Quelques réflexions sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme rendu dans l’affaire Baldassi c. France : l’appel au boycott est protégé par la liberté d’expression

Par François Dubuisson, le 11 juin 2020

Dans un très important arrêt rendu ce 11 juin, la Cour européenne des droits de l’homme a, à l’unanimité des 7 juges, condamné la France pour avoir violé la liberté d’expression en condamnant pénalement des militants qui avaient appelé au boycott des produits en provenance d’Israël, pour protester contre les violations des droits des Palestiniens commises par cet Etat. La Cour tranche ainsi une question très débattue sur la légalité des appels citoyens au boycott et l’application à ces appels de législations réprimant les incitations à la discrimination, en fonction de l’origine nationale. En France en particulier, ordre avait été donné au parquet de poursuivre les appels au boycott des produits israéliens, et les procédures avaient abouti à des jurisprudences assez disparates, certains juges relaxant les prévenus au nom de la liberté d’expression, tandis que d’autres décidaient que toute exhortation à différencier l’achat des produits en fonction de leur origine géographique constituait une discrimination prohibée, position finalement validée par la Cour de cassation.

En l’espèce, onze militants se réclamant du mouvement BDS, avait été condamnés pénalement pour une action menée dans des grandes surfaces en 2009 et 2010, au cours de laquelle ils avaient distribué des tracts appelant les clients à ne pas acheter des produits importés d’Israël. Le recours introduit devant la CEDH portait à la fois sur une violation du principe de légalité (article 7 de la Convention) et de la liberté d’expression (article 10).

La Cour écarte assez rapidement le premier grief relatif au principe de légalité, en soulignant le fait que la législation française relative à la discrimination (articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et articles 122-4, 225-1 et 225-2 du code pénal) avait déjà, au moment des faits, été l’objet d’une interprétation de la Cour de cassation française indiquant qu’elle s’appliquait aux appels au boycott de produits en fonction de leur origine nationale, et que les poursuites pénales visant les militants avaient dès lors un fondement légal suffisamment prévisible. C’est donc sur l’aspect relatif à la liberté d’expression que la Cour consacre l’essentiel de ses développements et que l’arrêt rendu apporte des réponses substantielles.

Sur le plan des principes, après avoir rappelé les grandes lignes de sa jurisprudence sur les contours de la liberté d’expression, la Cour se prononce sur deux questions préalables : la protection de l’appel au boycott et la pertinence de l’arrêt rendu par la CEDH dans l’affaire Willem c. France, qui avait déjà abordé la question de la condamnation du boycott des produits israéliens. La Cour affirme tout d’abord que « le boycott est avant tout une modalité d’expression d’opinions protestataires » et qu’à ce titre il « relève donc en principe de la protection de l’article 10 de la Convention ». Elle relève néanmoins que, « en ce qu’il combine l’expression d’une opinion protestataire et l’incitation à un traitement différencié de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, [le boycott] est susceptible de constituer un appel à la discrimination d’autrui ». Elle n’en conclut pas moins que « toutefois, inciter à traiter différemment ne revient pas nécessairement à inciter à discriminer ». Ce n’est donc qu’en conséquence d’éléments précis, notamment du type de discours utilisé et des comportements adoptés, que l’appel au boycott pourrait dégénérer en appel à l’intolérance. Ensuite, la Cour écarte la pertinence pour l’affaire en cause de la décision rendue dans l’affaire Willem c. France, qui avait pourtant servi de fondement à de nombreuses condamnations par le juge français et à la position de la Cour de cassation. Elle souligne que l’arrêt qui avait jugé justifiée la condamnation d’un maire ayant annoncé que sa commune n’achèterait plus de produits israéliens reposait principalement sur la qualité d’autorité publique de M. Willem et de l’utilisation de pouvoirs attachés à cette qualité, éléments totalement absents dans le cas d’espèce : d’une part, « les requérants sont de simples citoyens, qui ne sont pas astreints aux devoirs et responsabilités rattachés au mandat de maire, et dont l’influence sur les consommateurs n’est pas comparable à celle d’un maire sur les services de sa commune. ; d’autre part, c’est manifestement pour provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés que les requérants ont mené les actions d’appel au boycott qui leur ont valu les poursuites qu’ils dénoncent devant la Cour ».

La Cour examine dès lors les circonstances et les modalités des appels au boycott, pour ensuite évaluer si le juge français a basé sa décision sur des motifs tenant suffisamment en compte les impératifs de la liberté d’expression. Elle observe que les requérants n’ont pas été condamnés pour racisme ou antisémitisme, ni pour des actes de violence, et que leur action a été menée sans violence ni dégâts. Le seul élément reproché est l’appel à différencier, pour des motifs politiques, entre produits originaires d’Israël et les autres produits. A cet égard, la Cour relève que « tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, le droit français interdit tout appel au boycott de produits à raison de leur origine géographique, quels que soient la teneur de cet appel, ses motifs et les circonstances dans lequel il s’inscrit ». Elle reproche ainsi au juge français d’avoir appliqué la loi de manière automatique, sans analyser de manière spécifique les actes et les propos tenus, ni expliquer en quoi une condamnation s’avérait « nécessaire dans une société démocratique ». Une analyse approfondie était d’autant plus indispensable que « les actions et les propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale ». De plus, l’appel au boycott s’inscrit dans « l’expression politique et militante », domaine dans lequel l’article 10 de la Convention « ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression ». La Cour conclut ainsi que « par nature, le discours politique est source de polémiques et est souvent virulent. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépasser. Tel est aussi, s’agissant de l’appel au boycott. »

A l’unanimité, la Cour condamne donc la France pour violation de la liberté d’expression des militants BDS. Il résulte donc de cet arrêt, qui reste susceptible d’appel, que le principe même de l’appel au boycott des produits originaires d’un Etat en vue de protester contre des violations du droit international qui lui sont imputées est pleinement validé comme relevant de la liberté d’expression et qu’il ne peut, comme tel, être jugé discriminatoire. Ce n’est que si des éléments de discours ou des comportement précis, susceptibles d’inciter à la haine ou à la discrimination, sont identifiés qu’une condamnation sur la base d’une législation pertinente pourrait être considérée justifiée par des « motifs pertinents et suffisants ». Cela signifie également que l’association faite parfois entre le mouvement BDS et l’antisémitisme est rejetée de manière catégorique par la Cour européenne.

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