Ma grand-mère, icône de la résilience palestinienne

Par Mohammed El-Kurd, le 1er juillet 2020

Au cours de ses 103 années de vie, ma grand mère, Rifqa el-Kurd a survécu à la Nakba, à l’occupation et à l’annexion, et n’a jamais cessé de lutter pour la justice.
Rifqa al-Kurd. (Twitter: Amany Khalifa)

Ma grand-mère est décédée le mardi 16 juin. Elle avait 103 ans. Un de mes poèmes, « C’est pour ça qu’on danse », commence par « La maison, dans ma mémoire, est un canapé vert et usé / Et ma grand-mère dans chaque poème ».

Chaque jour, après l’école, ma grand-mère m’accueillait à la porte avec des fleurs de jasmin enveloppées dans des kleenex. J’ai grandi dans sa sagesse, et ma poésie en était le reflet. Elle est l’axe de mes actions, l’orchestrateur de ma cadence. Elle est le reflet de ma poésie et de ma praxis. Il y a un mois, j’ai encore écrit un poème à son sujet, « La blague la plus drôle de tous les temps », où je dis : « Je crains que ce poème ne devienne un éloge funèbre en temps réel. »

Ma grand-mère a vécu des guerres et d’autres encore. Plus ancienne qu’Israël lui-même. Pour cela, elle a été saluée comme « l’icône de la résilience palestinienne » par les habitants de Jérusalem. Lors de la Nakba de 1948, elle a quitté sa maison de Haïfa méticuleusement nettoyée, ne sachant pas qu’elle la préparait pour ceux qui

allaient la coloniser. Réfugiée, rejetée de ville en ville avec ses enfants, elle s’est finalement installée à Jérusalem, pour être alors confrontée à la Naksa – l’occupation des terres arabes par Israël après la guerre de 1967, suivie de l’annexion de Jérusalem et, dans ses derniers jours de vie, de l’annexion imminente de la Cisjordanie. Elle est décédée dans le chaos du « deal du siècle » et des projets d’Israël de pérenniser la soumission des Palestiniens et d’appeler cela un État. Son militantisme l’a conduite de salles d’audience en manifestations et à l’hôpital. Infatigable, elle a travaillé et travaillé jusqu’à ce que la survie soit une drôle d’histoire à raconter avec ce qu’il reste de la famille.

En 2009, des colons israéliens, parés de sacs à dos comme pour un week-end de camping, sont entrés dans nos maisons à Jérusalem-Est, escortés par la police israélienne. Ils ont prétendu que notre maison était la leur. Après une bataille tumultueuse avec deux comités de colons dans des tribunaux israéliens, les colons ont saisi la moitié de notre maison. Leur prise de contrôle s’inscrivait dans une tentative plus large de nettoyage ethnique de l’ensemble du quartier de Sheikh Jarrah. Nous faisions partie des 180 familles palestiniennes sous le coup d’un ordre d’expulsion des tribunaux israéliens, qui prétendaient que nos maisons étaient construites sur des terres israéliennes. Nous avons vu la famille Ghawi expulsée de sa maison, en face de chez nous, installer un camp de fortune dans la rue, sur leurs terres où les Israéliens s’étaient installés.

Enfant, j’ai vu ma grand-mère, âgée d’environ 80 ans à l’époque, comme combattante pour la liberté, plus qu’une une ambulance à elle seule, soigner des manifestants gazés, avec yaourt et oignons. En 2009, je l’ai vue se mobiliser physiquement contre des colons israéliens lourdement armés et à l’accent américain, avec la police dans notre cour, revendiquant notre terre comme étant à eux par décret divin. Comme si Dieu était un agent immobilier.

Comme les Israéliens ont emménagé dans la moitié de la maison, séparés de ma famille uniquement par des cloisons sèches, la confiscation de notre maison en 2009 a été très médiatisée et la maison est donc devenue un centre international vers lequel des activistes de la solidarité aussi bien que des progressistes curieux ont fait des pèlerinages. Mais ma grand-mère a refusé d’être un cas humanitaire aux yeux de spectateurs. Ce n’était pas une femme désemparée. Elle avait toujours des sujets de discussion prêts et des faits historiques. Elle demandait à certains visiteurs : « Êtes-vous américain ? » avant de leur faire savoir que les États-Unis étaient en grande partie responsables de notre situation de sans-abri et d’apatrides. Elle disait la même chose aux Anglais. « Nous ne voulons pas de votre sympathie, nous voulons votre action », disait-elle. Intacte, son art de la répartie.

Ma grand-mère a souffert de démence pendant un an avant sa mort. Mais bien qu’elle ait parfois oublié mon nom, ses convictions politiques sont restées intactes. Les atrocités dont elle a été témoin ont recouvert son subconscient. A tel point que, dans le délabrement de sa mémoire, ses récits de la Nakba étaient encore très détaillés, ses commentaires lancés au journal télévisé, cohérents et complexes.

Son esprit aussi est resté intact. En juillet dernier, en visite chez ma tante à Naplouse, ma grand-mère ne savait pas où nous étions et a demandé comment nous allions rentrer à Jérusalem. « Sur nos vélos », lui ai-je répondu en plaisantant. « Tu prends ton vélo et je viens sur mon cheval », a-t-elle rétorqué. Inébranlable, son sourire.

En vérité, je ne suis pas prêt à faire son éloge. Même en écrivant cela, j’ai du mal avec les temps. Il y a des gens qui ne peuvent pas exister au passé. Pendant cent ans, elle a marché sur une corde raide entre la fierté et le respect de soi. Ma grand-mère m’a appris tout ce que je sais sur la dignité. Elle m’a appris à lancer mes phrases comme des missiles. Comment être résilient. Même face à l’expulsion, aux sanctions pécuniaires, aux dizaines de procès et aux menaces d’emprisonnement, elle a persisté. « Je n’accepterai de quitter Sheikh Jarrah que pour retourner dans ma maison de Haïfa que j’ai été forcée de fuir en 1948 », a-t-elle déclaré, réclamant son droit au retour.

Je ne sais pas quand je digérerai sa mort. Je suis actuellement à Atlanta, et la Palestine à des milliers de kilomètres, une réalité de l’apartheid, et une pandémie à distance. Je ne sais pas quand je pourrai y retourner. Il va sans dire que l’absence d’un adieu est déchirante. Il n’y a pas assez de poésie ni d’explication pour quantifier ce chagrin et je vais donc l’épargner.

Le jour où elle est morte, les média sociaux ont été omniprésents pour exprimer leurs condoléances. Les blogs et les média ont pleuré la mort du « jasmin de Palestine », et tout comme les arbres, ma grand-mère est morte debout. Elle a lutté. J’avais l’espoir de publier mon premier recueil de poésie, Rifqa, pour l’honorer de son vivant. Pour l’immortaliser. Cependant, je suis certain que la Palestine ne laissera pas mourir son icône de la résilience. Il y a des gens qui ne meurent tout simplement pas. Je peux déjà imaginer son visage ridé reproduit dans les alignements de pierres de la vieille ville. Je sais que ses racines sont enchevêtrées sous chacun de mes pas.

Il y a quelques années, ma grand-mère et moi avons regardé des hommes prêcher la patience à la télévision. « Soyez patients ! Car après la patience vient le soulagement ! » Ma grand-mère a répondu : « Après la patience vient la tombe ! »

Pendant 100 ans, elle a réclamé justice. Et tout comme James Baldwin, qui ne pouvait pas vivre 60 ans de plus pour voir le « progrès » qu’on lui promettait constamment, cela a pris le temps de vie de ma grand-mère. Nous n’avons pas encore vu les fruits de nos sept décennies de patience.

J’ai le cœur brisé parce qu’elle est morte sans avoir vu une Palestine libre, même si je lui promets que les petits-enfants n’ont pas oublié. Ce combat est une révolution jusqu’à la victoire. Rifqa l’a incarné jusqu’à son dernier souffle.

Ce fut le dernier poème que j’ai écrit pour ma grand-mère de son vivant.

La blague la plus drôle de tous les temps

Rifqa m’a pris mes cocktails molotov

si ce n’est une métaphore

ils feraient un joli vase pour du jasmin

un bon jazz pour le dîner

où la révolution est mise en sourdine à la télé

pour faire place au dysfonctionnement familial

Au fil des années ses doigts mincirent

ses veines comme la vigne

les vérandas requéraient moins d’errance

Et Teta renonça à la télécommande.

Je crains que ce poème ne devienne un éloge funèbre en temps réel.

Un sheikh à l’écran bafouille sur le soulagement

C’est ce qui vient après la patience. Après la patience

il n’y a que la tombe, dit Teta.

Pourquoi bercer une centenaire

dont les réparties restent intactes?

Sa belle-fille ma mère

Est sa canne.

Quand elle n’est pas une métaphore, sa canne est

le bord d’un lit ou le bord d’une phrase

elle s’agrippe au concret et à l’esprit

sa canne

jamais un bâton pour les vieux, elle qui un jour a connu

des linceuls pourpres, qui un jour a connu

des nuages comme occupants du nez

ne baissera pas la tête. C’est un vrai combat

4h du matin et mes parents crient vers les hôpitaux

Teta est encore tombée. Son corps oui

Mais elle?

Elle va bien. Alhamdulillah. Cent ans

Sur la corde raide entre orgueil et respect de soi

J’ai grandi dans un cirque. J’ai grandi dans les urgences et la mort après les urgences

n’était pas ordinaire, aussi n’ai je jamais retenu mon souffle ni mes mains

L’espoir pour moi

était une issue inattendue, toujours

Teta avance fragile

elle est une colonne vertébrale droite, en théorie

j’ai hérité de son dos voûté

et de son intuition

En juillet dernier, elle m’a demandé comment on allait rentrer chez nous.

À vélo ai-je dit riant bêtement. Tu prends ton vélo et moi mon cheval.

Ses réparties intactes son petit sourire ineffaçable

J’affecte l’imagination à la mémoire

des molotovs dans des sacs Fendi

des tracts dans des souliers en python

des écharpes de soie masquant le ramage

un petit fils fasciné par deux révoltes: la mode

et la liberté

Teta se souvient de ce qu’il faut

des fusils dans des sacs de riz

des ventres grands ouverts

des femmes confondant oreillers et enfants

des hommes alarmant les rues jouant la fougue

des femmes dont les dieux ne répondent plus

des hommes émasculés par le statut de réfugié

elle ne se rappelle pas mon nom

la méchanceté est bien plus mémorable que le sang

elle se souvient sept décennies plus tard

de ce qui a fait de sa patrie une martyre la première fois

La conviction politique tient bon.

Des slogans étincellent son subconscient

Habibi? Pourquoi es-tu en Amérique?

Les études. Dieu te bénisse. Mohammed qui?

Pourquoi l’Amérique? Sois prudent! Dis leur

‘L’Amérique est la cause’. Dis leur ‘Buvez la mer’

Laisse les monter leurs plus grands chevaux

Jérusalem est à nous.

La meilleure blagues de tous les temps.

Mohammed El-Kurd est un poète national itinérant, de Palestine. Il suit actuellement les cours d’un master en poésie au Brooklyn College. Ses écrits sont sortis dans The Guardian, Al-Jazeera, et PINKO.

Traduction : SF, J Ch, SM, CG pour l’Agence Média Palestine

Source : The Nation

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