Sioniste » de façon interchangeable sans vraiment y réfléchir. Après tout, Israël nous a balancé au nez la rhétorique de l’« identité juive » à chaque occasion. Il eut été étrange que cela n’ait pas produit des stéréotypes et des idées fausses.

Néanmoins, pour répondre à sa question, qualifier les Palestiniens de simples « Arabes » contribue à maintenir le déni sioniste des Palestiniens en tant qu’identité et culture indépendantes. La justification fonctionne ainsi : s’il n’y a pas d’identité palestinienne distincte, alors il n’y a pas ou il n’y a jamais eu quoi que ce soit comme la Palestine. Et par conséquent, Israël n’est pas un envahisseur ou un occupant. Non seulement il s’agit là d’auto-légitimation, mais aussi d’un mécanisme de défense contre la culpabilité. Et, au fait, vous n’avez pas besoin de ressentir consciemment de culpabilité pour qu’elle existe. Elle peut se manifester de multiples façons. Le déni en est une, l’agressivité excessive en est une autre.

Par ailleurs, le terme « Arabe » suggère à tort que le monde arabe est une entité unique qui déploie des attitudes et des politiques uniformes vis-à-vis des Juifs, du Sionisme et/ou d’Israël, et qu’Israël se trouve tout seul, entouré de dizaines de millions d’Arabes antagonistes. Cette vision du monde fait partie du discours sioniste du « petit nombre contre le grand nombre » où les « Juifs » se sont retrouvés seuls contre plusieurs armées « arabes » dans ce qui a été perçu (et promu) comme une potentielle deuxième Shoah.

La dichotomie Arabe/Juif a également une dimension ethno-politique, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Juifs non-ashkénazes. L’ascension du sionisme et, plus tard, le nationalisme arabe moderne ont reconstruit ce qui était à l’origine une différence religieuse – Musulmans Arabes et Juifs Arabes – dans un discours nationaliste où le Judaïsme a été associé au Sionisme, et vice versa, et a été en quelque sorte déconnecté de la plus large ethnicité/identité arabe qui transcendait la religion.

Résultat, les Juifs Séfarades ont été soumis à un processus systématique de dé-arabisation à leur arrivée en Israël dominé par les Ashkénazes au début des années 1950. On les a exhortés à considérer le Judaïsme et le Sionisme comme des synonymes, et la Judaïté et l’Arabité comme des antonymes. Cette identité artificielle a créé, entre autres choses, une schizophrénie culturelle et politique dans la communauté des Séfarades, les piégeant entre la haine des Arabes (spécialement palestiniens) et la haine de soi…

Ce qui rend le mot « Arabe » particulièrement problématique, c’est qu’il fournit des réponses faciles à une grande partie de l’image et des récits d’Israël. Etudions par exemple certains des écrits de Benny Morris.

Morris est l’un des plus importants historiens d’Israël. C’est lui qui a inventé l’expression « nouveaux historiens », faisant référence au groupe d’historiens révisionnistes qui ont émergé à la fin des années 1980 en Israël. Son livre sur le problème des réfugiés palestiniens (1989) était en fait un changement de paradigme dans les récits historiques d’Israël à propos de la guerre de 1948. Bien qu’il s’agisse d’une sorte de contre-récit, au début du livre, Morris semble poursuivre en partie l’analyse stéréotypée souvent adoptée par (la plupart) des chercheurs juifs israéliens sur la société de la Palestine mandataire.

Il explique le triomphe du sionisme en 1948 en fonction de ce qu’il appelle la « fatale faiblesse de la société arabe palestinienne », qu’il a attribuée au « manque d’institutions de gouvernance et [à cause des] normes et traditions ». Il explique que « les Arabes de Palestine, toujours coincés dans des perspectives politiques centrées sur le village, n’avaient aucune sensation d’une identité nationale ou culturelle particulière qui les distingueraient, disons, des Arabes de Syrie, du Liban ou d’Egypte ». Ceci me semble être une déclaration audacieuse, et radicale pour un récit historique. Je ne peux qu’imaginer feu mon grand-père, villageois, levant ses sourcils d’étonnement à l’écoute d’une telle déclaration.

Morris semble ne pas s’intéresser (ou peut-être incapable) d’expliquer les caractéristiques sociétales sur lesquelles il construit son argument central. Apparemment, ce sont des caractéristiques naturelles (primitives) qui ont entravé la formation d’une société palestinienne cohérente et politiquement consciente, contrairement aux Juifs européens naturellement cohérents et nationalement conscients. Pour une oreille palestinienne, Morris parle comme un anthropologue orientaliste, mais non sans de sérieuses implications politiques. Autrement dit, le manque d’unité et de cohésion chez les « Arabes de Palestine » et leur identification aux pays arabes environnants ne pouvait signifier qu’une chose : un manque de conscience politique. Et devinez qui manque de conscience politique ? Ceux qui manquent de sentiment national.

D’autres « nouveaux historiens » juifs israéliens ont été plus modérés, ils n’ont pas entièrement effacé l’identité palestinienne. Au lieu de cela, ils l’ont établie à travers une perspective sioniste – qui, assez ironiquement, est ce à quoi la majeure partie de la nouvelle historiographie était censée s’opposer. Le Palestinialisme est devenu un sous-produit du Sionisme. Certains ont même fait remarquer que dans le processus de création d’un nationalisme juif, le sionisme en a créé deux. Ce qui veut dire que, ce n’est qu’à cause de la menace externe du sionisme que les « Arabes de Palestine » ont acquis un sentiment de conscience nationale.

C’est une affirmation violente, offensante et purement et simplement arrogante. Elle n’est pas plus fondée, et encore moins justifiée, que celle de certains Juifs israéliens qui « m’ont mis au défi » de pouvoir nommer un leader palestinien avant Arafat. Oui, sérieusement, on m’a posé cette question à de multiples occasions. Et presque à chaque fois, j’ai été paralysé à la simple hypothèse que nous Palestiniens n’étions qu’une anomalie historique qui a surgi 1948. Comme si nous étions par définition une réaction, jamais une action, qui n’a jamais existé avant que la mission civilisatrice sioniste ne décolle. Comme si nous étions simplement des Arabes, de simples vagues Arabes à dos de chameaux, et que le sionisme nous aurait donné le sentiment d’être notre propre identité unique, d’être des Palestiniens.

Oui, nous sommes des Arabes, mais pas autant que vous le pensez que nous le sommes, ni de la manière dont vous nous percevez ou voulez que nous le soyons. « Palestinien » est le mot, Arabe est juste une extension de notre identité, comme Européen pour le Français ou Asiatique pour le Chinois. Alors, s’il vous plaît, ne nous appelez pas comme vous voulez que nous soyons. S’ils vous plaît, ne nous appelez pas « Arabe ».

Emad Moussa est une universitaire palestinienne-britannique en psychologie sociale qui se concentre principalement sur le conflit israélo-palestinien.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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