Par Michael Sfard, le 9 juillet 2020
Le 1er juillet est passé sans annexion, tout comme les jours suivants. Nous assistons peut-être à l’évaporation de la politique la plus téméraire de la droite dans le conflit israélo-palestinien, une politique dont les plus grands partisans d’Israël ont averti qu’elle allait le transformer en un État d’apartheid. La suppression de l’annexion de l’ordre du jour supprime-t-elle aussi le danger de l’apartheid ?
Malheureusement, la réponse est non. Ces derniers mois, j’ai étudié la question en profondeur et, dans un avis juridique que j’ai rédigé pour le groupe de défense des droits Yesh Din, je suis arrivé à une conclusion démoralisante sur la pertinence de ce terme pour décrire le type de contrôle exercé par Israël en Cisjordanie. Oui, même sans annexion.
Le mot « apartheid » est utilisé de diverses manières dans différents contextes ; la signification de ce terme dans l’arène publique n’est pas identique à sa signification en science politique, en histoire et en droit.
Dans la sphère juridique, « apartheid » est un terme qui désigne un type de régime et un crime international. Autrefois idéologie d’un régime à un moment et en un lieu précis du XXe siècle, l’apartheid est aujourd’hui un terme désignant un crime international constituant un crime contre l’humanité. Le crime d’apartheid est défini dans deux conventions internationales dont l’une est le Statut de Rome, qui codifie les activités de la Cour Pénale Internationale de La Haye.
Bien que l’origine de l’apartheid soit historiquement liée au régime raciste d’Afrique du Sud, il s’agit désormais d’un concept juridique indépendant ayant une vie propre et pouvant exister sans être fondé sur une idéologie raciste. Le crime d’apartheid est défini comme « des actes inhumains … commis dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématiques par un groupe racial sur un ou plusieurs autres groupes raciaux et commis dans l’intention de maintenir ce régime ».
En d’autres termes, l’apartheid est un régime qui, en utilisant tous les outils à sa disposition – droit, politique, pratique – crée la supériorité d’un groupe et impose une infériorité à un autre ; ce régime se manifeste généralement par une discrimination institutionnelle concernant les droits et les ressources. Contrairement à la croyance populaire, en droit international, un groupe racial est défini en fonction de classifications sociopolitiques et non biologico-génétiques, de sorte que la définition englobe l’origine nationale ou ethnique. Il ne suffit pas d’imposer une infériorité à un tel groupe ; une condition de la commission du crime est que la supériorité ne soit pas temporaire mais qu’elle soit conçue pour être permanente.
C’est pourquoi le droit international criminalise les « actes inhumains » commis contre le groupe inférieur dans le but de préserver le contrôle du groupe supérieur sur celui-ci. Il faudrait éteindre les lumières, se boucher les oreilles et fermer les volets pour éviter de conclure que le régime israélien en Cisjordanie est un régime d’apartheid et que l’annexion ne ferait que l’approfondir et l’étendre.
Une statistique choquante
Au cours des 53 dernières années, Israël a maintenu la Cisjordanie sous occupation militaire. Toute occupation, y compris celle d’Israël, est par nature un système de contrôle forcé de personnes dont les droits civils sont suspendus, qui ne peuvent pas voter, être élues ni être représentées dans les institutions où se décide leur avenir.
Mais Israël a choisi de coloniser le territoire avec ses citoyens ; en cinq décennies et demie, des centaines de milliers d’entre eux s’y sont installés. Ainsi est née une situation dans laquelle deux groupes vivent sous le même régime, l’un avec des droits et des privilèges, un pouvoir et une représentation politiques, et l’autre sans aucune présence politique dans les institutions qui le gouvernent.
Le résultat est exactement ce que l’interdiction de construire des colonies devait empêcher : toutes les ressources du territoire vont au groupe occupant aux dépens de la communauté occupée. Ainsi, au fil des ans, 99,76 % des terres publiques allouées par l’administration civile israélienne en Cisjordanie ont servi à des fins israéliennes, avec moins de 0,25% alloués à l’usage des Palestiniens. Cette statistique choquante est d’autant plus affligeante que, dans le même temps, Israël a dépossédé les villages palestiniens de plus d’un million de dounams (près de 100 000 ha) de terres qu’ils utilisaient et qui étaient prévues pour leur développement.
Depuis 1967, 130 colonies (et une centaine d’avant-postes en plus) ont été construites en Cisjordanie, et à part un quartier pour les Bédouins expulsés de force de la zone de Mishor Adumim, et la ville de Rawabi, qu’Israël a permis à l’Autorité Palestinienne de construire, aucune nouvelle localité n’a été créée pour les Palestiniens. Les villages palestiniens des zones peu peuplées qu’Israël a visées sont devenus la cible d’une politique de déracinement, menée par le refus d’accorder des permis de construire et par de fréquentes démolitions (principalement dans les collines du sud d’Hébron, la vallée du Jourdain et la zone de Jérusalem).
Les Israéliens bénéficient de généreuses allocations d’eau, de franchises pour l’exploitation de ressources naturelles et d’un accès aux sources naturelles, aux sites archéologiques et aux réserves naturelles. Parallèlement à tout cela, Israël a créé un double système juridique dans lequel une loi s’applique à un Palestinien et une autre à un Israélien. Les Israéliens bénéficient des avantages et des protections d’une grande partie du droit israélien moderne, tandis que les Palestiniens luttent sous le poids d’injonctions militaires oppressives.
De nombreux actes inhumains
Ainsi, les Palestiniens n’ont pas le droit de manifester, mais les colons oui. Ainsi, un Israélien en difficulté avec la loi sera jugé par un tribunal civil où son droit à une procédure régulière est garanti, tandis que son voisin palestinien accusé du même délit sera jugé par un tribunal militaire, dans lequel la procédure ne se déroule même pas dans sa langue. Ainsi, un Israélien est libre de voyager à l’étranger, tandis qu’un Palestinien a besoin d’un permis de l’armée.
Toute politique de dépossession, toute pratique de séparation (physique et légale), toute prévention du développement et tout transfert forcé de Palestiniens constituent des « actes inhumains », comme le montre la définition du crime d’apartheid. Tous visent à établir de façon permanente le régime de contrôle et d’oppression des Palestiniens et n’ont rien à voir avec la sécurité – le prétexte israélien de base pour toute violation des droits des Palestiniens.
Dans l’ensemble, les actions d’Israël en Cisjordanie depuis 1967 fournissent des preuves solides de l’intention de perpétuer le contrôle israélien sur le territoire, et donc sur la population qui s’y trouve. Si cela devait être prouvé devant un tribunal, ce serait considéré comme un cas facile.
Et si les actes d’Israël ne suffisaient pas, les mots se sont joints à eux ces dernières années. La politique officielle ambitionnant l’annexion, qui est sortie du placard après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, fait voler en éclats l’alibi que les gouvernements israéliens brandissaient jusqu’en 2015 pour réfuter l’accusation d’apartheid : Nous n’avons ni l’intention ni le désir de régner sur les Palestiniens, la situation est temporaire.
C’est ce que nous avons toujours affirmé : dès qu’il y aura un partenaire, nous négocierons, nous parviendrons à un accord et nous ferons nos adieux aux Palestiniens. C’est exact ? Faux. Une fois qu’Israël s’est positionné officiellement en vue de l’annexion – pour perpétuer son pouvoir par la force – il a perdu ce maigre alibi, qui pouvait difficilement couvrir toutes ses actions, de toute façon.
L’apartheid a été érigé en crime afin de défendre le cœur de la moralité humaine telle qu’elle a été définie après la Seconde Guerre mondiale : la notion de notre humanité commune. Un régime qui nie et subvertit cette idée est un régime illégitime auquel il faut mettre fin.
Nous, Israéliens, ne sommes pas tous coupables du crime d’apartheid, mais nous en sommes tous responsables, et il est de notre devoir de mettre fin à ce crime commis en notre nom – pour notre bien, pour le bien des générations futures, et pour un avenir fondé sur l’idée juive fondamentale selon laquelle tout être humain est créé à l’image de Dieu.
Michael Sfard, avocat spécialisé dans les droits de l’homme, est le conseiller juridique du groupe de défense des droits Yesh Din.
Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine
Source : Haaretz