Par Anna Baltzer, le 8 décembre 2017
« Je me suis toujours considérée comme une personne juste, une personne qui cherche à bien faire, une pacificatrice. J’ai toujours essayé de rester neutre dans des situations conflictuelles, de rapprocher les gens plutôt de prendre parti. Je pensais que c’était cela, la bonne position morale. Mais j’avais tort. Nous entendons tout le temps parler de l’importance de la neutralité ; les reportages doivent être justes et équilibrés, nos opinions doivent être justes et équilibrées.
Un parfait exemple est la question d’Israël et de la Palestine. Oui, des Palestiniens ont été tués, mais aussi des Israéliens. C’est compliqué, entend-on dire. Est-ce que nous ne devrions pas être une force modératrice pour aider les deux côtés à se rapprocher plutôt que choisir un côté ?
J’ai dû remettre en question ces postulats lorsque je suis allée en Palestine voir par moi-même à quoi ressemblait la vie des Palestiniens sous occupation israélienne. J’ai découvert un système de routes distinctes avec de belles routes pour les colons juifs israéliens et des routes séparées pour les Palestiniens. J’ai réconforté une amie dont le bébé de 6 mois est mort lentement dans ses bras, d’une simple crise d’asthme, alors qu’ils attendaient pendant des heures à un checkpoint israélien que les soldats les empêchaient de traverser pour atteindre l’hôpital palestinien de l’autre côté. Je me suis tenue au pied du mur de béton de près de 8 m de haut qui sépare les Palestiniens de leurs propres familles, de leurs écoles, de leur travail, de leurs terres et tout autour de moi j’ai vu l’inspirante résistance populaire palestinienne et sa répression violente par Israël, une super-puissance militaire armée par mon propre pays, les États-Unis.
J’ai commencé à comprendre que ce qui se passait autour de moi était une partie intégrante du déplacement récurrent des Palestiniens autochtones et de leur remplacement par des Juifs israéliens. Je savais qu’Israël était prêt à me payer pour que je quitte les États-Unis et que je m’installe quand je le voudrais dans ces mêmes terres palestiniennes, simplement parce que je suis juive. Qu’est-ce que cela signifie pour moi de rester impartiale alors que je suis témoin de toutes ces injustices? À qui profite mon impartialité ? Il est devenu clair que la neutralité n’était pas un catalyseur de médiation ou de changement, mais exactement le contraire. Qu’elle maintenait le déséquilibre des forces exactement comme il était, laissant la balance pencher en faveur de ceux au pouvoir.
Le fait est que, comme beaucoup de Juifs américains, j’ai grandi en étant sioniste, c’est-à-dire que je soutenais l’existence d’un État juif dans la Palestine historique. Le récit de la manière dont ma grand-mère avait échappé à l’Europe nazie et l’assassinat de la majeure partie de sa famille ont été d’une grande importance dans ma formation. Je voulais tellement croire qu’un État juif pouvait être une bonne chose. J’étais une personne impartiale, me disais-je, je voulais la paix pour tout le monde, y compris pour les Palestiniens. Je ne savais pas à l’époque qu’une majorité juive en Israël ne pouvait exister que si on supprimait les Palestiniens, mais, tout au fond de moi, je savais qu’il y avait une contradiction entre les leçons importantes que m’avaient enseignées ma grand-mère et ce qu’Israël faisait aux Palestiniens en mon nom.
Eh bien, voilà une surprise. Quand je me suis enfin donné le droit de prendre parti et de rejeter le sionisme, j’ai ressenti une libération que je n’aurais jamais attendue. Une libération de ma peur de l’autre, une libération des contradictions et de la paralysie. Je m’étais inquiétée à l’idée de perdre beaucoup de choses, mais au contraire j’ai trouvé exactement ce que je cherchais : je n’étais pas en train de rejeter qui j’étais, j’étais en train de trouver qui j’étais.
Aujourd’hui, je veux vous encourager à vous donner à vous-même la permission de prendre parti. Faites-le et assumez-le, parce que c’est la bonne chose à faire. Et parce que votre propre libération en dépend.
Je dois reconnaître que la stigmatisation contre le fait de prendre parti n’est pas partagée par tous. En fait, les leçons que j’ai apprises sont totalement évidentes pour les personnes qui sont ciblées par la violence d’état, qui n’ont d’autre choix que de lutter pour leurs droits. Beaucoup d’entre elles ont mis
l’accent depuis des siècles sur les dangers de la neutralité, sans que des gens comme moi ne les écoutent. Aujourd’hui, je parle aux nombreuses personnes comme moi, restées neutres dans cette controverse : il est temps pour nous d’écouter, et d’agir.
Prendre parti signifie assumer ses responsabilités envers ceux qui sont opprimés, et non décider pour eux de ce dont ils ont besoin ou comment ils doivent l‘obtenir. Cela signifie répondre à leurs propositions d’action ; peut-être commencer une discussion avec votre famille et vos amis, ou vous engager dans une campagne comme celle de Boycott et désinvestissement [BDS]. Et, quand le moment arrive, sortir de notre zone de confort et aller dans la rue.
Laissez-moi vous poser une question : combien d’entre vous célébrez comme moi le Mouvement des droits civiques et vous imaginez-vous marchant main dans la main avec Dr [Martin Luther] King Jr de Selma à Montgomery ? Ou imaginez que votre maison aurait été un lieu d’accueil du « chemin de fer clandestin » pour les esclaves en fuite, malgré les risques personnels ? Le fait est qu’il est facile aujourd’hui d’être contre l’esclavage et contre les lois Jim Crow de 1960, mais nous oublions à quel point ces questions étaient controversées de leur temps. Nous oublions que le succès du mouvement des droits civiques n’est pas venu de la légitimation des deux côtés. Qu’on n’a pas mis un terme à l’esclavage en rapprochant les deux côtés. Un changement a eu lieu parce que des gens ont pris parti. Et ont pris des risques. Tout le monde peut célébrer le Dr King aujourd’hui. Mais il y a une question pour évaluer la probabilité que vous vous soyez vraiment trouvé là-bas avec lui : où vous situez-vous dans les combats de notre temps pour la liberté? Êtes-vous hardiment aux côtés des combattants de la liberté ?
J’ai trouvé le Selma d’aujourd’hui quand les soulèvements de Ferguson ont éclaté, non loin de ma maison à Saint Louis, après que la police a tué un jeune Noir sans armes, Michael Brown Jr. Une communauté en deuil, s’engageant dans les tactiques bien établies de protestations et de désobéissance civile, s’est retrouvée face à une police et des gardes nationaux militarisés, munis d’armes et de gaz lacrymogènes, soutenus à tous les niveaux par les pouvoirs institutionnels. J’ai fini par comprendre que l’assassinat de Mike Brown se situait dans un contexte national plus vaste, dans lequel les Noirs de notre communauté sont régulièrement arrêtés et souvent tués par la police, sans que celle-ci soit presque jamais tenue pour responsable. Les Noirs risquent quatre fois plus que les Blancs d’être tués par la police, plus de cinq fois plus d’être emprisonnés, le plus souvent pour des faits concernant la drogue, alors que statistiquement autant de Blancs que de Noirs consomment des drogues et que les Blancs sont plus nombreux que les Noirs à en vendre. Lorsque Mike Brown a été tué, Ferguson avait une police presque entièrement blanche qui contrôlait et arrêtait presque exclusivement des Noirs, alors que, selon leurs propres registres, les Blancs contrôlés étaient plus fréquemment porteurs de drogues et d’armes que les Noirs.
Ces faits ne sortent pas de nulle part. J’ai appris que notre système de police est le prolongement du système utilisé pour rattraper les esclaves, un exemple de la manière dont un héritage national de suprématie blanche continue jusqu’à aujourd’hui. Et par un travail sur moi-même, j’en suis arrivée à voir comment je bénéficie personnellement du racisme et comment j’ai été socialisée pour être raciste. Et même si je n’ai pas choisi cette socialisation, j’ai dû travailler pour la désapprendre. Dans un système inégalitaire, nous sont accordés différents niveaux d’accès, d’opportunités, de pouvoirs, souvent depuis le jour où nous sommes nés. Nous ne sommes pas coupables à cause des cartes qui nous ont été distribuées. Mais elles nous forcent à reconnaître la réalité : dès le début, que nous choisissions d’agir ou non, nous n’avons jamais été neutres. La neutralité est une confortable illusion.
Dans les rues de Ferguson, j’ai vu la clé de notre libération collective. Parce que la suprématie blanche nous déshumanise tous. Elle tue les Noirs, les Métis et les Amérindiens rapidement, et elle tue les Blancs lentement. Nos libérations sont entremêlées, de même que la libération des Juifs l’est avec celle des Palestiniens. Quand nous sommes ensemble, du même côté, pas en coexistence, mais en co-résistance à l’injustice, nous revendiquons notre humanité.
Et donc quelle est la clé pour choisir le bon côté quand il s’agit des enjeux controversés d’aujourd’hui ? C’est simple, il y a une clé en or pour cela : regardez qui a le pouvoir et qui ne l’a pas. Et choisissez le côté de ceux qui ne l’ont pas, de ceux qui cherchent à obtenir les droits que les autres considèrent comme allant de soi. Au lieu de parler d’égalité abstraite, nous devons parler d’équité. L’égalité consiste à traiter tout le monde de la même manière, l’équité consiste à reconnaître le déséquilibre et à agir pour le compenser, en élevant ceux qui ont été maintenus en bas et en nous mettant de leur côté. Quand nous disons : « La vie des Noirs compte » [Black Lives Matter], ce n’est pas parce que nous n’estimons pas la vie des autres, c’est parce que dans le monde d’aujourd’hui, la vie des Noirs a été dévaluée et qu’il est nécessaire d’affirmer sa valeur. Toutes les vies comptent. Mais toutes les vies ne sont pas sous la menace quotidienne de la police. Quand nous disons : « Liberté pour les Palestiniens », ce n’est parce que nous ne voulons pas que les Israéliens soient libres, c’est parce la liberté dont les Juifs israéliens jouissent chaque jour est déniée aux Palestiniens.
Il suffit d’une petite masse critique pour changer le cours de l’histoire. Donc allez-y, risquez le changement, prenez parti. Et je ne parle pas de prendre parti pour un groupe ethnique ou racial contre un autre, je parle de prendre parti pour la justice, pour l’histoire. Vous serez surpris de trouver exactement ce que vous avez toujours cherché. Parce que prendre parti est la meilleure chose qui puisse nous arriver à tous, qui nous permette de nous réaliser comme la personne que nous voulons être, pour nos voisins, nos enfants, notre propre intégrité. Prenez parti parce que ceci est le combat de notre vie. Merci. »
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : Facebook / Agence Média Palestine